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Ma propre histoire se rattache à Val-Jalbert par mes ancêtres qui y sont morts, et c'est ma propre initiative que de les y faire revivre en une pièce de théâtre. Je sais que Marie Laberge a déjà écrit une pièce sur le sujet (Ils étaient venus pour...), et bien que je ne l'ai appris qu'après coup, je constate que les pièces véhiculent des idées différentes. En fait, la principale raison d'être de La Légende de Val-Jalbert, qui devait à l'origine être montée sur le site même du village, est le besoin de construire un vrai mythe de village fantôme.
Je suis convaincu de l'actualité de cette légende et de l'intérêt qu'elle pourrait susciter non seulement chez la population, mais également chez les touristes (Français) qui visitent la région du Saguenay-Lac-St-Jean.
Le drame Antoine, d'un accès plus difficile, est un dérivé de La Légende de Val-Jalbert. Il s'agit d'une pièce qui remet en question les valeurs familiales traditionelles. Antonia est une autre version de cette pièce qui ne contient cependant pas de film, l'homosexualité y est enlevée et il s'agit plutôt d'une comédie.
Présentation 2
Résumé de la pièce 2
Introduction 3
Personnages 3
Crédibilité et descendance de l'auteur 3
Lieu de la représentation 3
Conclusion 3
Configuration scénique 4
Distribution originale 5
Tableau I 6
Tableau II 13
Tableau III 25
Tableau IV 32
Tableau V 37
Tableau VI 43
Personnages sur la scène 48
Personnages à l'écran 48
Lieu 48
Accessoires, meubles 48
Commentaires 48
Antoine 49
Personnages 69
Lieu 69
Accessoires, meubles 69
Commentaires 70
Antonia 70
Musiques, Antoine / Antonia 97
TABLE DES MATIÈRES 98
Lydia et Joseph, jeune couple de Val-Jalbert, apprennent que le village sera bientôt abandonné. Afin d'éviter le départ ils essayeront de se cacher, seulement ils se noieront dans la rivière. Ainsi leur fantôme pourra revenir hanter le sommeil des visiteurs.
L'histoire s'insère en six tableaux qui prennent place respectivement au cimetière, à l'école, au magasin général, sur les chars en face du moulin, dans le moulin et à nouveau au cimetière. Une certaine morale sous-jacente consiste à élargir le concept de village fantôme à une région fantôme. Ce qui reviendrait à dire que Val-Jalbert serait, en quelque sorte, le symbole d'une région qui souffre de la fermeture de ses industries, dont l'on pourrait ultérieurement en interdire l'accès. Ainsi le passé est actualisé.
Le mythe du Village Fantôme répond au besoin de milliers de touristes qui visitent Val-Jalbert chaque année. Cette légende vient contrer l'idée que le village arbore une connotation fantomatique uniquement parce que les gens ont abandonné les lieux. Ayant travailler au village, j'ai observé que les visiteurs désirent définitivement qu'on leur parle d'un vrai village hanté, avec de vrais fantômes, en une légende qui pourrait bien, à la limite, être vraie.
Chaque tableau comporte quatre ou cinq personnages joués par les mêmes comédiens d'un tableau à l'autre. Il y aura donc cinq comédiens.
L'auteur, R.M. Tremblay, étudie actuellement en maîtrise de Lettres Modernes à la Sorbonne à Paris. Il a écrit plusieurs manuscrits qui sont actuellement en voie d'être postés à différents éditeurs.
Les deux personnages principaux du récit, Lydia Poitras et Joseph Tremblay, sont ses arrières grands-parents. Il est à souligner que Lydia Poitras repose encore dans le cimetière de Val-Jalbert. À la mort de sa femme, en 1918, Joseph Tremblay aurait déménagé à Chicoutimi, puis en Abitibi. Mais son fils Azarias (grand-père de l'auteur) est demeuré à Desbiens où sa femme Germaine Ouellet demeure toujours. Dans la pièce, on remonte l'arbre généalogique des Tremblay jusqu'en France.
À l'origine, la pièce devait être montée à l'été 1994 en un souper-théâtre à Val-Jalbert. Une entente avait été prise, mais la compagnie de restauration en place (GAT), n'a pas vu son contrat renouvelé. La pièce a donc été modifiée pour permettre à une troupe de théâtre de monter la pièce en un autre lieu. L'intérêt du projet est que la pièce est directement liée à l'histoire des gens de la région, et la réputation de Val-Jalbert dépasse les frontières québécoises.
Val-Jalbert est un des plus grands centres d'intérêt de la région du Saguenay-Lac-St-Jean. Des représentations pourraient être montées spécialement pour des groupes organisés, je pense aux nombreux Français qui visitent le village chaque année. Des forfaits pourraient être offert comprenant la visite du village, un souper ainsi que la pièce de théâtre. À noter, l'idée du souper n'est pas nécessaire, mais elle a bien fonctionnée en ce qui concerne Les Papillons de nuit de Michel Marc Bouchard (été 1993, à la Vieille Pulperie de Chicoutimi). Il est envisageable d'aller chercher le public à l'extérieur de la région.
Distribution originale (la représentation n'a pas eu lieu)
Manon Bonneau
Mlle Pagé (folle, forte,
Femme Morel dure, comique,
Mme Fortin enthousiaste)
Visiteuse
Mère de Lydia spectre
Roland Michel Tremblay
Joseph Tremblay naïf, jeune, perdu
Alfred Laforce fatigant, révolté
René Bélanger posé, formel, découragé
Chantal Lamontagne
Lydia Poitras douce, énigmatique
Mère Supérieure méchante, directe
Marie Girard naïve, rêveuse
Mme Bélanger mère avertie
Claude Desrosiers
Curé Audet et autoritaire, paternel
Aumônier du syndicat
Visiteur apeuré
Diane Ouellet
Diane Ouellet (serveuse) folle
La Légende de Val-Jalbert
Tableau I
15 août 1927, aux portes du cimetière de Val-Jalbert. Une clôture, un tourniquet en fer qui grince, des pierres tombales, une grande croix en bois.
Joseph Tremblay (18 ans), Lydia Poitras (16 ans), le spectre de la mère de Lydia, Diane Ouellet.
Lydia - (Elle tourne autour du tourniquet.) J'aime le grincement.
Joseph - T'es devenue macabre avec le temps Lydia.
Lydia - Voyons Joseph, j'vois l'avenir. (Elle continue de tourner.)
Joseph - (Il bourre et allume sa pipe.) J'vas t'emmener à Chicoutimi, là, j'vas trouver du travail, on va habiter une belle maison près du port...
Lydia - On va nulle part.
Joseph - Si j'te connaissais pas, j'saurais qu'on partirait. Mais on aura pas le choix. Alors dis-moi comment c'qu'on va s'organiser.
Lydia - J'peux juste voir qu'on quittera pas le village.
Joseph - Tous les habitants?
Lydia - Entends... les pleurs, la destruction de l'église, le déménagement de que'ques maisons... toi et moi, pis, Azarias.
Joseph - Le pauvre, y'é tout seul à maison.
Lydia - Le pauvre, c'est vrai. Y va avoir seize enfants.
Joseph - À Val-Jalbert?
Lydia - À Desbiens.
Joseph - Est-ce qu'on va avoir d'autres enfants?
Lydia - Ça s'embrouille.
Joseph - Qu'est-ce que tu sais de Jules, mon père? J'pense qu'y vient d'marier sa troisième femme.
Lydia - (Elle le regarde surprise.)
Joseph - J'devine rien, tu parles en dormant.
Lydia - Oh, j'devrais faire attention, ça pourrait être dangereux...
Joseph - Lydia, soit réaliste, y va falloir partir.
Lydia - Pour aller où? À part Jules, r'garde le cimetière, est ici not' famille.
Joseph - On peut p'us rien faire pour eux autres. Un moment donné on va avoir d'l'argent, on va les déterrer pis on va les ramener proche de chez nous.
Lydia - J'vois l'Lac-St-Jean dans toute sa grandeur. J'vois l'aut' côté mieux qu'personne. Pis on va rester icit'.
Joseph - D'abord j'vas partir, pis r'venir aussi souvent que j'pourrai. Comme les hommes des bois qui partent tout l'hiver pis qui r'viennent au printemps.
Lydia - Tu m'abandonnerais toute seule avec les morts?
Joseph - Tu s'ras pas toute seule, y va y avoir les morts.
Lydia - T'es drôle Joseph.
Joseph - J'ai été congédié Lydia! Faut que j'te fasse vivre, on va avoir d'autres enfants, non?
Lydia - Pourquoi t'essayes de m'convaincre? J'peux rien changer au futur. Y'est là, comme la chute, pis y faut l'subir.
Joseph - Avec Lydia, pas besoin de s'demander quoi faire, tout' est écrit là dans chute. Et est-ce que la chute de madame nous dit de quoi c'qu'on va vivre?
Lydia - (Elle recommence à tourner.)
Joseph - Peut-être qu'on peut changer l'avenir?
Lydia - Pauvre Joseph, l'avenir change, mais not' volonté y peut rien. Pis de toute façon, quand l'avenir change, c'est pour le mieux. (Elle arrête de tourner.)
Joseph - Candide, tout l'monde est mort, le village est en feu, et tout va pour le mieux.
Lydia - Tout va pour le mieux, mais pas pour le dessein des Hommes. Il faut prendre du r'cul pour bien voir.
Joseph - Ta façon d'voir les choses semble profiter seulement à Dieu. J'te l'dis là, y faut s'allier contre Dieu, pis changer not' destin.
Lydia - Changer notre destin...
Joseph - (Soupir.)
Lydia - Joseph, y faut que j'te fasse une confession: j'vas mourir un jour.
Joseph - T'es drôle Lydia.
Lydia - Y va falloir que tu l'acceptes rapidement.
Joseph - Moi aussi j'vas t'faire une confession: j'vas moi aussi mourir un jour.
Lydia - Tu vas rester tout seul.
Joseph - J'vas mourir aussi!
Lydia - Tu quitteras pas l'village?
Joseph - Jamais. Tu l'vois pas?
Lydia - L'avenir change, mais j'ai confiance.
Joseph - ...Lydia... (Ils se rapprochent et s'embrassent.)
Lydia - (Elle regarde dans le vide.) On marche su'l'bord d'la rivière, deux visiteurs veulent not' village... y viennent du Lac-Bouchette, y trouvent le moulin, y veulent s'installer...
Joseph - Laisse faire Lydia, oublie tout ça, pense à maintenant.
Lydia - Comme ça, dans tes bras, je r'pense au jour de not' mariage.
Joseph - Une église toute neuve, just' pour nous autres. Tu t'souviens d'la tête du curé? Tu y'as dit: «Oui m'sieur le curé, j'ai 13 ans mais on s'aime, on veut s'marier!»
Lydia - C'est là qu't'as allumé ta première pipe, pis qu'tu y as annoncé que t'avais trouvé du travail sur les chars.
Joseph - Y'a fallu sortir les gros arguments: pensez à toute la grande famille qu'on va créer just' pour vous!
Lydia - (Pas fort.) Le gros argument c'était qu'on attendait Azarias.
Joseph - Faut pas avoir honte, j'en connais qui r'grettent de s'êt'e réveillés trop tard! (Il s'arrête pour mieux l'admirer.) Toi, toi t'es tellement belle.
Lydia - J'vas être belle seulement à Val-Jalbert t'sé.
Joseph - Je l'sé. (Il marche plus loin, il regarde honteusement par terre.) Y va falloir que j'parle au curé.
Lydia - Quoi? Y nous aidera pas!
Joseph - Quelqu'un va nécessairement nous aider!
Lydia - Oui, quelqu'un va nous aider.
Joseph - Dieu va pas nous oublier?
Lydia - Mmh.
Joseph - Dieu c'est pas quelqu'un?
Lydia - Joseph, on r'viendra pas là-d'ssus?
Joseph - Le vois-tu, Dieu?
Lydia - Pas comme le curé Audet ou la mère supérieure en parlent.
Joseph - Comment, comment est'c'qu'il est?
Lydia - Il n'est pas, Joseph. D'ailleurs, j'y comprends rien. Le destin s'débrouille aussi t'sé, y brouille c'qui fait son affaire.
Joseph - Le curé il l'sé lui, y'a une bonne définition de c'que c'est qu'Dieu.
Lydia - Ça vaut c'que ça vaut.
Joseph - (Soupir.) Des fois j'ai peur, j'me d'mande si j'ai ben fait' d'te marier. J'sais même p'us où c'que j'vas finir avec toi. Pourquoi tu m'as caché qu'y nous chasseraient du village?
Lydia - J'sé pas tout!
Joseph - Peut-être que tu vois rien finalement!
Lydia - Peut-être.
Joseph - En tout cas, t'avais prédit la mort de ton pére à l'usine... ça l'a pas empêché d'êt'e déchiqu'té par la machine qui roule le papier... Nos méres par contre...
Lydia - (Elle regarde les pierres tombales. Elle s'apprête à tourner.)
Joseph - Ah Lydia, excuse-moi.
Lydia - Trop tard, comment veux-tu pas y penser?
Joseph - On était jeunes.
Lydia - Pas assez! On pensait qu'y pouvait rien arriver d'pire qu'ç'ta maudite grippe espagnole-là. J'tais assise dans 'es marches, t'étais pas là, tout l'monde toussait, crachait, mourrait comme des mouches. Les commerces, l'église, l'usine, tout' était fermé, tu t'souviens? On avait arrêté d'vivre pour s'enfermer dans 'es maisons. J'me rappelle, pâpâ m'a dit: «monte, reste pas là...» J'suis montée, mâman v'nait de mourir.
Joseph - La mienne aussi... on les a vite enterrées pour r'tourner s'enfermer.
Lydia - À c't'heure c'est 'a fin du village. C't'aussi pire. Y vont tout' quitter leurs champs, la rivière, la montagne, la chute, leurs joies, leur bonheur...
Joseph - (Elle retourne près de lui, triste.) Voyons, pleure pas, y vont r'construire tout ça ailleurs, comme nous aut'es. Mon père est parti pour la France, ça y a pris beaucoup d'courage. On peut ben en trouver un peu pour aller vers Jonquière, non?
Lydia - Une chance, on partira pas. Y'ont pas tout' ç'ta chance-là. Y'ont aut' chose à viv'e j'suppose.
Joseph - Oui, pense à tout' c'que ça va changer dans leur vie. On a tout' besoin d'un gros changement à un moment donné. On peut partir pour Québec si tu veux.
Lydia - (Elle crie.) Y sont tou' morts!
Joseph - Tu m'as fait' peur!
Lydia - C'est bien!
Joseph - Tu m'fais peur Lydia!
Apparaît alors le spectre de la mère de Lydia. Elle tourne le tourniquet, pointe de son doigt l'horizon puis s'en retourne.
Joseph - (Il montre de l'étonnement.)
Lydia - C'tait môman.
Joseph - Un fantôme...
Lydia - Pas un fantôme Joseph, un signe du destin.
Joseph - Un fantôme...
Lydia - Ça prouve que not' famille a jamais quitté Val-Jalbert.
Joseph - Un fantôme...
Lydia - Respire Joseph, ou tu vas aller la r'trouver assez vite merci!
Joseph - (Reprenant ses esprits.) Un signe du destin, qui pointait la chute.
Lydia - Ou un peu plus à droite, non? Qu'est-ce que ça veut dire?
Joseph - Le trou de Philomène?
Lydia - Hein? De quoi tu parles?
Joseph - Le trou à Philomène. J'ai entendu la vieille du moulin Morel en parler. J'pense qu'a parlait d'une caverne.
Lydia - Où?
Joseph - Au magasin général. A y va veiller quand y'a les soirées chez monsieur Simard. Tient, a doit être là à soir.
Lydia - Non, j'veux dire, y'est où l'trou phénomène?
Joseph - La vieille en parle pas beaucoup.
Lydia - C'est là qu'on va s'cacher. Y faut prendre le moins de bagages possibles, s'faire des provisions...
Joseph - T'imagines pas tout' les problèmes que ça implique? On va s'cacher pendant combien d'temps? Ça peut prendre des mois pour abandonner l'village.
Diane - (Elle est dans la salle avec les spectateurs.) Ah ben c'est pas grave! Qui veut une bonne p'tite biére? La seule qu'on a c'est d'la Tremblay, c'est normal, une p'tite biére monsieur? (Elle la vide dans un verre et la donne à madame.) Ah ben, j'vois qu'madame la veut. Mon nom c'est Diane Ouellet, j'viens d'à côté, d'Chambord. Mon père vivait à Val-Jalbert dans l'temps.
Joseph - Excusez-moi madame Ouellet! Est-ce qu'on peut continuer la pièce?
Diane - Ah, laissez-moé parler vous aut', sinon j'vends l'morceau! Je l'ai vu souvent ç't'a pièce-là moé, j'pourrais ben leu' dire c'qui va arriver.
Lydia - T'as raison, j'réfléchis plus.
Joseph - Concentre-toi, r'garde le futur.
Diane - D'ailleurs, chu pas sûre si l'monde ont compris que vous êtes en août 1927, j'me rappelle pas de l'avoir entendu, c'est presque surprenant que je l'sache d'ailleurs. Ça m'donne envie de pepi! J't'allée rien qu'une fois depuis l'matin, ça vous arrive de faire pepi vous m'sieur? Moi j'perds une demie livre à chaque fois.
Joseph - R'garde le futur!
Lydia - Euh, oui, j'réfléchis plus... j'vois seulement le futur d'Azarias... y s'marie avec, Germaine Ouellet...
Joseph - Une Ouellet?
Diane - Comme moé!
Lydia - Oui, mais celle-là vient d'Hébertville!
Joseph - Concentre-toi!
Lydia - J'vois plus not' destin Joseph!
Joseph - Viens, j'vas aller voir l'institutrice pis l'curé.
Lydia - Méfie-toi d'la mère supérieure.
Joseph - Viens. (Ils sortent. Changement de décor.)
Diane - Vous devriez-les voir dans les coulisses, j'vous dis que c'est drôle. Vous irez voir dans l'cimetiére du village si vous avez le temps après la pièce, Lydia Poitras est'encore là. Joseph lui était parti à Hébertville à côté, pis en Abitibi. Demandez-moé pas c'qu'y'é allé fére dans'c'te trou-là! Le p'tit Azarias par exemple reste effectivement à Desbiens. En fait', j'pense qu'y'é mort, ah oui, sa femme, la Ouellet d'Hébertville, a s'est r'mariée à 83 ans avec un Desmeules voilà que'ques années, j'pense qu'y'é maintenant mort lui aussi. En tout cas, chacun des deux a seize enfants, vous en avez vu souvent vous aut'es des familles qui ont trente-deux enfants, tout' mariés à trois ou quatre exceptions près? Ça fait longtemps qu'on compte p'us les p'tits enfants! On en a peut-être même perdu une coup'e... on'l'sé même p'us, (etc.).
Un peu plus tard dans une des salles de classe du couvent: quelques bancs d'églises, quelques bureaux d'étudiants, un tableau avec le Lac-St-Jean et la rivière Saguenay dessinés dessus, les noms des villes importantes y sont indiqués.
La mère supérieure, l'institutrice Germaine Pagé (elle entrera), le curé Audet, Joseph (il viendra), Diane.
Le curé - On peut commencer, là? Tu t'en vas?
Diane - Ben là j'vas vous laisser tranquilles, sinon j'vas m'fére avartir. (Elle sort sur la pointe des pieds.)
Le curé - (Il parle avec la mère supérieure.) Est-c'que vous connaissez l'histoire du bonheur?
Mlle Pagé - (Elle entre.) Épargnez-nous vos histoires monsieur le curé!
La mère supérieure - Imprégnez-nous de votre sagesse monsieur le curé.
