Critiques Littéraires
Pierre
Salducci
Il fut un temps où au Québec, on respectait un
peu mieux les artistes et les intellectuels de passage chez
nous. L’accueil qui a été réservé
à l’écrivain, peintre, journaliste, Erik
Rémès, dimanche 27 avril, sur les ondes de Radio-Canada
dans le cadre de l’émission Christiane Charrette
en direct, n’était pas digne des participants réunis
sur le plateau.
Dès les premières minutes, Christiane
Charrette, qui s’est définie elle-même comme
« une pauvre hétéro coincée »,
avait décidé d’illustrer clairement son étroitesse
d’esprit et les limites de sa capacité de compréhension
du monde. Alors que Erik Rémès parlait de son amant
en disant « mon mari », celle-ci lui a rétorqué :
« Vous avez un mari ? Vous êtes sa femme ! »
D’emblée, ça partait mal. Méprisante
envers toute la communauté gaie, Christiane Charrette avait
donné le ton et on voyait bien que le respect ne serait
pas au rendez-vous.
Et malheureusement, parmi tous les invités,
c’est le comédien gai Yves Jacques qui s’est
montré le plus désobligeant et le plus grossier.
Ses interventions étaient tout à fait déplacées
et décevantes. On ne se serait jamais cru en 2003. Comment
peut-on en arriver là ? Que sont devenus le droit
à la différence, les qualité d’écoute
et de respect qu’on revendique pourtant si énergiquement
ici ?
Quand Yves Jacques nous fait honte
En effet, Yves Jacques est intervenu dès
le début du débat en lançant toute une série
d’inepties. Il a d’abord prétendu que « Ici,
il n’y a pas de backroom. » Avant d’ajouter
que les backrooms sont « la pire chose au monde »
ce qui est une affirmation bien moralisatrice que tout le monde
ne partage pas. Désolé de faire de la peine à
monsieur Jacques, mais les backrooms existent à Montréal.
Elles sont différentes de par le passé et dans des
endroits différents, mais elles existent.
Par ailleurs, ce n’est pas tant la question
des backrooms qu’il faut considérer, mais celle
du type de rencontres qui y sont associées. Et tout le
monde sait que ce type de rencontre s’est beaucoup transféré
sur Internet grâce aux sites, aux chats et aux services
de petites annonces. Au Québec comme ailleurs. Le marché
du sexe sans préservatif y est fleurissant. Les saunas,
les lieux de rencontres anonymes et les partys privés
prennent ensuite la relève des rendez-vous qui sont organisés
sur le web.
Yves Jacques est un ignorant et ça se
voit. S’il se tenait un peu plus au courant de ce qui
se passe dans sa communauté, il saurait que tout ce qu’a
raconté Erik Rémès est vrai, que cela se
passe aujourd’hui même et ici aussi. Et il l’aurait
soutenu au lieu de l’agresser. Il suffit d’ouvrir
les yeux au lieu de faire sa vierge offensée. On peut
ne pas être d’accord avec tout ça, ne pas
vouloir en faire la promotion, mais dire que ça n’existe
pas, c’est mentir et c’est grave.
Le comédien a prétendu qu’Erik
Rémès avait une « image dépassée
de l’homosexualité » alors que c’est
visiblement Yves Jacques qui est dépassé. Quand
on est coupé du monde au point d’ignorer ce qui existe
sous nos yeux, mieux vaut ne pas essayer de témoigner à
la place des autres et mieux vaut se taire plutôt que de
raconter n’importe quoi.
Erik Rémès est un artiste, un
écrivain et un penseur. C’est Radio-Canada qui
l’a invité, ce n’est pas lui qui a demandé
à venir. La moindre des choses est de respecter un minimum
sa démarche artistique et de l’écouter jusqu’au
bout. Il y a beaucoup à apprendre de son expérience.
Grâce à lui, on pourrait revoir certaines approches
de la prévention et éviter peut-être de
nouvelles contaminations.