Le curé - Ce jour-là, comme à son habitude, le soleil s'était levé sur un Lac-St-Jean calme. Le bonheur avait décidé d'entrer par la porte d'en avant chez le jeune couple le plus heureux du village. Après quelques années de bonheur, le malheur s'abattit sur leur lac bien aimé. Alors ils comprirent que le bonheur se paye, et que les faux bonheurs ne font que préparer à la grande épreuve.
La mère supérieure - Le jugement dernier.
Mlle Pagé - Calmez-vous ma mère, ça concerne seulement Val-Jalbert, quatre-vingts familles dans l'gros.
Le curé - On parle pas du nombre, l'Arche de Noé portait encore moins de personnes.
Mlle Pagé - Vous êtes passionnés, ou fous? Oh, pardonnez-moi mon père.
Le curé - Allons Mlle Pagé, j'vous pardonne. Mais j'vois qu'le symbolisme qui s'dégage de l'enseignement d'l'Église vous échappe.
Mlle Pagé - Est-c'que vous connaissez l'histoire du malheur?
La mère supérieure - Épargnez-nous vos histoires Mlle Pagé. Nous ne sommes pas vos étudiants.
Le curé - Imprégnez-nous de vot' sagesse d'institutrice diplômée.
Mlle Pagé - Le soleil se leva sur le Lac-St-Jean. Et le jeune couple comprit que le malheur n'est qu'une forme ambiguë du bonheur.
La mère supérieure - Quoi?
Mlle Pagé - Quoi, quoi? Vous vous perdez dans l'symbolisme à'c't'heure?
Le curé - Ça demande d'la réflexion.
La mère supérieure - Dans quel sens le malheur peut-il être un signe du bonheur?
Le curé - Là où l'usine apportait la dépravation et la déchéance, par la ville qui apporte la danse et l'alcool, l'oubli va apporter le bonheur. Val-Jalbert va êt'e un bel exemple de c'qui'arrive aux villes qui s'entichent de mauvaise vertu.
Mlle Pagé - (Ironique.) On est les sacrifiés! On s'sert de nous autres pour démontrer que'que chose, pis Dieu hésite pas à nous j'ter à rivière!
Le curé - Si c'est là la volonté de Dieu, y faut s'incliner devant sa grâce!
La mère supérieure - Comment les autres populations vont interpréter l'échec de Val-Jalbert?
Le curé - Ou l'échec d'la nouvelle ère, industrielle. Maintenant, y suffit de s'lamenter très fort!
Mlle Pagé - Vous semblez balayer l'niveau de vie élevé de Val-Jalbert...
Diane - (Elle sort de par une porte, on semblait l'étrangler. Elle se met à courir à travers les gens, poursuivie par deux personnes. Elle s'enfuit par une autre porte.)
Mlle Pagé - Vous semblez balayer l'niveau de vie élevé de Val-Jalbert: le système d'aqueduc et d'égout, l'électricité, le téléphone, les pompiers volontaires, les trottoirs... on r'trouve ça nulle part ailleurs au Lac!
Joseph - (Il entre.)
Le curé - C'est justement là qu'est la question: qui a besoin d'électricité pour vivre? Est-ce là l'bonheur? Un téléphone? Vous trouvez pas ça ironique que, tels Sodome et Gomorrhe, le seul village moderne qui soit, soit le village appelé à devenir fantôme? Voyez-y le destin, voyez-y Dieu, voyez-y le hasard, mais le symbole restera.
Joseph - La Genèse, chapitre XIX, verset 24; c'est là vos visions m'sieur l'curé? J'en ai d'autres pour vous. Moi pis Lydia, on quittera pas l'village. On va survivre au naufrage.
Mlle Pagé - Voyons Joseph, une fermeture d'usine, c'est pas un naufrage, c'est juste une fermeture d'usine.
La mère supérieure - C'est aussi la perte de notre gagne-pain, la fin d'une paroisse organisée avec son cimetière bien garni. La preuve qu'on peut pas compter sur les industries. Qu'est-ce-qu'elle va devenir notre nouvelle église? Les soeurs Notre-Dame du Bon-Conseil veulent pas r'tourner à Chicoutimi. (Elle pointe la ville sur le tableau à l'aide d'une grande règle.)
Le curé - Le village nous appartient pas, ni même les maisons. Si les propriétaires de l'usine nous chassent, quels sont nos droits? D'un autre côté, si l'usine ferme, de quoi c'qu'on va vivre?
Joseph - Je'l'sais ben, c'est Lydia qui'é convaincue qu'on va pas partir.
La mère supérieure - Encore ses visions. J'vous l'dis qu'est tombée su'a tête c'ta fille-là.
Joseph - Non! Moi aussi! Moi aussi j'ai vu.
Mlle Pagé - Qu'est-ce que t'as vu?
Joseph - Un fantôme!
La mère supérieure - Un village hanté, on aura tout' entendu. Y sont mariés en plus, et ça s'est pas gêné pour arrêter l'école. Comment c'que vous allez faire pour aimer la terre que vous habitez, pour y vivre heureux, si vous connaissez même pas l'histoire de vot' pays? (Elle pointe le tableau de sa grande règle.)
Joseph - De quel pays vous parlez, là? D'la France, du Québec ou du Saguenay-Lac-St-Jean? Vous pensez tout d'même pas que j'connais rien à l'histoire de mon pays après tout l'temps où vous nous avez cassé les oreilles avec? Je l'sé tellement que les Français nous ont donnés aux Anglais, qu'eux autres ont pas arrêté d'nous marcher su'a tête depuis, pis qu'ça fait depuis 1867 qu'on pleure notre constitution, que ça m'intéresse même pas d'sortir du village! Vive la France! Vive le Québec! Mais surtout, vive Val-Jalbert! (Pour la France il fait un geste vers la droite, pour le Québec il fait un geste par en bas, pour Val-Jalbert il pointe un point précis du tableau.)
Le curé - C'est vrai qu'vous avez laissé les études un peu vite, ça s'entend.
Joseph - J'suis pas venu pour la morale. Dans vie, y faut surviv'e. Avec nos parents morts, quel autre choix on avait? À soixante cents par mois, qui donc a l'moyen de s'offrir l'instruction? Surtout quand l'usine juste à côté offre un salaire de vingt-cinq dollars le mois. Vingt-cinq dollars dont, étrangement, il reste p'us rien quand on r'çoit l'chèque.
Le curé - On vous aurait pris en charge. R'garde maintenant, tu te'r'trouves sans travail et sans instruction.
Joseph - J'suis ici pour vous parler de c'que j'ai vu: la mère de Lydia Poitras.
La mère supérieure - Lydia Tremblay, pas Lydia Poitras! A s'est mariée, qu'a assume son nom!
Mlle Pagé - C'est son droit d'garder son nom d'jeune fille.
Le curé - Pas selon la loi. Je comprends tout simplement pas pourquoi a veut s'distinguer d'la famille des Tremblay.
La mère supérieure - Y'en a peut-être trop?
Mlle Pagé - Peut-être qu'a veut simplement garder son nom?
La mère supérieure - J'commence à comprendre monsieur l'curé. Vous pouvez arrêter la morale, c'est l'enseignement de Mlle Pagé qui fait d'nos enfants des êtres trop pleins d'imagination.
Mlle Pagé - Alors pourquoi c'que les étudiants m'aiment pis qu'y vous fuient dans les corridors? C'est vot' règle qui les fait déguerpir? Ils en ont assez mangé des coups ?
Diane - (Elle entre en déboulant les marches.)
Le curé - Mlle Pagé est pas soeur ou religieuse, mais ses cours vont en harmonie avec l'Église. C'est la seule façon d'amener la vertu chez nos enfants et elle le sait.
Diane - C'est-tu assez crasse quand même, aujourd'hui Mlle Pagé est directrice des soeurs Notre-Dame du Bon-Conseil à Chicoutimi! On sait jamais c'qui nous attend dans vie! Mon père m'a dit qu'Mlle Pagé, qui vient aussi d'Chambord à côté, était arrivée à Val-Jalbert en 1932, trois ou quatre ans après qu'tout l'monde saye parti. Allez-vous-en Mlle Pagé, l'auteur s'est trompé de personnage!
Joseph - Moé j'm'en vas t'sortir dehors! (Il descend, la prend par le collet et la traîne vers la porte.)
Diane - Y joue ben son rôle lui, mais d'habitude c'é l'curé qui nous sort dehors.
Le curé - Dehors! (Joseph la jette dehors et retourne sur la scène.)
Mlle Pagé - Où c'que j'en étais? Ah oui, raconte ton histoire Joseph.
Diane Ouellet - D'ailleurs, en passant, y'a des rumeurs qu'y disent que Lydia Poitras c'était une Montagnaise, une Indienne. C'tait commun ces mariages-là dans l'temps. (Tout le monde commence à paniquer, elle ressort.)
Joseph - J'veux quitter ni ma famille ni l'village. Non, non, attendez-là... ben oui, c'est ça, ok, j'veux quitter ni ma famille ni l'village, mais la raison l'emporte su'es folies, pis j'essayais d'convaincre Lydia d'partir vers les chantiers de construction d'Chicoutimi ou d'Arvida. Alors, comme pour arrêter l'débat, v'là qu'la mère de Lydia sort d'en arrière sa pierre tombale. A l'a pointé la chute Ouiatchouan, pis est r'partie.
Le curé - A l'a pointé la chute?
Joseph - Pas exactement, un peu plus à droite j'pense.
Mlle Pagé - A pointait la rivière souterraine.
Joseph - Quoi?
Le curé - À l'ouest, la rivière Ouellet ent'e dans terre pour en r'sortir un peu plus loin en une grotte.
Diane Ouellet - La rivière Ouellet?
Le curé - Hostie de fatigante!
Diane Ouellet - Est-ce que ça fait partie du texte ça? (Elle disparaît.)
Le curé - Oups, s'cusez-moi, je, enfin... ah oui, la rivière Ouellet. (Diane ressort la tête, puis voyant que le curé s'est retourné vers elle, elle se recache.) Depuis qu'un homme s'y est risqué pis qu'y'en est pas r'venu, on a condamné l'endroit.
Mlle Pagé - De quoi vous parlez au juste-là? On a perdu le fil de l'histoire.
Joseph - Ben voyons, y parle d'un gars qui s'est tué dans rivière souterraine là.
Mlle Pagé - Ah. (Personne ne parle.) C'est à moi là?
Le monde sur la scène - Oui!
Mlle Pagé - Oui, c'est d'ailleurs extraordinaire là-bas. Encore plus beau qu'la chute... le gros courant qui sort d'la roche, heille...
La mère supérieure - Bon! Un village fermé, un cimetière hanté, une rivière malfaisante, Dieu nous a gâtés. Ou le diable? La p'tite Lydia est pas normale. C'est elle qui provoque les apparitions. C'est l'enfant du diable, une sorcière!
Joseph - A l'a pas prédit la fermeture de l'usine! Est en rien responsable du fantôme de sa mère!
Mlle Pagé - Qu'est-ce que t'es v'nu chercher ici au juste?
Joseph - J'sais pas, le réconfort peut-être?
La mère supérieure - Ainsi t'es v'nu pour le réconfort, parce que t'as peur de ta Lydia.
Joseph - Ça s'rait pas vous l'diable par hasard?
Le curé - Joseph Tremblay!
Mlle Pagé - Qu'est-ce que Lydia dit à propos du village?
Joseph - Que ça va êt'e un «no man's land» comme disent les Anglais. Avec défense absolue d'y met' le pied.
La mère supérieure - Pourquoi? On r'viendra bien si on veut. Pensez aux morts du cimetière.
Le curé - Les maisons vont s'écrouler, ça va êt'e trop dangereux. Sans entretien, le temps va faire r'venir la nature que Dieu nous a donné. Dans c't'es conditions-là, j'crois pas que vous devriez rester ici. C'est la loi que vous allez défier, y vont vous sortir de force. Non, non, j'vas veiller personnellement à c'que vous suiviez les soeurs Notre-Dame du Bon-conseil.
Joseph - J'suis venu chercher d'l'aide, j'vois qu'j'ai trouvé nos premiers obstacles. J'vas dire comme Lydia, le futur changera pas selon vot' volonté. Vous pourrez rien faire cont' nous autres. Aussi, inquiétez-vous pas, dès ce soir on quitte le village.
La mère supérieure - Vous allez v'nir avec nous autres!
Mlle Pagé - Allez-vous partir vers Chicoutimi?
Joseph - Non, vers le haut du lac plutôt: Mistassini-Dolbeau ou les villages autour.
Mlle Pagé - Vous êtes ben décidés?
Joseph - Ben...
Mlle Pagé - J'vas aller vous r'trouver plus tard.
Le curé - Pourquoi vouloir partir avant même de savoir si l'village va être définitivement fermé?
Joseph - Parce qu'y'a p'us d'argent à faire icit' pis qu'y faut vivre.
La mère supérieure - Et qu'est-ce tu fais des visions démoniaques de Lydia Tremblay?
Joseph - L'avenir change tout l'temps, c'est le destin qui s'arrange avec. J'vous souhaite l'bonsoir. Ah j'oubliais, m'sieur l'curé, à vot' place j'irais faire un tour au magasin général, on va sortir la biére aux bebittes. Pis vous, j'irais voir à vos soeurs, elles doivent s'inquiéter. On se r'verra peut-être à Dieu? (Il sort.)
La mère supérieure - Quel garçon impoli. J'aime mieux qu'y parte au bout du monde avec sa, son démon. (Elle se ressaisit.) Non, y vont nous suivre!
Mlle Pagé - À leur âge, si y sont pas capables de s'débrouiller tout seul, ils le s'ront jamais!
Le curé - J'irai les voir plus tard, y vont nous suivre. Les chrétiens convaincus et les hommes de caractères s'font de plus en plus rares, on va les réchapper ceux-là. Bon, maintenant l'alcool. Le conseil de tempérance de l'abbé Joseph-Edmond Tremblay a fait du ch'min. Y faudrait pas qu'on puisse dire à l'évêché d'Chicoutimi qu'l'abbé Joseph Audet a pas fait' son devoir. J'vas aller au magasin général.
La mère supérieure - J'crois que j'vas aller faire un tour du côté d'mes soeurs du Bon-Conseil. (Elle sort.)
Mlle Pagé - (Ton ironique, elle le retient.) C'est Saint-Georges qui s'rait fier de vous!
Le curé - Vous voulez dire l'abbé Georges Paradis?
Mlle Pagé - Sacré saint homme. Y'en a fait des choses pour avoir sa statue en avant. Monsieur l'curé, vous en avez des croûtes à manger pour être sacré saint homme!
Le curé - Vous savez, c'est aussi pour avoir des modèles à suivre qu'on a autant d'saints. L'abbé Georges Paradis était celui qui'a créé la paroisse. Y'a bien travaillé, c'est normal que la paroisse porte le nom du saint qui porte son nom.
Mlle Pagé - Alors y'a pas grands-chances pour que vous d'veniez un saint. Laissez-moi voir, y'a-tu un Saint-Audet? Ah! Y'en a sûrement un!
Le curé - Non, malheureusement y'en a pas.
Mlle Pagé - Ah! Vous avez déjà vérifié. Vous êtes consciencieux. Eh bien, il ne vous reste qu'une solution, après que'ques tours pas trop chrétiens et d'la fausse modestie, peut-être que vous-même d'viendrez un saint...
Le curé - Si c'est possible d'apprendre des choses à des gens en leur contant mon histoire, pourquoi pas? Mais là n'est pas mon but.
Mlle Pagé - C'est quoi vot' but? (Elle se tient très près.) Dites-le moi...
Le curé - (Il se recule.) Aider mon prochain. Faire respecter la loi morale, la loi divine.
Mlle Pagé - De toute manière, y'a déjà tellement de saints (vers les spectateurs): 25 000, répertoriés en 18 tomes, dites-y pas, mais si y'a pas un Saint-Audet là-d'dans, moi, j'chie à terre! (De retour au curé:) Ah, un saint de plus ou un saint de moins, on a tout' oublié leur histoire. Ils sont juste devenus des noms de paroisses pis des noms de rues. Vous êtes ben mieux d'demeurer le bon curé Audet d'une paroisse finie. D'ailleurs on en fait p'us aujourd'hui, les saints ont pris la voie d'instinction.
Le curé - D'extinction, madame l'institutrice, d'extinction, maudit tu te trompes à chaque fois! (Ton autoritaire soudain.) Vous savez, c'est possible de redonner confiance à un peuple lorsqu'il vous respecte.
Mlle Pagé - Vous parlez de vot' messe cont'e l'inondation?
Le curé - Ça c'était bien. Une p'tite messe, l'eau évite le village, les gens gracient Dieu.
Mlle Pagé - Ça marche pas à tout' les coups, vos messes contre les ch'nilles tombent à l'eau.
Le curé - Mais ça donne confiance aux paroissiens. Y'ont un peu moins l'impression qu'les ch'nilles mangent leur jardin.
Mlle Pagé - Sont pas fous les bonnes gens du village.
Le curé - J'ai jamais dit le contraire, mais dans vie faut s'accrocher à que'que chose.
Mlle Pagé - Une usine par exemple?
Le curé - Mon enfant, on peut s'accrocher à l'argent, à l'Église ou à autre chose, le problème, c'est quand on s'accroche à rien. Et tant qu'à s'accrocher, autant s'accrocher à quelque chose de stable, comme la religion.
Mlle Pagé - Ben voyons! Vous êtes intelligent vous savez. Vous auriez pu être un grand homme.
Le curé - On est tous des grands hommes.
Mlle Pagé - S'il vous plaît, entre nous, y'a des hommes plus grands qu'd'autres. Damase Jalbert...
Le curé - J'admire Damase qui a été le premier à nous dire qu'on était capable, nous autres, de concurrencer l'Europe et les États-Unis. Y'a lui-même trouvé 150 000 piasses pour construire une usine à papier. Mais y faut pas oublier les ventes successives de sa pulperie, à des américains entre autres, et puis, voyez l'échec.
Mlle Pagé - Y va falloir se recycler.
Le curé - C'est pas que j'm'ennuie mais mon devoir m'appelle. Si on m'cherche, j'suis au magasin général ou chez le p'tit Joseph.
Mlle Pagé - Ah, moi j's'rai pas là. Prenez vot' temps monsieur Audet.
Le curé - On dit monsieur le curé Audet, Mlle Pagé. (Ils sortent. On commence le changement de décor.)
Diane - (Elle entre.) Bon, on m'laisse respirer un peu. C'est qu'y finiraient par m'étouffer les maudits. Avec tout ça j'ai perdu ma biére, ma bière aux bebittes... (Improvisation avec les spectateurs jusqu'au début de la scène suivante. Entre autres choses: elle mange les choses de quelqu'un, boit le verre de l'autre, chante une petite chanson, elle pourrait aussi parler de Val-Jalbert, pointer une chute hypothétique...)
Au magasin général: des poches de farine, un comptoir, une canisse de bière, des chopes, un crachoir, une table, des chaises.
Diane, la femme du vieux Morel (grassouillette, fumant la pipe avec calotte et tablier, assise sur des poches), Alfred Laforce, Marie Girard, viendra l'abbé Joseph Audet.
Les comédiens descendent chercher Diane pour la bâillonner et la ligoter sur une chaise dans un coin de la scène.
La Femme Morel - Écoutez ça! (Exagérément elle se sort les tripes pour enfin cracher dans son crachoir. Elle sort un journal.) C'est dans l'Progrès du Saguenay d'aujourd'hui, en gros titres: «Val-Jalbert disparaîtrait sous peu, un ordre à cet effet serait émis lors d'une assemblée importante demain.» C'est pas mêlant, j'vas parde connaissance: «"Quebec Pulp & Paper Corporation" donnera demain aux habitants du village industriel de Val-Jalbert (Ouiatchouan), [au] Lac-St-Jean, qui habitent sur ces terres, l'ordre formel de quitter les lieux». Ouf!
Alfred Laforce - C'est pire que l'arrêt temporaire de 1924, y'a fallu aller trouver du travail à Roberval.
Marie Girard - J'ai entendu dire qu'y'avait pas grand-chance de réouverture. Pas avant le printemps 1928 en tout cas, c'est presqu'un an!
La Femme Morel - «Cette nouvelle crée un émoi intense dans toute la région où s'est implantée l'industrie de la pâte de bois.» C'est vrai ça? J'me d'mande par qui ces journalistes ont appris des choses qu'on savait même pas!
Alfred Laforce - Si l'émoi intense y était pas, là il l'é. C'est pas croyable! Le bureau de Québec peut ben désapprouver mes grèves, y sont vendus!
Marie Girard - Alfred Laforce, écoute la femme du vieux meunier Morel. Allez-y.
La Femme Morel - «"La Cie Quebec Pulp & Paper Corporation", propriétaire des lieux - usine, terrains et maisons, - a l'intention de reprendre ses terrains et de faire disparaître l'usine de Val-Jalbert où elle a suspendu tous les travaux le 15 août dernier...» (Grand silence, elle bourre et allume sa pipe.) J'vois p'us rien qu'une solution! (Alfred et Marie se retournent vers elle tandis qu'elle se lève, s'approche et cogne très fort sur la table.) Faut boire d'la bière aux bebittes!
Alfred Laforce - Êtes-vous folle? L'curé va passer!
La Femme Morel - Aof, vous savez, l'usine est fermée, le Conseil de Tempérance ferme avec. Finie la tempérance, prenez une bière, dansez un peu, après on va jouer aux cartes. (Elle cogne sur la table.)
Marie Girard - Vous m'donnez le goût vous, danser...
Alfred Laforce - Danser? Jamais! L'curé va arriver, ça fait déjà deux avertissements qu'j'ai. J'veux pas hypothéquer mon avenir pis être mis dehors d'la religion catholique moé. Comment j'ferais pour trouver du travail après ça? J'suis officier du syndicat ouvrier moé, d'la Confédération des Travailleurs Catholiques du Canada!
La Femme Morel - Heille, ça fait d'toi que'qu'un d'important! Aussi important qu'les ch'nilles de m'sieur l'curé! Elles ont droit à une messe par année eux autres. Penses-tu qu'y dansent pas tout l'monde à soir chez monsieur Simard? C'est pas pour rien que l'curé y consacre un sermon par semaine. Là y boivent la canisse de gin de Québec! (Elle frappe sur la table.) Icit', vous buvez la bière de Val-Jalbert, celui d'la femme du vieux meunier Morel. (Elle crache à nouveau.)
Marie Girard - Y va falloir abandonner not' belle maison de 800 dollars. Fini le pain miracle du moulin à farine, la brune mouture. P'us de concours de jardins, p'us de voisins tout proches. Foi de Marie Girard, j'aurai au moins essayé la biére! (Elle en prend un verre.)
Alfred Laforce - 15 000 piasses de dettes pour l'évêché d'Chicoutimi à cause de sa nouvelle église qui va servir à rien! Sans compter qu'c'est nous autres les paroissiens qui en ont payé la plus grosse partie! Notre belle rue Saint-Georges, la principale, on la r'verra p'us. Ma p'tite Marie, va falloir penser à partir vers Saint-Coeur-de-Marie, ou même Alma. On pourra même pas s'marier dans ta paroisse d'origine.
Marie Girard - (Elle s'étouffe, elle a beaucoup bu. Elle rit fort.)
La Femme Morel - (Elle se verse un verre ainsi qu'à Alfred.) On a déjà dansé icit' vous savez. (Il s'approche et boit.) C'tait l'bon temps. Embarquez su'a piste de danse, j'vas vous chanter un p'tit air de chez-nous:
(Marie et Alfred dansent de façon grotesque et chantent sur un air du temps. Ça se termine lorsque Diane réussit à défaire ses liens et qu'elle se met à chanter. On va vite la rebâillonner et la religoter.)
La Femme Morel - Ça commence à sentir le swing icit'!
Alfred Laforce - Ah oui? C'est probablement vous!
La Femme Morel - J'me d'mande pourquoi tu t'tracasses avec le curé. Tu peux pas pécher en dansant, tu sais pas danser!
Marie Girard - (Encore essoufflée.) Madame Morel, racontez-nous des histoires. On veut avoir de quoi à conter à nos enfants pour qu'y s'souviennent de Val-Jalbert.
La Femme Morel - Connaissez-vous Alexis le Trotteur!?
Alfred Laforce - Ah non, s'il vous plaît, pas encore lui! À croire que toutes les légendes du lac finissent par déboucher sur Alexis le Trotteur (il imite le cheval).
Marie Girard - C'est-tu lui qui court plus vite que les ch'vaux, plus vite que l'train? Vous l'avez connu?
La Femme Morel - C'tait l'plus grand raconteur de toute la région. Y dansait toute la soirée sans s'fatiguer. Vous voyez l'plafond là? (Si le plafond est très haut, Alfred dira: Oui, il est pas mal haut.) Ben y'allait s'y cogner le pied. En fait', y t'nait plus du cheval que d'l'homme. Avec ses grandes oreilles de ch'val, ses jambes de ch'val, sa grosse langue écoeurante pis ses yeux croches, vides de lumiére, on l'avait déjà surpris à couver des oeufs de canard pis des roches. Vous dire qu'y voulait des p'tits trotteurs. Y'en a demandé des femmes en mariage, y'est mort célibataire. C'est ben fait' pour lui!
Alfred Laforce - (Cynique.) Pis un jour, pour épater la galerie qui souhaitait voir du sang, y'a couru en avant du train. Y s'est enfargé, y'est mort raide là écrasé par les roues des chars.
La Femme Morel - (Elle se met à rire sarcastiquement jusqu'à s'étouffer et à cracher.) C'est vrai! C'est vrai!
Marie Girard - Ah! Racontez-nous une autre histoire madame Morel.
Alfred Laforce - Celle du trou à Philomène!
La Femme Morel - La caverne?
Alfred Laforce - C't'en arrière d'la chute, hein?
La Femme Morel - Qu'est-ce que t'en sé? Tu l'as déjà vu? Tu sais c'qui's'passe, là?
Alfred Laforce - Non, j'l'avoue.
La Femme Morel - Tu penses que c'est en arrière d'la chute, hein? Le trou à Philomène, c'est l'grand mystère de Val-Jalbert. Quand on était jeune, le bruit courait qu'c'était l'entrée des enfers. Les démons passaient par là pour surgir du fond d'la Terre. C'est la même chose avec le trou d'la fée à Desbiens.
Marie Girard - Pourquoi ça s'appelle le trou à Philomène?
La Femme Morel - Philomène était comme Lydia Poitras. Une sorcière venue annoncer l'malheur.
Marie Girard - Quel malheur?
La Femme Morel - L'arrivée du clergé à Val-Jalbert!
Marie Girard - Et le trou de la fée, c'est pourquoi?
Le Femme Morel - L'curé voudra t'faire croire que c'est la vierge qui'est apparue pour protéger les hommes qui s'cachaient, ceux qui voulaient pas aller à guerre. Moi j'dis qu'la vierge apparaît pas là où l'diable fait son litte!
Alfred Laforce - Arrêtez donc! Vot' caverne à Philomène, ça s'rait pas le trou où vous fabriquez vot' bière de contrebande pour les États-Unis? C'est juste des histoires! C'est comme dans l'temps du carême où l'curé Tremblay interdisait à Maurice Cossette de Roberval de vendre ses brioches sucrées pour notre pénitence. On mérite pas tant d'histoires!
Le curé - (Il entre.) Alfred Laforce, parlons-en de vot' pénitence! (Dans leur surprise, Alfred échappe sa chope, celle de Marie se renverse et la canisse de la Femme Morel se ramasse par terre. La femme Morel feint de s'étouffer.) Peut-être que vous devriez séjourner un peu dans l'trou à Philomène avec le diable, l'ivrognerie conduit nulle part ailleurs!
La Femme Morel - (Très vite et s'éclaircissant la gorge avant.) Écoutez m'sieur le curé: le Conseil d'Hygiène dit que le ruisseau Simard et la rivière Ouellet (À ce nom, Diane réagit.) sont impropres à la consommation. Ils disent que l'eau est contaminée pis qu'on va tous avoir la fièvre Typhoïde, comme à Kénogami, et qu'on va tous mourir. Force m'est de croire, si nous ne voulons pas mourir déshydratés, qu'il faut boire de l'alcool!
Le curé - Laissez faire le Conseil d'Hygiène. Le Conseil de Tempérance fait ben plus de ravages. Ignorez-vous que l'usine congédie sur-le-champ toute personne ayant été prise à consommer?
Marie Girard - Le moulin est fermé, y sont déjà tout' congédiés.
Le curé - Pis qu'est-ce que vous faites de l'excommunication? Ça vous arrangerait d'être les reniés de toute la région? Personne pour vous aider...
Marie Girard - Voyons m'sieur l'curé, c'est pas l'temps pour ça. Pensez-y, on vit des moments tellement difficiles.
Le curé - Jurez-moi que vous r'commencerez p'us.
Alfred et Marie - On vous l'jure!
Le curé - Quant à vous, la femme du vieux Morel, d'où vient c't'a bière-là?
Le Femme Morel - Ça vient d'chez monsieur Simard.
Le curé - J'm'en doutais.
La Femme Morel - Quoi de neuf dans paroisse? Asseyez-vous, vous allez bien prendre un petit verre de bière, euh, non, j'voulais dire, de gin, non non non non non, de lait?
Le curé - Non merci! Dans paroisse, on fait juste parler de l'article du Progrès du Saguenay et d'la fin du village. Les gens commencent à partir, le p'tit Joseph Tremblay et Lydia voulaient s'en aller à soir. Mais y vont suivre les soeurs du Bon-Conseil à Chicoutimi, pis y vont continuer leurs études.
Marie Girard - Qu'est-ce-qu'a'l'a prédit pour l'avenir de Val-Jalbert?
Le curé - Que le futur du village serait florissant.
Marie Girard - Ah oui, en êtes-vous certain?
Marie Girard - Pis le p'tit Azarias lui?
Le curé - Y va suiv'e.
La Femme Morel - C'est vrai que l'pére de Joseph, Jules, est en France. Lui y s'fout ben d'nos problèmes, y'a probablement été boire pis danser à Paris, y'en a vu du pays.
Le curé - Y'a écrit, j'ai lu les lett'es. Y'est pas parti pour boire ni danser, y'a r'monté son arbre généalogique pour découvrir ses origines.
Alfred Laforce - Ça le mené où son arbre?
Le curé - À Randonnais, du diocèse Chartres dans la région de Perches au nord-ouest de Paris. Son ancêtre, comme ceux de tous les Tremblay du pays, s'appelait Philibert Tremblay, marié à Jeanne Coignet.
Marie Girard - Pourquoi c'q'y'est r'tourné là?
Le curé - Y'est parti à recherche de vieux souvenirs j'imagine.
La Femme Morel - C'est romantique un tel attachement à ses origines. (Elle crache.)
Alfred Laforce - Moi mes origines sont à Val-Jalbert! Pis c'est icit' que j'veux mourir! Pas en France, ni ailleurs!
Marie Girard - J'me d'mande d'où viennent les Girard. Sûrement du plus beau coin d'la France. Monsieur le curé, qu'est-ce que vous savez d'la France?
La Femme Morel - Eux autres sont civilisés, y boivent du vin tous'es jours, pis pas du vin d'messe, comme le curé en boit tous'es matins!
Le curé - C'pas pareil.
La Femme Morel - Non, vous vous buvez le sang du Christ! Eux autres, y boivent la liberté! Pis si j'veux en boire moi du sang d'crisse?
Le curé - Est-ce que vous connaissez l'histoire du bonheur?
La Femme Morel, Alfred et Marie - On la connaît!
Le curé - Bon, bon, j'insiste pas. (Grand Silence, où chacun cherche quelque chose à faire.) Bon, j'dois y aller, il faut que j'aille voir à mes ouailles. Le p'tit Joseph entre autres. Vous savez, y'ont vu une apparition à soir. La mère de Lydia y paraît. J'vous en parle avant que ça fasse le tour pis qu'les gens du village colportent des histoires de fantômes. Y'ont absolument rien vu, c'est des histoires inventées par des jeunes pour se rendre intéressants.
Marie Girard - En êtes-vous sûr?
Le curé - Aussi certain que madame Poitras est morte d'la grippe espagnole en 1918 pis qu'est enterrée dans l'cimetière du village.
Marie Girard - Es-tu ben morte?
Le curé - Alfred, c'est l'temps que ta femme rent'e à maison.
Alfred Laforce - C'est pas encore ma femme monsieur le Curé.
Le curé - Ben raison plus pour qu'a rent'e à maison! Un conseil, mariez-vous, pis vite. Pis toi, va donc r'trouver les travailleurs en face du moulin. T'es encore officier du syndicat ouvrier, y'ont peut-être besoin qu'on leur r'monte le moral. J'compte su'toi. T'as pas trop bu j'espère?
Alfred Laforce - J'y vas tout d'suite, viens Marie.
Le curé - Bon, j'vous suis, mais avant... (Ils emmènent Diane avec la chaise. On change le décor.)
En face du moulin, absence de décor, sauf un coffre à l'avant-scène avec Diane à l'intérieur.
Les spectateurs font office d'employés d'usine; l'aumônier chef du syndicat (le curé Audet) et Mme Fortin sont assis dans la salle, Alfred Laforce s'adresse à la foule.
Alfred Laforce - (Il pointe la foule.) La p'tite Lydia a dit que l'avenir de Val-Jalbert va être florissant. Vous êtes là, devant moé... vous savez ben qu'c'est pas vrai!
Diane - (Elle entrouvre le coffre et se sort la tête.) Ben voyons, r'garde le monde qu'y a icit' à soir, c'est très florissant Val-Jalbert! (Elle se rentre la tête.)
Alfred Laforce - Ça, ça nous appartenait! Ça appartient maintenant à "La Price brothers & Company limited". Comme à Péribonka, ils nous ont achetés pour nous détruire! Attendons pas qu'les chauves-souris s'incrustent dans not' moulin! Faut agir!
Moi aussi j'vas vous en faire des prédictions pour l'avenir: Val-Jalbert va être un village fantôme! Et prenez garde, c'est juste le commencement! Les frères Price, des Anglais!, vont fermer la pulperie d'Chicoutimi dans trois ans, pis toutes nos industries vont tomber! On vit au-dessus d'nos moyens, on dépense comme les déchaînés du ciel, une nouvelle église, un nouveau couvent, un nouveau presbytère, et voyez où ça va nous conduire: le Saguenay-Lac-St-Jean, la région fantôme! Hanté par tous ceux qui sont morts su'es chantiers! On va interdire à quiconque de s'aventurer à travers les ruines... C'est ça l'avenir mes amis, c'est ça l'avenir!
Diane - (Même jeu.) Ben non, c'est pas vrai, on vient ici par coup de dix autobus en même temps! On en fera une région touristique! Ça marche!
Alfred Laforce - Rien est infaillible! Pensez pas qu'un si beau village, moderne, avec tous les avantages que vous connaissez, puisse surviv'e longtemps quand tout est hypothéqué pis qu'nos dettes dépassent les sermons du curé! Dans not' dos, y'existe toujours un profiteur qui cherche à nous écraser! Pour nous voler nos maisons qu'on pensait nous appartenir! Devant la faillite, la Banque canadienne nationale va saisir nos économies, garantie de c'qui nous appartenait pas!
Diane - C'est ben, on a pas besoin d'argent! Les dettes, c'est juste du papier. Tant qu'on peut trouver une place pour dormir, y'a pas d'problème. Quand j'aurai pu rien, j'm'installerai su'l'terrain d'camping à l'entrée. Quoiqu'encore là, faut être riche pour ça.
Alfred Laforce - (Il monte sur le coffre.) Croyez jamais qu'vos droits sont acquis! Il faut s'battre constamment pour le peu qu'on gagne. Suivez-moi, j'appelle à la destruction des machines pour éviter l'déménagement! Not' usine ira pas profiter ailleurs!
L'aumônier - Alfred Laforce, taisez-vous! Vous parlez trop fort!
Diane - (Elle relève le couvercle du coffre, Alfred Laforce tombe par terre.) Ça c'est vrai qu'y parle trop.
Alfred Laforce - (Il remonte sur le coffre et cherche un moyen de le barrer.) Personne a un cadenas?
L'aumônier - Vous changez le sujet monsieur Laforce.
Alfred Laforce - Ça c'est l'aumônier du syndicat!
L'aumônier - Attendez un instant s'il vous plaît. (Il enlève son chapeau de curé, et remet celui d'aumônier.) Bon, maintenant j'peux vous entendre. Poursuivez.
Alfred Laforce - Messieurs, c'est lui qui'est chargé d'vous défendre, pis r'gardez l'résultat. Vous nous avez aidés à gagner vingt-cinq cents par-ci par-là, des détails. Vous nous ordonnez d'nous taire là où'c'que l'injustice vous a rendu impuissants? À quoi servent les syndicats si y peuvent pas arrêter l'destin d'Val-Jalbert!?
Mme Fortin - Les prophètes de malheur arrangent rien au problème qu'on vit.
Alfred Laforce - Y vont nous obliger à partir! Y'faut s'révolter pour garder nos maisons!
L'aumônier - L'usine rouvrira probablement pas. Mais y vous offrent la location d'vos maisons pour quatre dollars cinquante par mois, soit, la moitié moins cher qu'avant. Vous pourrez rester aussi longtemps qu'vous voudrez.
Alfred Laforce - Y veulent éviter le scandale! Y savent très bien qu'on va partir de toute façon! P'us d'travail, p'us d'commerçant, p'us rien.
L'aumônier - Voyons, c't'une promesse d'avenir c'te moulin-là. Y'a-tu fonctionné oui ou non? C'tait l'plus beau jamais construit, vous étiez les employés les mieux traités du Québec, avec les avantages de l'urbanisation. C'est la marque de confiance pour l'avenir!
Diane - (Même jeu qu'avant.) Pff, pis mon cul c'est du poulet!
Alfred Laforce - (Il saute à deux pieds sur le coffre.)
L'aumônier - Dans que'ques années les rues de chaque village s'ront plus larges, et comme à Val-Jalbert, elles vont êtres éclairées et bordées d'arbres en rangées. On est parti d'une centaine d'actionnaires entièrement du Québec, des médecins, des marchands et même des cultivateurs, pour symboliser la conquête du marché industriel et la réussite des Canadiens-Français: bâtir nous autres mêmes nos industries, exploiter nous autres mêmes nos ressources, et garder ici les bénéfices de not' travail! Un jour on va avoir une belle autoroute asphaltée pour rallier les grands centres... j'la vois d'ici: l'autoroute Val-Jalbert - Arvida. C'pas une belle promesse ça?
Mme Fortin - Vous faites de beaux discours monsieur l'aumônier du syndicat. Oubliez pas la dure réalité de Val-Jalbert.
L'aumônier - Insolente! Et d'abord, qu'est-ce que vous faites ici?
Mme Fortin - J'vous rappelle qu'la dîme et qu'les frais d'syndicat sont directement soustraits d'la paye de mon mari. Dans ces conditions, j'affirme avoir le droit de m'rendre où j'veux.
Alfred Laforce - (Il redescend du coffre.)
L'aumônier - J'entends à ce que vous compreniez où est vot' place: à la maison, support moral de vot' mari et mère de vos enfants!
Diane - (Elle sort de son coffre, rouge de colère.) Ah! Celle-là j'la réentends chaque soir, pis là, y faut que j'réagisse. Attends un peu toi. (Elle descend dans la salle pour se lancer à sa poursuite.)