Mais personne n’a su se saisir de cette
chance. Sans compter que si on ne voulait pas l’entendre,
pourquoi être allé le chercher en France et avoir
dépensé autant d’argent pour ça ?
Radio-Canada lui a payé son voyage, tous ses frais, pour
qu’il puisse venir s’exprimer ici et présenter
ses idées. Et à quoi a-t-il eu droit ? Des insultes,
du mépris, des doutes. Personne ne l’a laissé
parler. Quel était le but dans tout ça ? Se défouler
sur un intellectuel étranger parce qu’on n’ose
le faire sur personne entre nous ? Ce n’est pas une façon
d’agir.
Le moment le plus horrible de cette pitoyable
bouffonnerie a très certainement été celui
où Yves Jacques a coupé la parole à Erik
Rémès pour lui balancer « Retournez chez
vous ! » devant tout le monde, en direct, en plein
studio. Quel accueil, vraiment ! Si un artiste québécois
se faisait dire la même chose sur un plateau de télévision
en France, imaginez le tollé que ce serait !
Et comme si ce n’était pas assez,
Yves Jacques a bombardé Erik Rémès d’une
pluie d’injures du plus mauvais goût. « Vous
êtes ridicule ! Vous êtes une espèce de
ringard franchouillard. » Et tout ça sans s’excuser
le moins du monde. Au nom de quoi ? De quel droit ?
Comment monsieur Yves Jacques peut-il s’autoriser à
jeter cela à la face d’un intellectuel reconnu et
d’un véritable artiste dont il n’a même
pas lu les livres ? On est retourné bien loin en arrière.
Cette attitude est d’autant plus décevante qu’on
était vraiment en droit de s’attendre à
autre chose de la part du comédien. Alors qu’il
aurait pu aider l’assistance à mieux comprendre
le message d’Erik Rémès, alors qu’il
aurait pu jouer le rôle de modérateur et sensibiliser
le public au problème du bareback, il a fait tout le
contraire. J’avais honte pour lui. Honte de son attitude.
Et de celle de tous les autres qui étaient là,
rassurés dans leur modèle de pensée, ces
soi-disant « artistes » et « penseurs »
qui assistaient à ça sans rien dire.
Mais ce n’est pas tout, au cours de cette
merveilleuse et débilitante émission, Yves Jacques
a eu le culot de déclarer que ce qui pourrait arriver
de mieux, c’est « qu’on ne fasse plus de gay
pride ». Là encore quel bel exemple d’intelligence
et de soutien à la communauté. Est-ce que c’est
la vision qu’il prône de l’homosexualité…
un retour au placard et à une homosexualité inavouée ?
Ces déclarations sont d’autant
plus graves que le comédien est porte-parole officiel
de l’organisme communautaire Gaie écoute. Comment
peut-il se balader en voiture en envoyant des tatas lors de
la Parade de la Fierté gaie et aller déclarer
ensuite sur les ondes de Radio-Canada qu’il n’est
pas en faveur de ce genre de manifestations ? Décidément,
après les bourdes de Daniel Pinard, on peut dire que
Gaie écoute choisit bien mal ses porte-parole…
Personnellement, je suis très choqué
par l’attitude d’Yves Jacques, son manque de respect,
sa vulgarité, son homophobie et sa xénophobie
affichée. Plusieurs personnes autour de moi, même
hétéros, se sont senties très mal à
l’aise aussi. Je suis scandalisé qu’une personnalité
gaie tienne de tels propos, qu’elle adopte un discours
de droite aussi strict et intransigeant, sans souci de la diversité
qui règne à l’intérieur de notre
communauté.
En coupant ainsi la parole de façon grossière
et insistante, Yves Jacques espérait nous inciter au boycott
de la pensée d’Erik Rémès, mais en
bout de ligne, c’est peut-être le comédien
lui-même qui risque de se faire boycotter.