L'aumônier - (Pour s'en sortir il court un peu, puis décide de l'affronter en avançant sur elle et en la faisant danser très fort. Ensuite les autres viennent la chercher pour la remettre dans son coffre. Alfred et Lydia - rappelée pour la circonstance - s'assoient sur le coffre.)
Mme Fortin - Ah mais pardon! La femme peut être davantage utile à société! On n'a pas l'droit d'vote, mais j'peux vous jurer qu'un jour on va être à la tête des usines, à la tête du pays, et même, à la tête de l'Église!
L'aumônier - Relisez les Saintes Écritures madame, vous aller voir qu'les femmes doivent pas s'mêler des choses qui les concernent pas.
Alfred Laforce - Excusez-moi, vous dérogez au sujet du débat.
L'aumônier - Dérogez? Pff! (À Mme Fortin.) Rentrez chez vous!
Mme Fortin - J'vas y aller moi-même chercher des informations auprès du surintendant du moulin. Pis j'suis certaine qu'y va m'parler! Y'est temps que les femmes s'intéressent à c'qui s'passe, avant qu'les hommes nous conduisent à la faillite! (Elle sort.)
L'aumônier - (Il monte parler à la foule.) Descendez je vous prie (à Alfred), sortez je vous prie (à Lydia).
Alfred Laforce - (Il va s'asseoir là où le curé prenait place. Lydia sort.)
L'aumônier - Écoutez! Pour vous aider, dans tout travail je suggère la soumission. Oubliez jamais, mes frères, le respect dû aux patrons. L'espoir de survie d'une industrie réside en une équipe qui travaille! Des gars qui s'pognent le derrière à deux mains comme on en a vu à Val-Jalbert, des gars qui par l'entremise du syndicat souhaitent plus que l'usine peut faire, du monde qui entre à l'usine à l'heure juste, parte au coup d'sifflet', trouve tout' les trucs imaginables pour rien faire...
Alfred Laforce - Wow là, dites donc qu'on est la cause d'la fermeture de l'usine!
Diane - (Elle sort de son coffre. Elle imite l'aumônier dans tous ses gestes.)
L'aumônier - Quand une usine fonctionne à plein régime pis qu'a fait d'l'argent, quand une usine souhaite le bien-être de ses travailleurs pis qu'ceux-ci leur rendent bien, c'est pas c't'industrie-là qui va fermer la première! Ça devrait vous faire réfléchir monsieur Laforce! Les usines des frères Price, vos Anglais!, fermeront peut-être leurs portes un jour. Leurs travailleurs sont pas mieux qu'les autres. Mais aujourd'hui, c'est eux autres qui gardent leur job!
Alfred Laforce - Si les Price traitent leurs employés comme Val-Jalbert m'a traité...
Diane - (Elle découvre le décor du tableau suivant.)
L'aumônier - T'as peut-être été traité brutalement pis mis dehors, mais!, avoue qu'avec tes mouvements de grévistes, tu causes plus de torts que d'bien.
Alfred Laforce - Qui cause du tort icit'? Sinon l'clergé? Vous oubliez sans doute le curé Tremblay avec son procès de l'évêché? Deux mille dollars de dommages-intérêts qu'y aurait dû payer pour toutes ses erreurs de jugement. On a pas idée de condamner la famille du surintendant parce que la plus jeune porte un décolleté! En c'qui concerne la justice de l'Église, ça fait longtemps qu'la cour civile l'a condamnée!
L'aumônier - En v'là assez, j'ai p'us rien à ajouter. Alfred Laforce, tu vas avoir de mes nouvelles! (Il sort.)
Alfred Laforce - (Il remonte et se prépare à parler.)
Diane - C't'assez là, on t'a assez entendu! Fait d'l'air, c'est le temps d'passer à l'autre tableau.
Alfred Laforce - Toi, tu vas avoir de mes nouvelles! (Il sort. On change le décor.)
À l'intérieur du moulin: on retrouve des objets relatifs à un moulin.
Diane, Mme Fortin, Mme Bélanger. Viendront ensuite le surintendant René Bélanger et le curé Joseph Audet.
Mme Fortin - J'viens voir le surintendant René Bélanger pour savoir exactement où les choses en sont.
Mme Bélanger - Oui, m'dame Célenire Fortin. Mon mari va r'venir bientôt. En attendant, vous pouvez m'raconter c'qui vous amène. J'suis désolée pour vot' fille Hermine, vot' mari Zacharie doit être ben déçu. Vous savez, moi et mon mari, on a aussi enterré plusieurs de nos enfants.
Mme Fortin - Aof, faut quand même vivre. Pis j'en ai d'autres pour me consoler. L'essentiel c'est qu'j'aye survécue.
Mme Bélanger - Oui, quand on pense que plus souvent qu'autrement, un homme est veuf deux ou trois fois dans sa vie.
Mme Fortin - C'est madame Girard qui en souffre le plus, chaque fois qu'la mère ou l'enfant meurt. Ces sages-femmes-là, j'les comprends; j'ai aidé ma voisine à accoucher l'aut' jour, c'est tout' qu'une aventure.
Mme Bélanger - Mais l'espérance de vie augmente chaque jour. Prenez l'hôpital de Roberval, maintenant on peut espérer dépasser la trentaine assez facilement.
Diane - Pour ma part j'ai mis au monde deux beaux gros enfants à l'hôpital de Roberval. Mon docteur s'appelait, comment qu'a s'appelait don', ben, j'ai oublié son nom, c't'affére!
Mme Fortin - Peut-être, mais pour le moment j'm'inquiète sur le sort de Val-Jalbert. Figurez-vous que c'est su'un coup d'tête que j'suis venue. Personne ose venir, et c'est pour prouver que je peux avoir du cran, à l'aumônier du syndicat et aux hommes là dehors, que j'viens affronter le monstre!
Mme Bélanger - Oh vous savez, les hommes viennent pas parce que, d'ordinaire, le syndicat leur apporte les nouvelles. Et le monstre a juste le nom de surintendant pour effrayer les employés. Y'est ben bon, pis j'dis pas ça juste parce que c'é mon mari. Mais dites-moi, qu'est-ce qui vous a dit l'aumônier?
Mme Fortin - Qu'il entendait à c'que j'apprenne où était ma place.
Mme Bélanger - Ah! Ces curés-là! J'espère que vous lui avez répondu, assez pour le boucher?
Diane - Moi j'y ai répondu en tout cas.
Mme Fortin - J'y ai dit que j'me lancerais Papesse.
Mme Bélanger - Quoi?
Mme Fortin - La première femme pape que l'monde ait connue!
Diane - Es-tu folle, elle?
Mme Bélanger - J'imagine qu'y'a brandi les Saintes Écritures?
Mme Fortin - Et comment! Mon premier travail comme papesse va être d'les réécrire en entier à nouveau!
Mme Bélanger - Et dans l'industrialisation, madame la future papesse, comment voyez-vous le rôle de la femme?
Mme Fortin - Une place de choix, rien d'moins que surintendante d'usine, qu'est-ce que j'dis, propriétaire à part entière!
M. Bélanger - Eh bien madame Fortin, vous voulez ma place? (À sa femme:) Le maire Martel veut t'voir... (Mme Bélanger sort.)
Mme Fortin - J'vas vous prouver tout l'dynamisme qu'les femmes peuvent apporter à l'histoire du Saguenay-Lac-St-Jean!
Diane - Ma fille est ingénieure, mais est su'l'chômage depuis trois ans... faut croire que des ingénieurs et des ingénieures (accentuation sur le «res»), y'en pleut!
M. Bélanger - Les temps sont durs.
Diane - Les temps sont toujours durs, moi j'm'en fais pas avec ça.
M. Bélanger - (Plus fort, pour pallier aux paroles de Diane.) J'vous cède ma place! La compétition européenne est forte, pis les Américains viennent produire leur papier chez nous. Not' village est victime du système.
Mme Fortin - Pourquoi ç'a pas été prévisible?
Diane - (Pendant les prochaines répliques, elle s'amusera avec les décors en arrière. Elle en ressortira une pierre tombale qu'elle déplacera un peu partout sur la scène. Pendant ce temps, tout en parlant, les deux autres comédiens chercheront à la pousser en dehors de la scène.)
M. Bélanger - C'est la nouvelle technologie qu'on ignorait. On investissait pour l'agrandissement, alors qu'on aurait dû investir dans la conversion d'la pâte mécanique en pâte chimique. (Diane devrait être à plat ventre avec le pied de M. Bélanger dessus.) De toutes nouvelles machines en fait'.
Diane - Dernièrement l'usine Price annonçait un investissement de 112 millions de piastres pour convertir sa papeterie d'Alma à la pâte thermomécanique! Bientôt ça va êt'e la pâte nucléaire, je l'sens!
Mme Fortin - Et maintenant, qu'est-ce qui va advenir des machines-là? (Elle tire les cheveux de Diane et lui tord le cou.)
M. Bélanger - Les nouveaux propriétaires veulent les voir fonctionner dans d'autres usines d'la province. Les autres machines vont être préparées en vue d'un entreposage à long terme. (On continue la torture.)
Mme Fortin - C'est quoi les possibilités d'une réouverture ou d'un recyclage de l'usine en aut'e chose qu'un moulin à papier? (Encore la torture.)
M. Bélanger - J'devrais rien dire, mais elles sont nulles! (Une bonne claque.) Les Price veulent s'assurer qu'aucune compétition va intervenir dans leurs affaires. C'est la loi du marché, les uns écrasent les autres (il écrase Diane), à l'endroit même où ces uns risquent de pas survivre! (Ici il accentue et pousse Diane en bas de la scène.)
Diane - Cous-donc toé, laisse-moé vivre! J'te laisse revivre moé? Le maudit, lui... (Elle marmonne.)
M. Bélanger - De toute façon, y'est clair que l'marché est p'us propice au papier. C'est l'problème quand une région se spécialise en un seul domaine.
Mme Fortin - À c't'heure que l'usine est fermée pis qu'le village va être abandonné, vous pouvez enfin m'dire si c'é vrai que c'est une catastrophe naturelle Val-Jalbert? De mauvaises langues disent qu'les territoires de chasse des indiens sont devenus ben maigres depuis la construction d'l'usine, que les érables produisent p'us d'aussi bon sirop, pis qu'nos rivières sont devenues imbuvables, c'qui s'rait la cause d'la mort des ouananiches à l'embouchure d'la rivière Ouiatchouan.
M. Bélanger - C'est toute qu'un discours ça, qui'a absolument aucun fondement! Les usines sont pas mortelles, au contraire, elles procurent un niveau de vie élevé, elles font d'nos villages déphasés des sociétés civilisées.
Mme Fortin - Alors l'industrialisation procurerait que des avantages?
M. Bélanger - Ben, j'pense que...
Mme Bélanger - (Elle entre et exagère son rôle dramatique.) Ah mon Dieu! Un malheur terrible! Je, il faut un docteur, que'que chose, il faut prendre le train jusqu'à Roberval...
Diane - (Elle applaudit.) Ah, c'é pathétique! (Voyant la réaction des comédiens, elle sort.)
Mme Fortin - Voyons madame Bélanger, qu'est-ce qui s'passe?
Mme Bélanger - C'est Lydia et Joseph! Y sont...
Le curé - (Il entre.) J'ai une mauvaise nouvelle à vous apprendre. Lydia et Joseph sont morts en tentant de s'cacher à la rivière souterraine.
Mme Fortin - Quoi? Ben, pourquoi donc qu'y voulaient s'cacher?
Le curé - J'voulais les obliger à suivre les soeurs du Bon-Conseil. Y'ont pris peur, y'ont voulu s'cacher près du village en attendant l'abandon complet.
M. Bélanger - Mon Dieu!
Le curé - Justement, c'est en son nom que j'suis venu vous voir M. Bélanger. Puisque vous êtes surintendant, peut-être qu'la compagnie pourrait défrayer les coûts d'enterrement et le reste?
M. Bélanger - Voyons, y'm'serait possible de faire entrer ça sur les accidents d'travail. Sans doute ça va passer inaperçu. J'y verrai, mais l'usine est fermée, j'sais pas si, j'vas faire mon possible.
Le curé - Vous êtes ben bon.
Mme Fortin - Dites-moi pourquoi, pour l'amour, vous vouliez les obliger à faire une chose qu'y voulaient pas?
Le curé - Qu'est-ce que vous connaissez aux intérêts des enfants?
Mme Bélanger - Vous devriez vous sentir responsable! À 16 et 18 ans, on est capable de s'prendre en main!
Le curé - V'là justement pourquoi y sont morts!
Mme Bélanger - Y s'sont sentis obligés d'agir rapidement, c'est vous qui avez causé leur perte!
M. Bélanger - Mesdames, l'heure est p'us aux accusations, est aux condoléances.
Mme Fortin - Comment est-ce qu'on va faire pour avertir Jules, la dernière famille vivante?
Le curé - J'm'en charge.
Mme Bélanger - Pis Azarias lui? Est-ce qu'y'est mort aussi?
Le curé - Heureusement non, y'avait été confié à l'institutrice Germaine Pagé.
Mme Bélanger - On peut s'en charger mon mari et moi si Mlle Pagé veut bien.
Mme Fortin - Moi également, avec mon mari...
Le curé - Je vous r'mercie, mais Mlle Pagé désire s'en occuper. A s'fait un devoir de pas trop éloigner Azarias pour qu'y puisse rester près du village.
Mme Bélanger - C'est l'époque des malheurs faut croire.
Le curé - Est-ce que vous connaissez l'histoire du malheur?
Tout le monde - Oui!
Le curé - Pas l'histoire du bonheur, là, mais l'histoire du malheur.
Tout le monde - On la connaît!
Le curé - Bon, j'insiste pas. J'vas continuer ma route pour annoncer la bonne nouvelle, euh, j'veux dire, la mauvaise nouvelle. (Il sort.)
Mme Fortin - Pauv'es enfants. Quand j'pense qu'la Lydia avec son don a pas pu voir le malheur. Elle qui voyait tant d'choses. Tient, a m'avait annoncé le nom de ma fille, Hermine, avant même que ça m'vienne à l'esprit.
M. Bélanger - Pis sa mort, elle l'avait prédit?
Mme Fortin - Faut pas trop lui en d'mander!
Mme Bélanger - Dieu fait drôlement les choses.
M. Bélanger - Eh bien mesdames, y nous reste juste à r'tourner dans nos maisons, y'est tard pis la journée a été dure.
Mme Fortin - Si vous pensez que j'vas pouvoir dormir.
Mme Bélanger - Peut-être qu'y sont dans un autre monde, peut-être qu'y sont heureux, qui sait? On connaît rien à la vie des morts. Sans doute y poursuivent leur destinée de l'aut'e côté... (Ils sortent.)
Été 1946, dans le cimetière, même décor qu'au premier tableau.
Deux visiteurs qui reprennent leur souffle, ensuite viendront les spectres de Lydia et Joseph, et puis Diane.
Le visiteur - Est-ce qu'y sont là? Est-ce qu'y nous suivent?
La visiteuse - J'en peux p'us, j'arrête. (Elle s'écrase.)
Le visiteur - Y vont r'venir! Vite! Vite!
La visiteuse - Y viendront, y m'attraperont, y m'mangeront. Y sont sûrement pas dangereux. C'est comme les écureuils, ça délimitent leur territoire.
Le visiteur - Es-tu folle? Y vont nous tuer, on va devenir des fantômes condamnés à errer ent' les maisons!
La visiteuse - Toi pis tes idées de v'nir voir les fantômes à Val-Jalbert! On va devenir les Xième personnes qu'on va prendre pour des malades quand on va leur dire qu'on a rencontré Joseph pis Lydia, les revenants de 1927.
Le visiteur - (Il tourne le tourniquet.) C'est ça l'grincement qu'on entendait!
La visiteuse - Ben ça aussi tu l'garderas pour toé! Rendue au Lac-Bouchette, j'ai envie d'continuer à marcher su'a place sans faire rire la galerie!
Le visiteur - On va leu' dire d'v'nir coucher un soir à Val-Jalbert. Ceux qui riront verront c'qu'y a d'drôle icit'!
La visiteuse - Voyons, prends su'toi, calme-toi. Les v'là! Les v'là!
Le visiteur - Cours, cours! (Ils sortent.)
Joseph - En v'là d'autres qu'on est pas prêt de r'voir au village. Les maudits, j'sais pas ce qu'y va falloir inventer pour les exterminer, c'est rendu impossible d'avoir la paix!
Lydia - (Elle commence à tourner autour du tourniquet.) J'aime le grincement.
Joseph - Ouais, moi aussi. C'est l'bruit qui les alerte, qui commence à les faire paniquer.
Lydia - Y savent ben qu'y vont nous voir après.
Joseph - Val-Jalbert, le village fantôme...
Lydia - Hanté par Lydia et Joseph, le jeune couple enterré vivant dans le cimetière du village.
Joseph - Y méritent définitivement qu'on les chasse d'icit'.
Lydia - Un si beau coin de pays, le plus beau entre tous.
Joseph - Davantage depuis qu'l'usine est fermée. Enfin on respire, on a sauvé les plaines pis les champs verts dans le haut du village.
Lydia - Sans compter les écureuils, les lièvres, les marmottes, les hiboux, les suisses...
Joseph - Les sapins, les épinettes, les cèdres, les cyprès...
Lydia - Les framboises, les fraises, les noisettes, les bleuets...
Joseph - Les bleuets... beuh, on est pas un peu trop romantique?
Lydia - Un peu trop digne tu veux dire! Digne de Val-Jalbert!
Joseph - Penses-tu qu'on va réussir à faire fuir tous les trappeurs, les indiens, pis surtout, les touristes qui vont oser s'aventurer dans not' village?
Lydia - R'garde, tous ceux qui vont venir vont r'partir avant la nuit, sinon...
Joseph - Ça fait combien d'temps qu'on est mort?
Lydia - Dix-neuf ans tout comptés. On est donc en 1946.
Joseph - C'est d'quelle guerre qu'les derniers visiteurs parlaient?
Lydia - Pauv'e Joseph, pourquoi s'intéresser à leurs histoires? Laisse-les s'débrouiller entre-eux aut'es, oublions jusqu'à leur existence.
Joseph - On est ben obligé de voir qu'y existent, y viennent tout le temps jusqu'à nous.
Lydia - Laisse-les venir, mais laisse-les pas détruire not' village.
Joseph - J'me d'mande c'qu'y fait, Azarias.
Lydia - Il attend Roland, son sixième enfant.
Joseph - Tu m'impressionnes, et ça va être quoi le futur de c't'enfant-là?
Lydia - Il va avoir deux enfants, Frédérique et Roland-Michel. J'entrevois aussi une Girard et une Desmeules dans sa vie, toutes deux de Desbiens...
Joseph - Ah, j'aimerais ça aller faire un tour à Desbiens.
Lydia - Pourquoi vouloir partir du plus bel endroit où rester, pis mourir? Écoute la chute... est vivante!
Joseph - Tu m'inquiètes Lydia.
Lydia - T'es drôle Joseph. (Ils se rapprochent et vont s'embrasser.)
Diane - (Elle interrompt la scène d'amour pour se placer entre les deux. Elle place ses bras autour d'eux.) Ben voyons, c'est-y pas beau ça? Mais c'est fini la pièce là, tout le monde dans salle, y veulent rentrer chez eux! Y'en a d'autres qui vont à l'hôtel. J'ai un message des organisateurs de la soirée, faut ben que j'me fasse pardonner, on vous remercie beaucoup, on vous souhaite un bon retour à maison ou une bonne fin de voyage, et puis, (Elle essaie de siffler.) heille! V'nez-vous-en! C'est l'heure des applaudissements! (Les comédiens sortent d'en arrière pour la finale.)
Pièce dramatique
Roland Michel Tremblay
Le bel Antoine Poète, ami d'Alexandre
Alexandre de grandes souches Pianiste, ami d'Antoine, fils d'Idile, amant d'Édith
Édith la belle de la gauche Femme d'Ipitre, poète, maîtresse d'Alexandre
Idile la fouine Père d'Alexandre
Personnages à l'écran
La mère, le père, les deux enfants, les grands-parents, l'homme.
Notez, afin de bien représenter la famille traditionnelle, le site parfait du tournage du film qui accompagne la pièce serait Val-Jalbert, village abandonné autour du Lac-St-Jean (Québec). Toutes les scènes sont inspirées de ce lieu où chaque maison, parfois reconstruite, montre un conformisme surprenant. Ceci dit, il existe probablement d'autres sites parfaits. Ce film n'a point besoin d'être de qualité supérieure, j'ai assisté à des pièces où l'on avait utilisé du 8 mm et c'était bien. En revanche, la qualité du son serait importante car il s'agit de créer une atmosphère par la musique.
La maison d'Antoine et d'Alexandre: la chambre à coucher, le salon et la cuisine en un. Le jardin. Un pan de mur amovible (avec fenêtre et porte) sépare la maison du jardin. Une fosse dans le jardin. La pièce, c'est l'éclatement de ce lieu. Seul un piano meuble la scène au début.
Un lit, un piano avec banc, une table pliante avec chaises, une pierre tombale, un grand sac, des chaînes, un bâton, un recueil de poèmes, un suaire, une pelle, une corde de pendu, une hache, un vase sur une petite table.
La liste des chansons et leur situation sur la cassette Antoine se retrouve à la dernière page (cassette fournie sur demande). En plus des chansons relatives à Alexandre au piano, la pièce nécessite une musique d'atmosphère assez importante. Antonia et Antoine, Amour et Médiocrité, peuvent aussi être fournis sur demande. Cette autre double version ne met pas l'accent sur la suggestion (pas de film) et l'atmosphère. Les dialogues occupent une place de premier plan et le sujet est même différent.
On entend une musique bizarre, c'est la noire nuit. L'écran projette une maison perdue dans la nature. On marche sur une voie ferrée abandonnée, jusqu'à un pont. On regarde alors le ciel, on aperçoit la lune puis la rivière. On tombe en bas du pont. On se retrouve au cimetière, on voit les clôtures, les pierres tombales, une croix. On voit un homme masqué (visage caché), sur fond noir (l'image devrait sans cesse être en mouvement). L'image disparaît. Entre alors Antoine sur la scène, un projecteur le suit. Il semble perdu et désespéré. Seul un piano orne la scène. Il tourne autour du piano et sort par l'autre côté.
On revoit la maison sur l'écran, alternance rapide entre la nuit et le jour. C'est le jour, la musique est un peu plus entraînante. On voit une famille traditionnelle qui s'affaire au quotidien. Le père coupe du bois, la mère étend du linge sur la corde, deux enfants (de sexe différent) courent autour. Tout le monde est heureux. On aperçoit les champs en arrière de la maison. L'image disparaît. Entre alors Alexandre et Édith sur une scène fortement éclairée. Ils semblent heureux, ils installent une pierre tombale dans ce qui deviendra le jardin, ils s'immobilisent.
Sur l'écran on revoit l'homme seul. On le voit en train de creuser la terre dans le sous-sol de la maison, une pierre tombale à côté. Antoine entre en scène, l'éclairage est diminué, il semble attendre quelqu'un. Il essaie de jouer du piano, aucun son ne sort. Il danse en fredonnant l'air «Alexandre de grandes souches». Il ouvre un sac, trouve un suaire qu'il met aussitôt, puis cherche à nouveau dans la poche. Soudain et rapidement il enlève le suaire; il croit entendre quelqu'un mais fausse alerte. Il se cache en dessous du piano. La lumière augmente en intensité. Édith s'en va, Alexandre se dirige vers le piano.
Alexandre - Le bel Antoine.
Alexandre commence à jouer lentement une pièce: «Alexandre de grandes souches» (avec les accords simples). Il se lève et s'en va. Antoine sort d'en dessous du piano, la lumière devient moins forte. Il semble parler à quelqu'un assis sur le banc.
Antoine - Alexandre de grandes souches... tu es romantique. Je mourrais comme cela à entendre cette pièce que tu as composée pour moi. Cette musique prouve ton talent. Elle prouve aussi que tu penses à moi.
Est-ce que tu m'aimes?
Alexandre de grandes souches. Un nom si grand, si prometteur. Sois certain, je ne te quitterai pas. On ira loin ensemble.
Je sais, tu n'aimes pas que j'enterre tes compositions avec mes poèmes, mais puisque les choses sont comme elles sont... (Antoine chante sous l'air: «Alexandre de grandes souches», sans musique.)
Sur, la clarté, de la rivière, de l'eau pure
qui nettoie, les esprits, au soleil, joie et jouissance
C'est la grâce, de voir l'aventure, la simple pureté, la légère ivresse
Ô amour, chevalier des montagnes, accorde-moi, bonheur et tendresse
Et fait, de mes rêves, la grandeur des océans
que je vois, à travers toi, puissance, et chevauchement
Et toi, tu verras en moi, la noble passion et la fidélité
Alors, je regarde le ciel, et puisse ta venue, éclaircir ma voie, et m'illuminer
Alexandre revient, il pose un livre sur le piano. Il se prépare à sortir, Antoine tourne autour. Alexandre sort, Antoine le regarde s'éloigner. Ainsi commence l'attente. Antoine est maintenant moins heureux, il se montre impatient. Un mur descend du plafond, on peut y entrevoir une fenêtre et une porte. Désormais il y aura un jardin et l'intérieur de la maison. Idile arrive tranquillement au jardin. Tout s'immobilise, la lumière s'éteint. Sur l'écran on voit les grands-parents, large sourire, rendant visite à la famille de tout à l'heure. Ils apportent un cadeau pour les enfants. Tous deux le développent, il s'agit d'une bible. Il faudrait alors voir ce livre placé sur un autel avec des cierges autour. L'homme prend le livre, l'ouvre et lit. On voit les pages. L'homme repose le livre, l'image s'éteint.
Idile regarde au loin pour s'assurer que personne ne vient, il observe ensuite l'intérieur de la maison par la fenêtre. Antoine s'approche de la porte, ils semblent se voir. Idile frappe doucement puis tente d'ouvrir. Il sort alors des clés, les essayent, Antoine cherche un moyen de se cacher. Aucune clé n'ouvre la porte. Idile aperçoit quelqu'un au loin. Il se cache comme il peut.
Alexandre revient avec Édith, ils ont des chaises qu'ils placent près de la porte. Ils restent un peu dans le jardin. Antoine observe par la fenêtre et écoute. Édith se penche pour lire l'épitaphe de la pierre tombale.
Édith - Le bel Antoine.
Alexandre - Édith, la belle de la gauche.
Alexandre et Édith s'embrassent. Antoine s'en va vers le fond de la scène. Édith et Alexandre s'immobilisent. Sur l'écran on revoit les images du début dans la noirceur, mais maintenant c'est l'orage dans le ciel et la pluie qui tombe sur les arbres, la rivière dont le courant est plus fort. Retour à la scène, Antoine se rapproche pour entendre la suite.
Édith - Je peux t'entendre jouer du piano?
Alexandre - Entre.
Antoine - Non!
Édith - Je peux t'entendre jouer du piano?
Alexandre - On se verra demain.
Alexandre entre presque immédiatement avec les chaises. Édith demeure seule au jardin, Antoine la regarde encore par la fenêtre, il ignore Alexandre qui installe les chaises dans le salon. Édith se penche à nouveau pour regarder la pierre tombale puis s'en va. Idile sort de sa cachette, il hésite entre frapper à la porte ou suivre Édith. C'est cette dernière idée qu'il retient.
Enfin, Antoine se retourne vers Alexandre qui s'installe pour jouer au piano. Antoine l'observe. Alexandre joue la pièce: «Musique quelconque d'Alexandre». Durant le discours d'Antoine, il essayera de jouer la pièce d'amour «Alexandre de grandes souches» (avec les accords simples), il fera des erreurs.
Antoine - Alexandre, je souhaite la mort! S'il existe une chose que je dois apprendre par rapport à ce que je viens de voir, je suis incapable de la comprendre.
Tu m'appelais le paranoïaque! Il faut pas s'imaginer que lorsque tout va bien j'invente des problèmes! Ça marchait pas entre nous, ça n'a jamais marché!
Tu sais, moi aussi j'adorais le piano. Au début, lorsque l'on s'est connu, tu m'as dit: «Le piano c'est pour moi, la poésie c'est pour toi». Moi je voyais les choses différemment. Je nous voyais nous unir pour faire de ma poésie et de ta musique, une chose éclatante! Je nous voyais parcourir la planète afin de transmettre notre passion à tous les désespérés! (Il chante.) Ah, ah! Maintenant, plus personne ne nous entendra. Mais chose certaine, je ne suis pas mort. Non, je ne suis pas mort.
Alexandre continue de jouer pas trop fort, Antoine semble parler à quelqu'un d'absent.
Antoine - Ipitre, mon ami, l'heure est grave. Édith est venue ici aujourd'hui. Ils étaient là, dans le jardin, Idile pourra te le dire. Ils se sont embrassés.
Alexandre - Ah non! S'il existe une chose qui ne meurt pas, c'est le piano. Écoute mes compositions, c'est autrement plus complexe et impressionnant que ces concerts de jeunes ignorants.
Antoine - Avant que ça n'aille trop loin...
Alexandre - Quoi?
Alexandre se remet à jouer «Musique quelconque d'Alexandre», il arrête parfois pour réfléchir.
Antoine - Ô Alexandre, ça me peine de voir que ton temps se termine. Moi, par contre, mes poèmes sont éternels. Je pourrais te réciter le premier que j'ai composé pour toi lorsque tu avais 23 ans. Celui qui parlait de notre désir de vivre au-delà des mers et des montagnes.
Tu as travaillé fort pour te faire oublier, mais moi, pendant ce temps, je l'ai construit mon univers. Ton piano, c'était ma vie. Et même si ce n'est pas vrai, et ce n'est pas vrai, au moins tu crois le contraire.
Cependant, je l'ai cru longtemps ton univers. Tes belles pièces interprétées pour moi, après les concerts, dans les grands salons. J'étouffais, les grands salons ce ne sont pas les plaines et les arbres, mais cela transpirait une passion... comment dire, formelle? Lorsque tu t'asseyais sur ton banc, ce banc que tu réussissais à oublier, tu semblais communiquer avec l'univers.
Alexandre, je peux comprendre que tu veuilles me remplacer. Une autre naïve à l'autre bout du piano t'est peut-être nécessaire. Comme tu l'as toujours dit: «Si personne reste à mes côtés pour savourer mon univers, pourquoi perdre tant de temps à le construire?» Eh bien, si ça peut te consoler, je suis encore là.
Oui, je peux accepter que tu veuilles me remplacer. La chose qui est difficile à comprendre, c'est la rapidité avec laquelle ça s'est fait. Avec elle en plus. «La belle de la gauche», c'est nouveau ça? Qu'est-ce que ça signifie? Qu'elle passe à côté de tout? Que son plus grand désir est de voir la Terre tourner dans l'autre sens?
Alexandre arrête de jouer, il semble écouter Antoine. Celui-ci sort une corde de pendu d'on ne sait où.
Antoine - Ne l'amène pas ici... (Il montre la corde puis la fait disparaître.) Excuse-moi Alexandre. Ah, souviens-toi de nos rêves. Souviens-toi de ce poème (l'atmosphère change).
Ô Alexandre
Mon coeur ne chante que pour toi
Des rêves où nous serons heureux
Une chanson apaisante dans la nuit
Voilà notre future liberté, qui protège
Où le temps sera à notre idée
En ta musique et mes poèmes
Un rire, une fuite, une simplicité
Un amour fort et tendre
Ô Alexandre
Mon coeur ne pleure que pour toi
Ces rêves où nous pourrions être heureux
Une chanson racontant mon ennui
Car par toi je suis, et sans toi, où serais-je?
Sans toi je chercherais ces fleurs fanées
Alors que mon coeur possède sa fleur bohème
Ainsi nos rêves fleuriront cette journée
Où notre gloire sera grande
Ô Alexandre
Mon coeur ne pleure que pour toi
Ces rêves où nous aurions pu être heureux
Alexandre n'a rien écouté, il trouve un lit à l'arrière-scène, le fait rouler jusque dans la maison, il s'y couche. Antoine se traîne vers la porte pour observer la pierre tombale par la fenêtre. Il s'assoit sur le banc du piano, cache de ses mains son visage, se couche sur les notes.
Édith arrive au jardin avec une pelle. Visiblement, elle veut creuser la tombe d'Antoine. Lorsque Antoine l'entend, il court à la fenêtre, regarde, retrouve le suaire, le met et court au jardin. Édith repart en courant sans emporter sa pelle.
Antoine - Truite! (Il retourne dans la maison s'étendre à côté d'Alexandre, mais se relève immédiatement.)
Ô Alexandre de grandes souches, je ne vais pas m'étendre à côté de toi cette nuit.
Arrive alors Idile au jardin. Il regarde la pierre tombale puis cogne à la porte. Alexandre se lève pour aller ouvrir, mais l'autre est déjà dans la maison.
Alexandre - Idile.
Idile - Tu espérais la belle de la gauche? J'espère qu'elle dort avec Ipitre. Alexandre, cette fois, laisse-moi parler. Il est ici, je peux le voir. Tu as quelque chose à lui dire? Je peux lui parler.
Alexandre - Quoi?
Idile - Antoine, il n'est pas disparu.
Alexandre - Non, non, non, il est vraiment tard, excuse-moi de te mettre à la porte, on se reparlera demain. (Il le reconduit jusqu'à la porte.)
Idile - Je t'ai tout appris! Jusqu'au piano! Tu refuses maintenant que je t'apprenne l'essentiel?
Antoine - M'entendriez-vous?
Idile - Il voudrait te parler.
Alexandre - En voilà assez!
Il le met dehors et va se recoucher. Les premières lueurs du jour apparaissent. La porte s'ouvre, une lumière sort de la fosse où se situe la pierre tombale. Antoine commence à étouffer. Il rampe presque, il lutte contre une force qui l'attire vers la fosse. Il se lamente, appelle à l'aide, puis disparaît dans la fosse. Les lumières du plateau s'éteignent.
Sur l'écran, arrive l'homme en état de décomposition, marchant seul sur les rails du chemin de fer, au rythme d'une musique bizarre dont il suit le mouvement. Il semble être dans un rêve, il souffre. Les lumières s'éteignent, il disparaît. On voit alors le jour qui se lève sur le lac. Retour à la maison. On peut voir la hache seule sur le bûcher. Le linge de la corde qui traîne par terre dans la boue. On aperçoit (l'image bouge) la famille traditionnelle sur fond noir, sans les enfants. On voit en alternance des images qui montrent l'homme habillé en femme et la femme en homme, et vice-versa (même nus en alternance, si on veut).
Sur la scène, Alexandre se lève et se prépare à sortir. Dans le jardin il trouve la pelle d'Édith, se questionne, puis la jette plus loin. Il s'en va mais revient assez tôt accompagné d'Édith, laquelle tient une petite table avec un vase.
Édith - Alexandre, je dois repartir. Nous n'avons pas le temps pour faire des choses... j'espère que tu comprends.
Alexandre - Entre.
Ils entrent. Édith installe la petite table avec le vase. Alexandre va chercher le livre qui est sur le piano et le remet à Édith.
Édith - Bon, je te remercie pour le livre. (Elle va sortir.)
Alexandre - Fais attention. Je ne sais pas pourquoi, je n'aime pas te remettre les poèmes d'Antoine. C'est comme un sacrilège.
Édith - Je les ramènerai ce soir. À propos, va-t-on faire l'amour? Tu sais, malgré Ipitre, c'est toi que j'aime. Notre amour est donc justifié, personne ne pourrait nous le reprocher.
Alexandre - On pourra pas faire l'amour ce soir.
Édith - Ah non? (Alexandre la prend dans ses bras, lui prend les fesses.) Alexandre! Non, on pourrait nous voir.
Alexandre - Qui? (Elle pointe la tombe. Il rit.) Tu crois qu'il peut nous écouter du fond de sa tombe?
Édith - J'ai l'impression qu'il nous entend, qu'il nous regarde.
Alexandre - Tu es paranoïaque.
Édith - Pourquoi l'avoir enterré au jardin? Tu ne sais pas ce que j'ai vu cette nuit.
Alexandre - Cette nuit?
Édith - Oui, dans le jardin.
Alexandre - Dans le jardin, cette nuit?
Édith - Euh, oui, je... j'étais venue te voir.
Alexandre - La pelle là dehors, c'est à toi?
Édith - Une pelle? Que ferais-je d'une pelle?
Alexandre - Creuser ma tombe. (Il sourit.) Creuser sa tombe. Je te connais, tu ne t'appelles pas Édith la belle de la gauche pour rien. J'ai vu la même pelle dans le garage à Ipitre.
Édith - Alexandre, pense ce que tu voudras, le cadavre d'Antoine, je m'en contrefous. Mais écoute, cette nuit je l'ai vu, lui.
Alexandre - Qui ça, lui?
Édith - Antoine!
Alexandre - Es-tu folle? Tu n'es pas seulement de la gauche, tu es encore pire!
Édith - Cesse de dire que je suis de la gauche. Le fait est qu'Antoine nous surveille, même après sa mort.
Alexandre - Et puis? Il est mort justement. Tu crois que je vais rester seul toute ma vie? Que je vais composer mes chansons en fonction de ses idées?
Édith - Peut-être comprendra-t-il. Tu te souviens l'an passé, nos folies? Ce soir je reviendrai te voir. On recommencera sous le piano. C'est moins intéressant s'il n'y a aucun danger. C'est comme si on a le droit de faire l'amour. Heureusement il reste Ipitre, et même Antoine. (Elle rit. Soudain on aperçoit Idile au jardin, il était caché, il espionne maintenant à la fenêtre.) Le fantôme d'Antoine, cette idée m'enchante. Faire l'amour le plus naturellement du monde alors qu'il nous regarde, incapable d'applaudir, de dire un mot. Il faudra que je trouve le moyen de me débarrasser d'Ipitre ce soir. Je te laisse. (Idile disparaît.)
Alexandre - À ce soir.
Édith s'en va avec le livre. Alexandre va se coucher. Au jardin elle trouve sa pelle et se penche pour la prendre. Idile sort de sa cachette et se tient derrière Édith de sorte que lorsqu'elle se relève et se retourne, elle échappe la pelle et le livre.
Idile - Eh bien, qui l'on retrouve, tout juste au dessus de la tombe d'Antoine?
Édith - Vous voulez me faire mourir?
Idile - Si Ipitre te voyait.
Édith - Justement, je ne fais rien de mal. Je suis juste venue pour, euh...
Idile - Quels sont ces surprenants objets? Les poèmes d'Antoine?
Édith - C'est quoi votre problème? Ne vous a-t-on pas surnommé Idile la fouine? Je suis juste venue emprunter les poèmes d'Antoine.
Idile - Tu vas rendre mes garçons malheureux. Je te conseille de rentrer chez toi. Les rumeurs, c'est dangereux.
Édith - Des menaces? Je vous conseille de rentrer chez vous et d'oublier vos garçons. C'est vous qui les rendrez malheureux.
Idile - Je sais que tu voyais Alexandre avant la mort d'Antoine.
Édith - Vous causerez leur perte!
Idile - Au contraire.
Édith - Vous causerez leur perte, la mienne et la vôtre!
Édith s'en va. Idile cogne à la porte. Alexandre se lève de peine et de misère. Il ouvre, Idile entre. Le soir commence à tomber.
Idile - Bonjour.
Alexandre - Bonsoir.
Idile - Alexandre, aimes-tu Antoine?