Erik Rémès,
le héros
Il faudrait remercier Erik Rémès
pour son courage et l’opportunité qu’il nous
donne. Il est avec Guillaume Dustan le premier et le seul observateur
de la réalité du bareback. En écrivain
scrupuleux et témoin de son temps, il rend compte de
ce qu’il voit dans ses livres. Il nous informe. Il nous
avise. Car ce qu’il dit n’est pas de la fiction.
Le bareback existe. Il est partout. Chez les gais comme chez
les hétéros. Aux États-Unis, en France,
au Québec. Ce n’est pas un hasard si le taux de
contamination par le vih a augmenté de 8% aux États-Unis
dans les dernières années. Chez nous aussi, la
tendance est à la hausse. Alors quoi ? On continue de
se fermer les yeux entre bourgeois bien pensant et on fait comme
si ça n’existait pas ?
Et ce n’est pas que dans la communauté
gaie que ça se passe, loin de là ! En effet,
selon les plus récentes données, la majorité
des nouveaux cas de contamination se situe dans le groupe des
jeunes femmes hétérosexuelles.
Les organismes sida du Québec ne sont
pas aussi audacieux qu’Act Up. Ils commencent à
peine à parler du relapse - qui est un relâchement
occasionnel de la prévention - et ne considèrent
toujours pas l’existence du bareback qui est un abandon
volontaire du préservatif. Le nouveau et très
contesté directeur d’Action Séro Zéro
est allé déclarer au Journal de Montréal
que le bareback « reste un phénomène très
marginal et underground ». Comment peut-on refuser de
voir la réalité en face à ce point ?
Au lieu de tirer le signal d’alarme à
l’unisson avec Rémès, ce monsieur préfère
la langue de bois et pelleter dans la cour du voisin. Il devrait
pourtant savoir que bien des phénomènes qui commencent
de façon « marginale et underground », comme
il dit, finissent un beau jour par devenir énorme et
par nous péter en pleine face. N’est-ce pas d’ailleurs
le propre du sida ? On le croyait réservé à
quelques « marginaux underground » autrefois, et
regardons où on en est rendu aujourd’hui. Qu’est-ce
qu’attend Action Séro Zéro pour réagir
et dire la vérité aux médias et à
la population ? C’est assez de n’employer que des
mots timides et prudents, comme si tout le monde avait toujours
peur de choquer tout le monde.
Combien d’années faudra-t-il encore ?
Combien de personnes séropositives nouvellement infectées
dans des circonstances troubles avant de parler sérieusement
du bareback ? Pourquoi ne pas profiter de gens comme monsieur
Rémès pour le faire ? Faut-il toujours tout
sacrifier au politiquement correct ?
Erik Rémès n’est pas la
pour faire la promotion d’un genre de vie, pour prendre
position contre ceci ou pour cela. Il raconte, c’est tout.
Et il dit qu’il est bien placé pour parler puisqu’il
vit lui-même de telles choses. Il ne dit à personne
de faire comme lui. Il dit que ça existe. Grâce
à lui, nous sommes avisés d’une nouvelle
réalité. Si nous savons en tenir compte nous pourrons
prendre des mesures pour corriger cette situation ou parer ses
conséquences. Mais si nous faisons la sourde oreille,
la situation va perdurer en silence et cette pratique ne manquera
pas de se généraliser puisqu’elle n’est
jamais évoquée, nulle part.
Depuis la découverte du vih dans les années
80, tout a évolué dans le domaine du sida :
le virus, les traitements, les discours, les soins, les effets
secondaires, les mentalités…. Tout ! La seule
chose qui n’a pas évolué, c’est le discours
sur la prévention. Pas évolué d’un
pouce. On en est toujours aux mêmes vieilles peurs, aux
mêmes vieux réflexes et aux mêmes vieux raisonnements.
Ça ne se peut pas ! Les chiffres de la recrudescence
des contaminations nous montrent que cette sorte de prévention
est usée, qu’elle ne marche plus. Si tout a évolué
dans le milieu du sida, il faut que la prévention évolue
au même rythme.