Alexandre - Antoine est mort.
Idile - Désires-tu qu'il revienne?
Alexandre - Qu'est-ce que tu crois?
Idile - Le veux-tu vraiment?
Alexandre - Tu vas me le faire apparaître?
Idile - Il est ici.
Alexandre - Ah oui? Eh bien, qu'il apparaisse à mes yeux.
Idile - Pourquoi désires-tu qu'il apparaisse? Pour me donner raison? Le veux-tu vraiment devant toi? Peux-tu l'aimer suffisamment pour le voir là devant tes yeux?
Le soir est maintenant tombé. Antoine sort de la fosse, il va directement au salon. La porte s'ouvre, mais ni Alexandre ni Idile ne semblent s'en rendre compte.
Alexandre - Édith vient ce soir. J'aimerais me reposer avant.
Idile - Je sais que tu voyais Édith avant la mort d'Antoine. C'est elle-même qui vient de me le dire. Je te laisse, repose-toi bien. (Il sort.)
Antoine - (Il crie à travers la maison.) Aujourd'hui je suis délivré de tout remords ou regret envers qui que ce soit! (Alexandre s'installe au piano, il est nerveux.) Je souhaite ta mort! Si tu t'étouffes avec ta musique, je serai heureux!
Alexandre essaie de jouer sa chanson d'amour «Alexandre de grandes souches», il en est incapable. Il décide plutôt d'aller se coucher. Il est dérangé, il cherche ses choses. Il dormira très mal, se retournera sans cesse. Antoine se calme un peu. Il parle à Alexandre qui tente de dormir.
Antoine - Oh, Alexandre, pourquoi? Je ne comprends pas. Tu es malheureux, je le suis davantage. Tu pourrais tout recommencer avec elle? Non? Son mari, voilà la raison. Elle t'aime peut-être, mais elle ne quittera pas Ipitre. Parce qu'elle l'aime! Elle veut juste des aventures, ça fait battre son coeur plus fort, et Ipitre est toujours parti. Il en existe peut-être d'autres des comme toi, c'est ton tracas Alexandre? Même pas, tu te suffis avec ton piano. Mais ton piano, tu l'emporteras pas dans ta tombe! (Antoine se choque.) Ah! Tu ne dormiras plus! Ni les nuits prochaines!
Antoine produit des bruits bizarres, des grognements, il trouve des chaînes (dans son sac ou ailleurs) et les balance partout. Il sort un bâton, cogne sur les murs, sur le piano. Il lâche des cris, hurle, court, fait une crise. Il finit par se lancer sur le piano et réussit à en jouer. Alexandre se lève et observe le piano. Antoine se retourne, se calme, observe Alexandre. Celui-ci s'approche du piano, il en joue quelques notes. Il regarde la pierre tombale dans le jardin puis retourne se coucher. Antoine court à l'extérieur sur sa tombe. À l'écran, on est sur la rivière avant d'arriver aux chutes. Il faut voir une image qui montre la descente de la chute d'eau dans la nuit. On retourne au cimetière. Retour à la scène, Antoine rentre dans la maison. Il attend, s'assoit, se lève, se rassoit, se relève, va jusqu'à la fenêtre, puis s'assoit au piano. Il joue, à une main, une petite mélodie simple, «Le bel Antoine», dont il ne joue que le début. Il sort à l'extérieur, s'assoit près de la pierre tombale, retourne s'étendre à côté d'Alexandre. Édith arrive au jardin avec une table pliante. Elle cogne, Alexandre vient ouvrir.
Édith - Bonjour.
Alexandre - Bonjour.
Antoine - Bonsoir.
Édith - (Elle installe la table entre les chaises.) J'ai lu les poèmes d'Antoine. Après la cinquième page, j'ai tiré le livre au bout de mes bras. Une poésie tellement prosaïque, endormante à mourir, mais moi, j'ai survécu.
Antoine - Mes poèmes?
Alexandre - Où sont-ils?
Édith - Les poèmes? À la maison. Ne t'inquiète pas, je les ramènerai, si j'y pense, si je les retrouve. Tiens, un exemple: (Elle se lance d'un côté.) -Sur la clarté de la rivière, de l'eau pure, pff! (Elle se lance de l'autre côté.)
-...tu verras en moi la noble passion et la fidélité, euh, hum...
Antoine - Quand a-t-elle eu ce livre?
Édith - Joue du piano, Alexandre de grandes souches! Joue du piano! (Alexandre, avec des airs, s'installe au piano.)
Édith - Je vais enfin t'entendre jouer du piano. Depuis le temps. La dernière fois ce fut l'apothéose, tu as éjaculé à la dernière note.
Antoine - Eurk! Tu m'écoeures!
Édith - Tu vas jouer ma belle chanson d'amour, hein, Alexandre?
Alexandre - Je ne sais pas si je peux.
Antoine - Eh!
Édith s'assoit à la droite du piano, quand Antoine la voit, il va s'asseoir de l'autre côté. Alexandre commence sa chanson d'amour, «Alexandre de grandes souches», avec les accords complexes, il la joue très bien. Édith pose sa tête sur l'épaule d'Alexandre. Antoine l'imite.
Édith - Alexandre, tu es si... romantique. (Antoine se lève.) Alexandre, est-ce que tu m'aimes?
Antoine - Vieille gribiche, tu peux toujours radoter, il t'entend plus!
Édith - Je te vois observer l'univers. Pourquoi sembles-tu si malheureux?
Antoine - C'est un romantique. Un romantique raté!
Alexandre - Je semble malheureux parce qu'Antoine est mort.
Antoine - Ah!
Édith - Et puis? Tu vas pas le pleurer pendant dix ans? De toute façon tu étais malheureux avant. Je peux comprendre qu'un ami ne t'ait pas rendu heureux, mais une maîtresse... (Alexandre se lève et va s'asseoir sur une chaise. Antoine s'assoit par terre alors qu'Édith se lève.) Alexandre! Tu m'écoutes pas! Pourquoi es-tu malheureux!?
Alexandre - Antoine est mort!
Antoine - C'est pas vrai!
Édith - Tu étais malheureux avant!
Antoine - On le saura!
Alexandre - Je ne suis pas malheureux!
Antoine - Non! C'est moi qui suis malheureux! (Il sort la corde de pendu, se la met autour du cou et tire vers le haut pour se pendre.)
Édith - Ton Antoine est en train de décomposer dans sa tombe! Il est laid, rongé par les vers, plein de larves, les insectes y ont pondu leurs oeufs. (Antoine se lève, enlève la corde de son cou et la met autour du cou à Édith.) Il engraisse la terre maintenant, il n'a plus de sentiment. C'est là où sa poésie l'a conduit. (Antoine tire plus fort sur la corde.) Et voilà où ton art te conduira! Tu vieillis Alexandre. Profite de ma présence, il faut jouir de la vie!
Alexandre - Une chose que tu dois savoir Édith, c'est que je jouis davantage de la vie lorsque je joue du piano, que lorsque je fais l'amour avec toi! (Antoine enlève la corde du cou d'Édith et se rassoit par terre.)
Édith - Tu n'es qu'un intellectuel! Tu te crois artiste! Un artiste c'est sensuel. Ça ressent la beauté des choses. Si tu étais vraiment artiste, tu me ferais l'amour comme un dieu!
Antoine - Je me sens pur lorsque je vous regarde.
Alexandre - Tu sais Édith, Antoine...
Édith - Il faut être naïf parfois, Alexandre! La poésie d'Antoine est naïve. Comme lui probablement. Dans ses poèmes, il évite de parler de l'existence, il vit sur un nuage. Il parle d'amour, d'affection, de liberté et de grâce. De liberté Alexandre! De la liberté de vivre, de faire l'amour, d'aller chercher un peu de tendresse près d'un corps chaud. Sentir la passion d'une Édith en chaleur au creux de son lit, pendant une grosse heure, inoubliable, dans des draps sales s'il le faut, cela n'enlève rien à l'émotion du moment! Il n'y a rien de mal là-dedans, c'est commun à toute la race humaine!
Antoine - D'abord, je ne suis pas naïf. Ensuite, mon idée de la liberté...
Alexandre - Tu interprètes mal la poésie d'Antoine. Son idée de la liberté se limite à la conscience.
Antoine - Pardon, je, euh...
Édith - La conscience? Eh bien moi je dis que la liberté n'est limitée que par la justice collective et les réalités de la vie!
Antoine - Eh bien, je crois que...
Édith - La conscience, c'est une perte de temps! Je me sens pas coupable de tromper mon mari. Il doit me tromper lui aussi. De toute manière, il est loin d'être le romantique d'autrefois, eh, quelqu'un capable de dire que je suis grosse. Il est le plus terre à terre des vers de terre que je connaisse!
Antoine - Oh, franchement Édith...
Édith - Toi Alexandre, tu te tourmentes tellement que tu vas finir par te retrouver à pourrir avec ton Antoine! Voilà ce qui te rend malheureux! Oublie ta conscience, et tu resteras pur!
Antoine - Elle est folle! On arrive à dire n'importe quoi en...
Alexandre - On ne me rendra pas pur à me dire que je me tracasse pour rien et que les reproches que je me fais peuvent s'oublier ou être compensés par autre chose!
Antoine - Bon Dieu!
Édith - Moi je vais mourir la conscience tranquille! C'est le temps que les gens se reprennent en main et qu'ils mettent de côté cette stupide morale qui n'a pour seule idée que de les tourmenter leur vie durant. Ah, elle est belle cette vie! On passe notre temps à se bâtir une philosophie qu'il nous sera impossible de suivre. Ainsi il est dans la nature des gens de se trouver des raisons pour se rendre coupables de vivre. (Alexandre s'avance pour recommencer à jouer du piano.)
Ô Alexandre
Je ne vis que pour toi
Ces moments où nous sommes heureux
Alexandre - (Il arrête ce qu'il fait.) Qu'est-ce que c'est ça?
Édith - Un dérivé de la poésie de ton bébé. Tu vois, la différence entre Antoine et moi, c'est qu'il rêvait de vivre avec toi. Toute sa vie il a espéré le commencement de sa vie. Tandis que moi, je suis parfaitement heureuse, aujourd'hui, avec toi.
Alexandre se met à jouer le début de «Le bel Antoine», à une main.
Antoine - Je me sens pur lorsque je vous regarde.
Édith - Et puis d'ailleurs, ton Antoine n'était pas si pur que ça. Il faut relire sa poésie. Il parle sans cesse d'un chevalier, c'est même très érotique par endroit:
Il m'enveloppa de sa nudité
Dont l'Univers m'en criait la beauté
La description de ce prince charmant ne ressemble en rien à celle d'Alexandre de grandes souches. (Alexandre arrête de jouer.)
Alexandre - Ce n'est que de la poésie! Cela ne veut rien dire. C'était moi son chevalier. Depuis toujours, c'est moi son chevalier! Et je ne suis pas laid...
Antoine - Tout le monde a besoin de fantasmes. Et tant que ça demeure des fantasmes, je puis me sentir pur.
Édith - C'est des fantasmes, des désirs secrets, des besoins qui n'étaient pas comblés par Alexandre de grandes souches. Un malheureux en manque d'affection, insatisfait sexuellement. Mais moi, je n'ai pas à me lamenter Alexandre. Écoute d'ailleurs le poème que j'ai écrit pour aller avec la pièce d'amour que tu as composée pour moi. Tu veux m'accompagner au piano?
Alexandre - Non, je t'en prie, Ipitre va venir. Ce n'est pas le moment, je suis fatigué... (Édith commence à chanter son poème, sans la musique d'Alexandre, sur le même air que le poème d'Antoine au début. Alexandre fait semblant de chercher quelque chose, il cherchera sous le lit. Antoine se promènera dehors.)
Édith - (Plus rapide qu'Antoine au début, ne cadre pas avec les notes.)
Sur, la rivière qui est polluée et impure,
de la ville, qui contraint, les esprits à vivre la nuit
L'espoir, de s'ouvrir au grand jour, présente la grâce,
de voir en la liberté, un mensonge, une violente ivresse,
un affreux fantasme, qui dirige l'existence
Ô amours, chevaliers des montagnes, accordez-moi vos tendresses éphémères
Exaucez mes désirs, à la grandeur, des cimetières
Que je vois à travers vous, la puissance des chevaux, pour ma joie et jouissance
Je regarde, dans le noir de la nuit, votre venue franchement écoeurante, enlaidir ma voie, pour me glorifier.
Antoine fait un geste, Édith recule et s'immobilise. Le mur qui sépare la maison du jardin s'en va. Idile arrive.
Idile - Alexandre...
Alexandre - (Imitation.) Idile...
Antoine - Aidez-moi!
Idile - Que se passe-t-il?
Antoine jette la table vers l'arrière avec les chaises. Il fait de même avec la petite table et le vase qu'il lance carrément dans les coulisses.
Alexandre - (Il se retourne.) Qui a fait ça?
Idile - Antoine, tu sais qu'il est ici.
Alexandre - Pourquoi il a fait ça?
Antoine - C'est un avertissement.
Idile - Il dit que c'est un accident.
Alexandre - Il va devenir dangereux?
Antoine - J'en suis capable.
Idile - Il dit qu'il en est incapable.
Antoine - À quoi ça sert que vous puissiez m'entendre?
Alexandre - À quoi joues-tu? Quels sont tes intérêts?
Idile - Mes intérêts sont les tiens, Alexandre. Je sais des choses que tu ignores.
Antoine - Dites-lui que je l'aime!
Alexandre - Admettons qu'il soit là. Admettons que tu puisses lui parler. J'aimerais qu'il réponde à cette question: pourquoi n'étais-je pas heureux avec lui? (Antoine reçoit un choc.)
Idile - Il dit que tu n'as pas appris à être heureux avec lui.
Alexandre - Et lui? A-t-il appris à être heureux avec moi?
Antoine - Je... Alexandre!
Idile - Il t'aime. Tu l'aimes aussi.
Alexandre - Cela suffit-il?
Idile - Il souffre.
Alexandre - Moi aussi.
Antoine - Alexandre, entends-moi: je t'aime!
Alexandre - Mais cela suffit-il?
Idile - Je t'interdis de recevoir Édith!
Alexandre - Tu m'interdis?
Idile - C'est ta belle-soeur!
Alexandre - Où est le lien de parenté?
Idile - Et ton frère? Tu veux détruire son bonheur?
Alexandre - Il est heureux?
Idile - Et s'il l'était?
Alexandre - Et s'il ne l'était pas? Y a-t-il quelqu'un d'heureux sur cette planète?
Idile - Alexandre, tu ne seras pas plus heureux avec Édith que tu ne l'as été avec Antoine. Maintenant, je vais t'empêcher de voir Édith.
Alexandre - Si tu parles à Ipitre, je veux plus te revoir!
Idile sort. Alexandre s'est remis à jouer du piano: «Musique quelconque d'Alexandre». Édith revient à la vie et s'assoit. Alexandre n'entend plus rien.
Édith - Je n'ai plus beaucoup de temps Alexandre, si tu comprends ce que je veux dire.
Antoine - Plus beaucoup de temps pour quoi?
Édith - Alexandre, il faut accélérer le mouvement.
Antoine - Quoi?
Alexandre - Une pièce d'amour ne s'interprète qu'à travers un sentiment de jouissance extrême. Et cela nécessite une grâce généralement lente dans les mouvements.
Antoine - Ce mouvement est merveilleusement bien interprété. Trop bien peut-être...
Édith s'impatiente, elle s'appuie sur le piano. Elle finit par prendre Alexandre par la main et l'invite à le suivre. Ils vont jusqu'au lit.
Antoine - Alexandre! Ton piano? Elle te détruit! Alexandre!
Antoine court au jardin. Il regarde la pierre tombale, la jette hors de la scène, observe le ciel. Il se calme, prend des respirations, lâche un grand soupir. Il retourne s'asseoir au piano. Résigné, il joue sa petite mélodie, «Le bel Antoine», sans les accords.
Alexandre relève la tête, il entend la mélodie. Antoine se lève d'un bond et va se jeter dans la fosse. Alexandre se lève et regarde la fosse. Édith se prépare à partir.
Édith - Alexandre, je n'ai plus le temps. On se reverra. (Elle sort en coup de vent.)
Alexandre - Édith! (Puis moins fort:) Antoine. (Idile revient.)
Idile - J'ai parlé avec Ipitre. Édith te fait dire qu'elle ne reviendra plus. Je suis désolé, je... je suis désolé.
Il s'en va. Alexandre s'assoit au piano. Il joue «Le bel Antoine» au complet avec les accords. Il se lève ensuite, va jusqu'à la fosse, retourne dans la maison, semble attendre quelque chose. Il pousse le lit hors de la scène, va jusqu'à la fosse. Il trouve le suaire du début, le met, puis le jette par terre. Il cherche encore, il trouve une hache. Il jette tout par terre. Il observe le piano puis se lance sur les notes. Il est incapable d'en jouer, il panique, il se lève, on entend «Le bel Antoine» à un degré plus élevé, genre d'aliénation (qui peut être accompagnée par des images à l'écran), puis c'est sous un jeu de lumière qu'Alexandre se jette dans la fosse. La scène n'est plus éclairée. Un jeu de lumière aveugle le public, tout s'éteint. Sur l'écran, on est en plein jour, on voit la hache et la corde à linge par terre, les vêtements dans la boue. La maison est complètement détruite (sur le site de Val-Jalbert on pourra trouver des maisons identiques dont quelques-unes encore détruites). On retourne sur les champs, l'homme court seul, on voit l'immensité du lac au loin, l'image s'éteint. Retour à la scène, la fosse s'illumine et les comédiens en sortent sous la musique «La finale».
Cette pièce s'appelait AMOUR ET MÉDIOCRITÉ
Roland Michel Tremblay
Personnages
Les morts
La belle Antonia Poète
Amie d'Alexandre
Alexandre de grandes souches Pianiste
Ami d'Antonia
Frère d'Ipitre
Fils d'Idile
Amant d'Édith
Édith la belle de la gauche Poète
Femme d'Ipitre
Maîtresse d'Alexandre
Ipitre Mari d'Édith
Frère d'Alexandre
Agent d'Alexandre
Agent d'Édith
Fils d'Idile
Idile la fouine Mère d'Alexandre
Mère d'Ipitre
Lieu
La maison d'Antonia et d'Alexandre: la chambre à coucher, le salon et la cuisine en un. Le jardin. Un mur avec une fenêtre et une porte qui donnent sur le jardin. Une fosse dans le jardin.
Un lit, un piano avec banc, une table avec chaises, un divan, une pierre tombale, un micro-onde, une assiette, une cuillère, une coupe à vin, une bouteille de vin, un ouvre-bouteille, une boîte de macaronis au fromage pour micro-onde, deux grands sacs, des chaînes, un bâton, une tête de cadavre, un recueil de poèmes, deux suaires avec trous pour les yeux, une pelle, une corde de pendu, une hache, une couronne mortuaire, une paire de lunettes, un vase sur une petite table.
La liste des chansons, et leur situation sur la cassette Amour et Médiocrité, se retrouve à la dernière page (cassette fournie sur demande).
Il existe une autre version de cette pièce nommée Antoine. Il s'agit d'un questionnement des valeurs traditionnelles familiales par la mise en scène de l'éclatement du lieu de la pièce. Antonia s'appelle alors Antoine et Idile n'est plus la mère, mais le père.
C'est la nuit, les morts dansent dans le salon sur la musique: «Danse des morts».
Antonia arrive dans le jardin, elle regarde les morts par la fenêtre. Elle ouvre la porte, entre dans le salon, avance au milieu de la danse. Lorsque la mélodie devient plus rapide, les spectres prennent conscience de sa présence et la pressent dans leur danse. Ils la conduisent jusqu'au jardin et la jettent dans la fosse. Toutes les lumières s'éteignent pour rapidement faire disparaître les morts et laisser apparaître une Antonia devenue elle-même spectre, éclairée par une simple lumière bleue, lumière de nuit.
Le spectre d'Antonia réapparaît donc au milieu du jardin tenant une poche dans ses bras. Antonia regarde alors une pierre tombale qui prend place à côté d'elle. Elle entre dans le salon. Elle jette son sac par terre et regarde par la fenêtre, elle semble attendre quelqu'un. Elle essaie de jouer du piano, aucun son ne sort. Elle danse à son tour en fredonnant l'air «Alexandre de grandes souches». Peu après elle ouvre le sac, trouve un suaire qu'elle met aussitôt, puis cherche à nouveau dans la poche. Soudain et rapidement elle enlève le suaire, elle croit entendre quelqu'un mais fausse alerte. Elle court autour du piano, se cache en dessous, regarde le plafond, semble réfléchir, marche jusqu'à la fenêtre, s'étend sur le lit. Enfin, elle entend Alexandre qui arrive. Au jardin il regarde la pierre tombale et lit l'épitaphe.
Alexandre - La belle Antonia.
Il entre, s'occupe à certaines choses, s'installe au piano. Antonia l'observe. Il commence à jouer lentement une pièce, «Alexandre de grandes souches», avec les accords simples.
Antonia - Alexandre de grandes souches... tu es si romantique. Je mourrais comme cela à entendre cette pièce que tu as composée pour moi lorsque l'on s'est connu. Cette musique prouve ton talent. Elle prouve aussi que tu penses à moi.
Alexandre - Ah! Le sud, les concerts...
Antonia - Est-ce que tu m'aimes? (Alexandre termine sa pièce, il se met à chercher quelque chose.) Alexandre de grandes souches, un nom si grand, si prometteur. Sois certain, je ne te quitterai pas. Cela va bien entre nous, nous irons loin ensemble.
Tu te souviens du poème que j'ai écrit pour aller avec ta pièce? Je sais, tu n'aimes pas que j'enterre tes compositions avec mes poèmes, mais puisque les choses sont comme elles sont, je vais chanter. (Antonia chante sous l'air «Alexandre de grandes souches», sans musique. Pendant ce temps Alexandre cherche sous le lit.)
Sur, la clarté, de la rivière, de l'eau pure
qui nettoie, les esprits, au soleil, joie et jouissance
C'est la grâce, de voir l'aventure, la simple pureté, la légère ivresse
Ô amour, chevalier des montagnes, accorde-moi, bonheur et tendresse
Et fait, de mes rêves, la grandeur des océans
que je vois, à travers toi, puissance, et chevauchement
Et toi, tu verras en moi, la noble passion et la fidélité
Alors, je regarde le ciel, et puisse ta venue, éclaircir ma voie, et m'illuminer
Alexandre se relève, il a trouvé un livre qu'il place sur la table. Il se prépare à sortir, Antonia tourne autour. Alexandre sort, Antonia le regarde s'éloigner par la fenêtre. Ainsi commence l'attente. Antonia est maintenant moins heureuse, elle se montre impatiente. Idile arrive tranquillement au jardin. Elle observe au loin pour s'assurer que personne ne vient, puis elle observe l'intérieur de la maison par la fenêtre. Antonia s'approche de la porte, elles semblent se voir. Idile frappe doucement et tente d'ouvrir. Elle sort un trousseau de clés, les essayent une par une, mais aucune n'ouvre la porte. Découragée elle regarde la pierre tombale, fait un geste qui montre qu'elle voudrait creuser, puis aperçoit quelqu'un au loin. Elle se cache.
Alexandre revient avec Édith, ils restent dans le jardin. Antonia observe par la fenêtre et écoute. Édith se penche vers la pierre tombale.
Édith - La belle Antonia.
Alexandre - Édith, la belle de la gauche.
Alexandre et Édith s'embrassent.
Édith - Je peux t'entendre jouer du piano?
Alexandre - On se verra demain.
Alexandre entre presque immédiatement. Édith reste seule au jardin, Antonia la regarde encore par la fenêtre, elle ignore Alexandre. Édith se penche à nouveau pour regarder la pierre tombale, puis s'en va. Idile sort de sa cachette, elle hésite entre frapper à la porte ou suivre Édith. C'est cette dernière idée qu'elle retient. Enfin, Antonia se retourne vers Alexandre qui s'installe pour jouer du piano. Il joue la pièce «Musique quelconque d'Alexandre». Durant le discours d'Antonia il essayera de jouer la pièce d'amour «Alexandre de grandes souches» avec les accords simples, il fera des erreurs.
Antonia - Alexandre, je souhaite la mort! S'il existe une chose que je dois apprendre par rapport à ce que je viens de voir, je suis incapable de la comprendre. Tu m'appelais la paranoïaque! Il ne faut pas s'imaginer que lorsque tout va bien j'invente des problèmes! Ça ne marchait pas entre nous, ça n'a jamais marché!
C'est peut-être parce que tu me trouvais fatigante que tu t'es mis à jouer du piano douze heures par jour? Tu sais, moi aussi j'adorais le piano. Au début, quand on s'est connu, tu m'as dit: «Le piano c'est pour moi, la poésie c'est pour toi». Moi je voyais les choses différemment. Je nous voyais nous unir pour faire de ma poésie et de ta musique, une chose éclatante! Je nous voyais parcourir la planète afin de transmettre notre passion à tous les désespérés! (Elle chante:) Aaah, aaah! Maintenant plus personne ne nous entendra. Mais chose certaine, je ne suis pas morte. Non, je ne suis pas morte.
Ipitre arrive dans le jardin avec une couronne mortuaire. Il regarde la pierre tombale, il cogne à la porte.
Alexandre - Entrez! (Ipitre entre.) Bonjour Ipitre.
Ipitre - Bonjour Alexandre de grandes souches. Je viens te souhaiter mes plus sincères condoléances pour la belle Antonia. (Il place la couronne mortuaire sur le mur.)
Antonia - Je ne suis pas morte! (Elle tire la couronne par terre. Ipitre reprend la couronne et la remet sur le mur.)
Alexandre - Parle-moi plutôt des dates et des villes de mes futurs concerts.
Ipitre - Voyons Alexandre, Antonia vient de mourir. J'ai pris aucune disposition pour tes futurs concerts, je crois que tu as besoin de repos.
Antonia - Ipitre, mon ami, l'heure est grave. Édith est venue ici aujourd'hui.
Alexandre - Ipitre, je veux oublier mes soucis dans l'atmosphère insoutenable des concerts. De toute manière, cela fait un bon moment que je sèche ici. Je commence à croire que tu me traites comme le dernier des misérables. Les médias, la musique, on parle plus de moi! Je ne te vois plus, j'ai pourtant essayé de te joindre durant les six derniers mois, tu étais en tournée. Heureusement qu'Antonia est morte, il n'y avait que ça pour te faire revenir.
Antonia - Ils étaient là, dans le jardin, Idile pourra te le dire.
Ipitre - Tu sais Alexandre, les gens ne s'intéressent plus aux concerts de piano. Et cette tournée dont tu parles, ça rapporte.
Antonia - Ils se sont embrassés.
Alexandre - Ah non! S'il existe une chose qui ne meurt pas, c'est le piano. Écoute mes compositions, c'est autrement plus complexe et impressionnant que tes concerts de jeunes ignorants.
Antonia - Tu vas les arrêter? Avant que ça n'aille trop loin...
Ipitre - Tu composais dans le classique si je me souviens bien? Pourquoi n'essaies-tu pas la musique commerciale?
Antonia et Alexandre - Commerciale?
Ipitre - Oui, une musique commerciale, recherchée et complexe, à la Alexandre de grandes souches, et c'est le gros lot! (Il se prépare à sortir.) Ah Alexandre, c'est vrai que je te délaisse un peu. Je viendrai manger demain soir avec Édith, tu nous prépareras un bon repas avec tes sauces aux fromages bizarres, comme dans le temps. Moi j'apporterai une bouteille de vin, et peut-être même une surprise. D'accord? Maintenant je dois me sauver. À demain soir.
Ipitre sort. Alexandre se remet à jouer «Musique quelconque d'Alexandre», il arrête parfois pour réfléchir.
Antonia - Pauvre Alexandre, cela me peine de voir que ton temps se termine. Moi, par contre, mes poèmes sont éternels. Je pourrais te réciter le premier que j'ai composé pour toi lorsque tu avais 23 ans. Celui qui parlait de notre désir de vivre au-delà des mers et des montagnes.
Tu as travaillé fort pour te faire oublier, mais moi, pendant ce temps, je l'ai construit mon univers. Ton piano, c'était ma vie. Et même si ce n'est pas vrai, et ce n'est pas vrai, au moins tu crois le contraire.
Cependant, je l'ai cru longtemps ton univers. Tes belles pièces interprétées juste pour moi, après les concerts, dans les grands salons. J'étouffais, bien sûr, les grands salons ce ne sont pas les plaines et les arbres, mais cela transpirait une passion, comment dire, formelle. Lorsque tu t'asseyais sur ton banc, ce banc que tu réussissais à oublier, tu semblais communiquer avec les étoiles.
Alexandre, je peux comprendre que tu veuilles me remplacer. Une autre naïve à l'autre bout du piano t'est peut-être nécessaire. Comme tu l'as toujours dit: «Si personne reste à mes côtés pour savourer cet univers, pourquoi perdre tant de temps à le construire?» Eh bien, si ça peut te consoler, je suis encore là.
Oui, je peux accepter que tu veuilles me remplacer. La chose qui est difficile à comprendre, c'est la rapidité avec laquelle ça s'est fait. La femme de ton frère en plus, cette suffisante, laide. «La belle de la gauche», c'est nouveau ça? Qu'est-ce que ça signifie? Qu'elle passe à côté de tout? Que son plus grand désir est de voir la Terre tourner dans l'autre sens? Ça veut juste dire qu'elle va s'asseoir à la gauche du piano. Quand je pense qu'elle se croit poète, si elle n'avait pas Ipitre pour imposer sa poésie... du coup, la voilà devenue «la belle de la gauche».
Alexandre arrête de jouer du piano, il semble écouter Antonia. Celle-ci sort une corde de pendu de son sac.
Antonia - Ne l'amène pas ici... (Elle montre la corde puis la remet rapidement dans son sac.) Excuse-moi Alexandre. Ah, souviens-toi de nos rêves. Souviens-toi de ce poème:
Ô Alexandre
Mon coeur ne chante que pour toi
Des rêves où nous serons heureux
Une chanson apaisante dans la nuit
Voilà notre future liberté, qui nous protège
Où le temps sera à notre idée
En ta musique et mes poèmes
Un rire, une fuite, une simplicité
Un amour fort et tendre
Ô Alexandre
Mon coeur ne pleure que pour toi
Ces rêves où nous pourrions être heureux
Une chanson racontant mon ennui
Car par toi je suis, et sans toi, où serais-je?
Sans toi je chercherais ces fleurs fanées
Alors que mon coeur possède sa fleur bohème
Ainsi nos rêves fleuriront cette journée
Où notre gloire sera grande
Ô Alexandre
Mon coeur ne pleure que pour toi
Ces rêves où nous aurions pu être heureux
Alexandre va se coucher. Antonia se traîne vers la porte pour observer sa pierre tombale par la fenêtre. Elle s'assoit sur le banc du piano, cache de ses mains son visage, se couche sur les notes.
Édith arrive au jardin avec une pelle. Visiblement, elle veut creuser la tombe d'Antonia. Lorsque Antonia l'entend, elle court à la fenêtre, regarde, saute sur son sac, en sort le suaire, le met, en sort une tête de cadavre et court au jardin. Édith repart en courant, sans emporter sa pelle.
Antonia - Conasse! (Elle retourne dans la maison s'étendre à côté d'Alexandre mais se relève immédiatement.) Ô Alexandre de grandes souches, je ne vais pas m'étendre à côté de toi cette nuit.
Arrive alors Idile au jardin. Elle regarde la pierre tombale, puis cogne à la porte. Alexandre se lève pour aller ouvrir, mais elle est déjà dans la maison.
Alexandre - Idile.
Idile - Tu espérais la belle de la gauche? J'espère qu'elle dort avec Ipitre... Alexandre, cette fois laisse-moi parler. Elle est ici, je peux la voir. Tu as quelque chose à lui dire? Je peux lui parler.
Alexandre - Quoi?
Idile - Antonia, elle n'est pas disparue.
Alexandre - Tu es folle! Non, non, non, il est vraiment tard, excuse-moi de te mettre à la porte, mais on se reparlera demain. (Il la reconduit jusqu'à la porte.)
Idile - Je t'ai tout appris! Jusqu'au piano! Tu refuses maintenant que je t'apprenne l'essentiel?
Antonia - M'entendriez-vous?
Idile - Elle voudrait te parler.
Alexandre - En voilà assez!
Il la met dehors et va se recoucher. Les premières lueurs du jour apparaissent. La porte s'ouvre, une lumière sort de la fosse, Antonia commence à étouffer. Elle rampe presque, elle lutte contre une force qui l'attire vers la fosse. Elle se lamente, appelle à l'aide, disparaît dans la fosse.
Les lumières du plateau s'éteignent. Arrive Antonia marchant seule dans la salle, au rythme d'une musique bizarre dont elle suit le mouvement. Elle semble être dans un rêve, elle souffre. Les lumières s'éteignent, elle disparaît.
Les lumières des premières lueurs du jour reviennent. Ipitre arrive au jardin. Il regarde la pierre tombale.
Ipitre - Ah, la belle Antonia. (Il se couche sur la tombe, il rêve en observant les dernières étoiles. Idile arrive.)
Idile - Eh bien, qui l'on retrouve sur la tombe d'Antonia?
Ipitre - Hi! Tu veux me faire mourir?
Idile - Où est Édith?
Ipitre - Elle dort, probablement.
Idile - Comment, probablement?
Ipitre - Maman, la fouine, qui veut tout savoir, t'arrive-t-il de dormir?
Idile - Si Alexandre te voyait.
Ipitre - Il n'avait qu'à ne pas l'enterrer dans son jardin! Maintenant qu'elle est morte, elle appartient au souvenir de tout le monde!
Idile - Bon, admettons qu'elle soit morte. Et admettons qu'Édith soit morte. Que ferais-tu si Alexandre allait pleurer sur sa tombe?
Ipitre - Édith n'est pas morte. Laisse-moi rêver en paix. J'étais calme avant que tu arrives.
Idile - D'accord, Édith n'est pas morte, ce qui fait d'elle une personne qui peut s'intéresser à Alexandre.
Ipitre - Si tu sais des choses, parle. Mais je sais qu'Édith ne me laissera jamais. De toute manière, je saurais bien mettre un terme à cette aventure.
Idile - Comment?
Ipitre - Tu voudrais savoir... va donc te coucher!
Idile - Si Alexandre t'entendait.
Ipitre - Ils n'étaient pas mariés, tu sais.
Idile - L'amour, c'est plus fort que le mariage.
Ipitre - Pauvre Idile, t'es bien romantique. Voilà sans doute pourquoi tu l'as appelé Alexandre de grandes souches.
Idile - Tu ne me pardonneras jamais?
Ipitre - Moi, Ipitre, je vais te dire ce que serait ton Alexandre de grandes souches si je n'étais pas là pour organiser sa vie. Il est bien bon pour composer sa musique, et Édith avec ses poèmes aussi, mais c'est Ipitre qui coordonne le tout, arrange les rencontres, offre leur oeuvre à la postérité. Sans moi, ils ne sont rien. Sans moi, Alexandre n'est rien!
Idile - Alexandre est la source, seuls son nom et son art resteront après sa mort.
Ipitre - Eh bien, il fallait l'appeler Alexandre de grandes sources.
Idile - Comment peux-tu affirmer qu'Édith ne te laissera jamais?
Ipitre - Tu voudrais savoir des choses que tu pourrais regretter d'avoir entendues!
Idile - Je m'inquiète déjà suffisamment avec ce que j'ai entendu! Comment pourrais-tu mettre un terme à une relation entre Édith et un autre?
Ipitre - Édith et moi, on a une entente implicite. On fait selon notre vouloir, on ne se pose aucune question. Maintenant j'espère que tu ne poseras plus de question.
Idile - Quoi? Toi, tu, avec d'autres... mais, pourquoi? Édith ne te suffit-elle pas?
Ipitre - C'est le seul moyen pour qu'une relation dure.
Idile - Pourquoi la faire durer dans ces conditions?
Ipitre - Pour éviter d'être seul.
Idile - Ouf! Je vais régler le cas d'Alexandre d'abord, le tient ensuite. Et si Édith te trompait avec Alexandre?
Ipitre - Édith me trompe avec Alexandre?
Idile - Je n'ai pas dit ça, c'est une éventualité.
Ipitre - Eh bien, je saurai bien mettre un terme à cette relation.
Idile - Cela ne devrait-il pas te faire ni chaud ni froid, puisque votre entente...
Ipitre - Notre entente, elle est implicite. Et Alexandre, c'est mon frère.
Idile - Je te rappelle que tu es venu te recueillir sur la tombe d'Antonia.
Ipitre - Ils n'étaient pas mariés!
Idile - C'est drôle, je suis incapable de dire si ta vie est simple ou compliquée.
Ipitre - Pour sûr la tienne est compliquée.
Idile - Eh bien, continue d'observer les étoiles, Ipitre. (Idile s'en va, suivie d'Ipitre peu après.)
Le jour se lève, Alexandre également. Il se prépare à sortir. Dans le jardin il trouve la pelle d'Édith, se questionne, la jette plus loin. Il s'en va mais revient assez tôt accompagné d'Édith.
Édith - Alexandre, il me faut repartir. Nous n'avons pas le temps pour faire des choses... j'espère que tu comprends.
Alexandre - Entre.
Ils entrent. Édith referme la porte et attend dans l'entrée. Alexandre va chercher le livre et le remet à Édith.
Édith - Qu'est-ce que cela? (La couronne mortuaire.)
Alexandre - C'est Ipitre qui ne veut pas que j'oublie Antonia.
Édith - Eh bien, pauvre Alexandre. Tu as déjà tant de peine, tu n'as pas besoin d'une couronne mortuaire pour te rappeler le dur souvenir d'une morte. Je vais emporter avec moi ces fleurs affreuses qui sentent mauvais et je vais les enterrer une bonne fois pour toute. Bon, je te remercie pour le livre. (Elle va sortir.)
Alexandre - Fais attention. Je ne sais pas pourquoi, je n'aime pas te remettre les poèmes d'Antonia. C'est comme un sacrilège.
Édith - Je les ramènerai ce soir. À propos, va-t-on faire l'amour? Tu sais, malgré Ipitre, c'est toi mon prince charmant. Notre amour est donc justifié, personne ne pourrait nous le reprocher.
Alexandre - On pourra pas faire l'amour ce soir, tu viens manger avec Ipitre.
Édith - Ah oui? Pourquoi veut-il venir manger ici? Pour te consoler? Je puis le faire. Il faudra faire attention, je crois qu'il commence à se douter.
Alexandre - Ah bon. De toute façon c'est pas important, tant qu'il ne fait que douter. S'il découvre le tout, tu n'as qu'à venir habiter avec moi. (Alexandre pince une fesse à Édith.)
Édith - Alexandre! Non! D'abord, je ne veux pas qu'il éprouve même un doute à propos de nos sentiments. S'il vient qu'à savoir, on ne se reverra plus. Ensuite, ne recommence plus, on pourrait nous voir.
Alexandre - Qui? (Elle pointe la tombe. Il rit.) Tu crois qu'elle peut nous écouter du fond de sa tombe?
Édith - J'ai l'impression qu'elle nous entend, qu'elle nous regarde.
Alexandre - Tu es paranoïaque!
Édith - Pourquoi l'avoir enterrée au jardin? Tu ne sais pas ce que j'ai vu cette nuit.