Mais que peut vouloir dire « évoluer »
quand il est question de prévention de la contamination
par le vih ?
Eh bien, tout simplement, peut-être serait-il
temps d’arrêter de dire qu’on meurt encore du
sida puisque ce n’est plus tout à fait exact ?
Peut-être aussi serait-il temps d’arrêter d’associer
la séropositivité à la « transmission
de la mort » car ça ce n’est pas vrai
non plus et les 16 000 personnes vivant avec le vih au Québec
en sont la preuve vivante depuis des années ! Et je
ne crois pas que ces gens-là se considèrent avant
tout comme des morts en puissance…
Et puis, « évoluer », en
termes de prévention du sida, c’est peut-être
commencer à comprendre qu’après 20 ans d’épidémie,
il y a des gens qui sont tannés du préservatif
et qui ne sont tout simplement plus disposés à
en mettre. Il faut comprendre que malgré les beaux discours
qui prétendent le contraire et qui essaient de banaliser
le condom, la majorité des hommes qui doivent en porter
éprouvent une perte du plaisir et de l’érection
ce qui poussent certains à renoncer aux pratiques sécuritaires.
Il y a tant d’autres aspects que la prévention
devrait aborder et qu’elle garde pourtant tabou, comme
le goût du risque, les attitudes suicidaires, la quête
du sens de la vie. Enfin, je suis persuadé que certaines
personnes, au tournant des 40 ou 50 ans, font un calcul simple.
Ils se disent que même s’ils deviennent séropositifs,
la science leur permettra de finir leur vie normalement jusqu’à
70 ou 80 ans. La tendance au relâchement se fait alors
plus forte. Pourquoi aucune mesure de prévention n’est-elle
mise en place pour s’adresser particulièrement
à ces gens-là et les encourager à rester
safe ?
Personnellement, je ne pratique pas le bareback
et je n’ai aucune envie d’en faire la promotion.
Mais je peux comprendre ceux qui en sont arrivés là,
je peux m’imaginer facilement leurs raisons et je ne suis
pas prêt à les lyncher sur la place publique. Je
crois que si nous ne manifestons pas un peu plus d’ouverture,
nous n’aurons jamais la force de nous observer tels que
nous sommes en tant que société et nous ne pourrons
jamais progresser.
Erik Rémès doit être considéré
comme un véritable héros pour avoir brisé
la loi du silence et avoir accepté de s’offrir
ainsi en permanence en pâture au verdict public. Quel
dommage que personne ici n’ait eu l’audace de prendre
le relais de son discours. Ce n’est pas un criminel, il
verbalise une réalité qui nous touche tous directement
et dont personne n’ose parler ouvertement, une réalité
qui choque et qui dérange.
Avec talent et diplomatie, Erik Rémès
nous prouve qu’on peut aborder la question autrement,
qu’il existe d’autres pistes de réflexion
et que l’heure est à la renégociation de
la protection dans les relations sexuelles. Au lieu de tout
rejeter en bloc et de juger les autres, comme le font certains,
mieux vaut regarder les choses en face, essayer de comprendre
et de s’adapter. Si cela ne se fait pas dans un débat
collectif, conscient, ouvert et à voix haute, cela se
fera de toute façon en privé, dans l’anarchie
et dans le noir des backrooms.
Pierre
Salducci
Pierre Salducci est écrivain, co-fondateur
de l’Union des écrivains gais (UDEG) avec Sir Robert
Gray, membre du conseil d’administration du Comité
des personnes atteintes par le vih (CPAVIH) et webmaster du site
www3.sympatico.ca/salducci
On peut retrouver ma position sur Serial Fucker
de Erik Rémès à cette adresse www3.sympatico.ca/salducci/remes.htm#haut
Les propos exprimés dans cet article
et sur mon site n’engagent que moi et ne représentent
aucun des organismes ci-dessus mentionnés ou le site
du Marginal.
Pierre Salducci
www3.sympatico.ca/salducci
9 Mai 2003
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