Alexandre - Cette nuit?
Édith - Oui, dans le jardin.
Alexandre - Dans le jardin, cette nuit?
Édith - Euh, oui, je... j'étais venue te voir.
Alexandre - La pelle là dehors, c'est à toi?
Édith - Une pelle? Que ferais-je d'une pelle?
Alexandre - Creuser ma tombe. (Il sourit.) Creuser sa tombe. Je te connais, tu ne t'appelles pas Édith la belle de la gauche pour rien. J'ai vu la même pelle dans le garage à Ipitre.
Édith - Alexandre, pense ce que tu voudras, le cadavre d'Antonia, je m'en contrefous. Mais écoute, cette nuit je l'ai vue, elle.
Alexandre - Qui ça elle?
Édith - Son fantôme!
Alexandre - Es-tu folle? Tu n'es pas seulement de la gauche, tu es encore pire!
Édith - Cesse de dire que je suis de la gauche. Le fait est qu'Antonia nous surveille, même après sa mort.
Alexandre - Et puis? Elle est morte justement. Tu crois que je vais rester seul toute ma vie?
Édith - Peut-être comprendra-t-elle. Tu te souviens l'an passé, nos folies? Dans la fontaine, en pleine nuit. Après la soirée, ce soir, je reviendrai te voir. On recommencera sous le piano, avec le vin...
Alexandre - S'il en reste.
Édith - C'est moins intéressant s'il n'y a aucun danger. C'est comme si on a le droit de faire l'amour. Heureusement il reste Ipitre, et même les fantômes. (Elle rit. Soudain on aperçoit Idile au jardin, elle était cachée, elle espionne maintenant à la fenêtre.) Le fantôme d'Antonia, cette idée m'enchante. Faire l'amour alors qu'elle nous regarde, incapable de dire un mot. Il faudra trouver un moyen de se débarrasser d'Ipitre ce soir. Je te laisse. (Idile disparaît.)
Alexandre - Dis à Ipitre de pas oublier la bouteille de vin cette fois. À ce soir.
Édith - À ce soir.
Édith s'en va, au jardin elle trouve sa pelle et se penche pour la prendre. Idile sort de sa cachette et se tient derrière Édith de sorte que lorsque cette dernière se relève et se retourne, elle échappe la pelle, la couronne mortuaire et le livre.
Idile - Eh bien, qui l'on retrouve, tout juste au dessus de la tombe d'Antonia?
Édith - Vous voulez me faire mourir?
Idile - Si Ipitre te voyait.
Édith - Justement, je ne fais rien de mal. Je suis juste venue pour, euh...
Idile - Quels sont ces surprenants objets? Les poèmes d'Antonia?
Édith - C'est quoi votre problème? Ne vous a-t-on pas surnommé Idile la fouine? Je suis juste venue emprunter les poèmes d'Antonia.
Idile - Tu vas rendre mes garçons malheureux. Je te conseille de rentrer chez toi. Les rumeurs, c'est dangereux.
Édith - Des menaces? Je vous conseille de rentrer chez vous et d'oublier vos garçons. C'est vous qui les rendrez malheureux.
Idile - Je sais que tu voyais Alexandre avant la mort d'Antonia.
Édith - Vous causerez leur perte!
Idile - Au contraire.
Édith - Vous causerez leur perte, la mienne et la vôtre!
Édith s'en va. Idile cogne à la porte. Alexandre se lève de peine et de misère. Il ouvre, Idile entre. Le soir commence à tomber.
Idile - Bonjour.
Alexandre - Bonsoir. J'essayais de dormir.
Idile - Tu auras le temps pour ça. Alexandre, aimes-tu Antonia?
Alexandre - Antonia est morte.
Idile - Désires-tu qu'elle revienne?
Alexandre - Bien sûr, qu'est-ce que tu crois?
Idile - Le désires-tu vraiment?
Alexandre - Oui! Tu vas me la faire apparaître maintenant?
Idile - Elle est ici.
Alexandre - Ah oui? Eh bien, qu'elle apparaisse à mes yeux.
Idile - Pourquoi désires-tu qu'elle apparaisse? Pour me donner raison? La veux-tu vraiment devant toi? Peux-tu l'aimer suffisamment pour la voir là devant tes yeux?
Le soir est maintenant tombé. Antonia sort de la fosse, elle va directement au salon. La porte s'ouvre, mais ni Alexandre ni Idile ne semble s'en rendre compte.
Alexandre - Ipitre et Édith viennent ce soir. J'aimerais me reposer avant, tu seras la bienvenue.
Idile - Merci, mais je mènerais le diable si je venais. Je sais que tu voyais Édith avant la mort d'Antonia. C'est elle-même qui vient de me le dire. Je te laisse, repose-toi bien. (Elle sort.)
Antonia - (Elle crie à travers la maison.) Aujourd'hui je suis délivrée de tout remords ou regret envers qui que ce soit! (Alexandre s'installe au piano, il semble nerveux.) Je vais te détester pour le reste de mes jours! Je souhaite ta mort! Si tu t'étouffes avec ta musique, je serai heureuse! (Antonia panique. Alexandre essaie de jouer sa chanson d'amour «Alexandre de grandes souches», il en est incapable. Il fait trop d'erreurs, il décide plutôt d'aller se coucher. Il est dérangé, il cherche ses choses. Il dormira très mal, se retournera sans cesse. Antonia se calme un peu. Elle parle à Alexandre qui tente de dormir.)
Oh Alexandre, pourquoi. Je comprends bien des choses à présent. Pourquoi être resté avec moi? Pourquoi ne pas me l'avoir dit? Tu étais malheureux, je l'ai été davantage.
Tu aurais pu tout recommencer avec elle. Son mari, voilà la raison. Elle t'aime peut-être, mais elle ne quittera pas Ipitre. Parce qu'elle l'aime! Elle veut juste des aventures, parce que ça fait battre son coeur plus fort et qu'Ipitre est toujours parti! Il en existe peut-être d'autres des comme toi, c'est ton tracas Alexandre? Même pas, tu te suffis avec ton piano. Mais ton piano, tu l'emporteras pas dans ta tombe! Ah! Tu ne dormiras pas ce soir! Ni les nuits prochaines!
Antonia produit des bruits bizarres, des grognements, elle trouve dans son sac des chaînes et les balance partout. Elle sort un bâton, elle le cogne sur les murs, sur le piano. Elle lâche des cris, elle hurle, elle court, elle fait une crise. Elle finit par se lancer sur le piano et réussit à en jouer. Alexandre se lève, court dans le salon, observe le piano. Antonia se retourne, se calme, observe Alexandre. Celui-ci s'approche du piano, il en joue quelques notes. Il regarde la pierre tombale dans le jardin, puis retourne se coucher. Antonia court à l'extérieur sur sa tombe. Antonia se calme et rentre dans la maison. Elle attend, s'assoit, se lève, se rassoit, se relève, va jusqu'à la fenêtre, puis s'assoit au piano. Elle joue, à une main, une petite mélodie simple: «La belle Antonia», dont elle ne joue que le début. Elle sort à l'extérieur, s'assoit près de la pierre tombale, va s'étendre ensuite à côté d'Alexandre. Édith et Ipitre arrivent au jardin. Édith se place devant la pierre tombale et fait signe à Ipitre d'aller vers la porte.
Ipitre - Nous n'avons pas souvent la chance de parler, Édith, mais, où étais-tu hier soir?
Édith - Et toi, où étais-tu hier soir?
Ipitre - Viens ici. (Ils s'embrassent.) Je vais passer plus de temps avec toi dorénavant.
Édith - (Elle sourit puis embrasse Ipitre à nouveau.) Maintenant, essaye de bien te conduire. Je ne voudrais pas qu'Alexandre s'imagine que l'on sait pas vivre. (Elle cogne, Alexandre vient ouvrir.)
Édith - Bonjour.
Alexandre - Bonjour.
Ipitre - Bonjour.
Antonia - Bonsoir.
Édith - J'ai lu les poèmes d'Antonia. Après la cinquième page, j'ai tiré le livre au bout de mes bras. Une poésie tellement prosaïque, endormante à mourir, mais moi j'ai survécu.
Antonia - Mes poèmes?
Alexandre - Où sont-ils?
Édith - Les poèmes? À la maison. Ne t'inquiète pas, je les ramènerai, si j'y pense, si je les retrouve. Tiens, un exemple: (Elle se lance d'un côté.) -Sur la clarté de la rivière, de l'eau pure. Pff! (Elle se lance de l'autre côté.) -...tu verras en moi la noble passion et la fidélité. Euh, hum...
Antonia - Quand a-t-elle eu ce livre?
Ipitre - Quand as-tu eu ce livre?
Édith - Que veux-tu savoir Ipitre?
Alexandre - Où est la bouteille de vin?
Ipitre - Ne pourrait-on pas s'asseoir? (Tous vont s'asseoir, Ipitre le premier.)
Édith - Tu grappilles Ipitre. Va donc acheter une bouteille. Ce pauvre Alexandre qui nous invite.
Ipitre - À propos, Alexandre, tu nous prépares des pâtes avec tes sauces aux fromages bizarres, hein?
Alexandre - (Il se lève et commence à mettre la table. Une assiette, une cuillère, une coupe à vin.) Moi je ne mange pas. Mais j'attends le vin. Pourquoi ne vas-tu pas en acheter?
Ipitre - Ah non, c'est trop loin.
Antonia - Laissez donc ce pauvre Ipitre tranquille. On a des sujets plus importants à discuter. Ipitre! Vois, ils essaient de se débarrasser de toi.
Ipitre - (À la blague.) On dirait que vous essayez de vous débarrasser de moi.
Édith - Joue du piano, Alexandre de grandes souches! Joue du piano!
Ipitre - Ah non! Je t'en prie Alexandre. Tout, mais pas ça. (Alexandre, avec des airs, s'installe au piano.)
Édith - Va donc acheter du vin! (Ipitre se lève et sort en claquant la porte.) Je vais enfin t'entendre jouer du piano. Depuis le temps. La dernière fois ce fut l'apothéose, tu as éjaculé à la dernière note.
Antonia - Eurk! Tu m'écoeures!
Édith - Tu vas jouer ma belle chanson d'amour, hein, Alexandre?
Alexandre - Je ne sais pas si je peux.
Antonia - Eh!
Édith s'installe à la droite du piano, quand Antonia la voit elle va s'asseoir de l'autre côté. Alexandre commence sa chanson d'amour «Alexandre de grandes souches» avec les accords plus complexes. Il la joue très bien. Édith pose sa tête sur l'épaule d'Alexandre. Antonia l'imite.
Édith - Alexandre, tu es si... romantique.
Antonia - (Elle se lève.) Alexandre, tu es cynique!
Édith - Alexandre, est-ce que tu m'aimes?
Antonia - Vieille gribiche, tu peux toujours radoter, il t'entend plus!
Édith - Je te vois observer les étoiles. Pourquoi sembles-tu si malheureux?
Antonia - C'est un romantique. Un romantique raté!
Alexandre - Je semble malheureux parce qu'Antonia vient de mourir.
Antonia - Ah!
Édith - Et puis? Tu ne vas pas la pleurer pendant dix ans? De toute façon tu étais malheureux avant. Je peux comprendre que ta femme, euh, ton amie ne t'ait pas rendu heureux. Mais ta maîtresse... (Alexandre se lève et va s'asseoir plus loin. Antonia s'assoit également alors qu'Édith se lève.)
Édith - Alexandre! Tu ne m'écoutes pas! Pourquoi es-tu malheureux?
Alexandre - Antonia vient de mourir!
Antonia - C'est pas vrai!
Édith - Tu étais malheureux avant!
Antonia - On le saura!
Alexandre - Je ne suis pas malheureux!
Antonia - Non! C'est moi qui suis malheureuse! (Elle sort la corde de pendu de son sac, elle se la met autour du cou et tire vers le haut pour faire semblant de se pendre.)
Édith - Ton Antonia est en train de décomposer dans sa tombe! Elle est laide, rongée par les vers, pleine de larves, les insectes y ont pondu leurs oeufs. (Antonia se lève, enlève la corde de son cou et la met autour du cou à Édith.) Elle engraisse la terre maintenant, elle n'a plus de sentiment. C'est là où sa poésie l'a conduite. (Antonia tire plus fort sur la corde.) Et voilà où ton art te conduira! Tu vieillis Alexandre. Profite de ma présence, il faut jouir de la vie!
Alexandre - Une chose que tu dois savoir Édith, c'est que je jouis davantage de la vie lorsque je joue du piano que lorsque je fais l'amour avec toi! (Antonia enlève la corde et va se rasseoir.)
Édith - Tu n'es qu'un intellectuel! Tu te crois artiste! Un artiste c'est sensuel. Ça ressent la beauté des choses. Si tu étais vraiment artiste, tu ferais l'amour comme un Dieu!
Antonia - Je me sens pure lorsque je vous regarde.
Alexandre - Tu sais Édith, Antonia...
Édith - Il faut être naïf parfois Alexandre! La poésie d'Antonia est naïve. Comme elle d'ailleurs. Dans ses poèmes, elle évite de parler de l'existence, elle vit sur un nuage. Elle parle d'amour, d'affection, de liberté et de grâce. De liberté Alexandre! De la liberté de vivre, de faire l'amour, d'aller chercher un peu de tendresse près d'un corps chaud. Sentir la passion d'une Édith en chaleur au creux de son lit, pendant une grosse heure inoubliable, dans des draps sales s'il le faut, cela n'enlève rien à l'émotion du moment! Il n'y a rien de mal là-dedans, c'est commun à toute la race humaine!
Antonia - D'abord je ne suis pas naïve. Ensuite, mon idée de la liberté...
Alexandre - Tu interprètes mal la poésie d'Antonia. Son idée de la liberté se limite à la conscience.
Antonia - Pardon, je, euh...
Édith - La conscience? Eh bien moi je dis que la liberté n'est limitée que par la justice collective et les réalités de la vie!
Antonia - Eh bien, je crois que...
Édith - La conscience c'est une perte de temps! Je ne me sens pas coupable de tromper mon mari. Il doit me tromper lui aussi. De toute façon il est loin d'être le romantique d'autrefois, hé, quelqu'un capable de dire que je suis grosse. Il est le plus terre à terre des vers de terre que je connaisse!
Antonia - Oh, franchement Édith...
Édith - Toi Alexandre, tu te tourmentes tellement que tu vas finir par te retrouver à pourrir avec ton Antonia. Voilà ce qui te rend malheureux. Oublie ta conscience, et tu resteras pur.
Antonia - Elle est folle! On arrive à dire n'importe quoi en...
Alexandre - On ne me rendra pas pur à me dire que je me tracasse pour rien et que les reproches que je me fais peuvent s'oublier ou être compensés par autre chose!
Antonia - Bon Dieu!
Édith - Moi je vais mourir la conscience tranquille! (Alexandre s'avance pour recommencer à jouer du piano.)
Ô Alexandre
Je ne vis que pour toi
Ces moments où nous sommes heureux
Alexandre - (Il arrête ce qu'il fait.) Qu'est-ce que c'est?
Édith - Un dérivé de la poésie de ton bébé. Tu vois, la différence entre Antonia et moi c'est qu'elle rêvait de vivre avec toi. Elle avait l'impression de passer à côté de tout en restant ici. Toute sa vie elle a espéré le commencement de sa vie. Tandis que moi, je suis parfaitement heureuse, aujourd'hui, avec toi.
Alexandre se met à jouer le début de «La belle Antonia», à une main.
Antonia - Je me sens pure lorsque je vous regarde.
Édith - Et puis d'ailleurs, ton Antonia n'était pas si pure que cela. Il faut relire sa poésie. Elle parle sans cesse d'un chevalier, c'est même très érotique par endroit:
Il m'enveloppa de sa nudité
Dont l'Univers m'en criait la beauté
La description de ce prince charmant ne ressemble en rien à celle d'Alexandre de grandes souches. (Alexandre arrête de jouer.)
Alexandre - Ce n'est que de la poésie! Cela ne veut rien dire. C'était moi son chevalier. Depuis toujours, c'est moi son chevalier! Et je ne suis pas laid...
Antonia - Tous les humains ont besoin de fantasmes. Et tant que cela demeure des fantasmes, je puis me sentir pure.
Édith - C'était des fantasmes, des désirs secrets, des besoins qui n'étaient pas comblés par Alexandre de grandes souches. Une malheureuse en manque d'affection, insatisfaite sexuellement. Mais moi, je n'ai pas à me lamenter Alexandre. Écoute d'ailleurs le poème que j'ai écrit pour aller avec la pièce d'amour que tu as composée pour moi. Tu veux m'accompagner au piano?
Alexandre - Non, je t'en prie, Ipitre va revenir. Ce n'est pas le moment, je suis fatigué... (Édith commence à chanter son poème, sans musique, sur le même air que le poème d'Antonia au début. Alexandre fait semblant de chercher quelque chose, il cherchera sous le lit. Antonia se promènera dehors.)
Édith - (Plus rapide, ne cadre pas toujours avec les notes.)
Sur, la rivière qui est polluée et impure,
de la ville, qui contraint, les esprits, à vivre la nuit
L'espoir, de s'ouvrir au grand jour, présente la grâce,
de voir en la liberté, un mensonge, une violente ivresse,
un affreux fantasme, dirigeant l'existence
Ô amours, chevaliers des montagnes, accordez-moi, tendresses éphémères
Exaucez, mes désirs, à la grandeur, des cimetières
Que je vois, à travers vous, la puissance des chevaux, pour ma joie et jouissance
Je regarde, dans le noir de la nuit, votre venue franchement écoeurante, enlaidir ma voie, pour me glorifier
Alexandre - Bon. Maintenant, trouve donc un moyen de te débarrasser de ton Ipiiitre, si tu veux faire l'amour ce soir.
Édith - Dis pas son nom comme ça. J'ai déjà une certaine misère à le supporter. (Édith marmonne.) Moi, grosse... (Ipitre arrive au jardin.) Ipiiit! Ipiiit! Quel nom affreux!
Ipitre - (Il entre.) Qu'est-ce qui est affreux?
Alexandre - La poésie d'Édith.
Édith - Non. C'est ton nom qui est affreux Ipitre.
Antonia - Idiiith, Idiiith!
Ipitre - Ah! La poésie d'Antonia... ta poésie Édith, elle ne vaut rien comparée à celle d'Antonia.
Édith - Es-tu malade? Elle est morte oubliée, n'est-ce pas là une preuve évidente de son échec?
Ipitre - C'est elle qui est de la gauche, pas toi.
Antonia - (Ironique.) Ipitre, mon chevalier.
Édith - Ipitre, mon ami, tu m'énerves! Tu as toujours pris la défense de cette baudruche d'Antonia, rêveuse et perdue sur une planète d'un autre système! Et viens pas dire le contraire, c'est la plus belle, la plus fine, la plus simple, et gna gna gna... Tu m'énèèèrves!
Ipitre - Ah Alexandre! Où est la belle Antonia? Je la changerais! Prends Édith, je te la donne. Enterre-la au jardin, et ressuscite-moi Antonia.
Antonia - As-tu une pelle?
Ipitre - As-tu une pelle?
Alexandre - Voyons! Laissez les pelles en dehors de cette histoire, Antonia est très bien où elle est!
Antonia - Oui, très bien ici dans le salon, à embrasser son Alexandre de grandes souches! (Antonia embrasse Alexandre.)
Édith - (Elle trouve et met ses lunettes.) Tu sais Alexandre, moi et Ipitre sommes venus pour essayer de te faire oublier ton Antonia. Tu dois te reposer un peu. Je devrais venir te tenir compagnie pendant qu'Ipitre parcourt la planète avec ses joueurs de musique commerciale. On devrait s'unir pour faire de ma poésie et de ta musique, une chose éclatante.
Alexandre - Ah oui, à propos, Ipitre, as-tu fait des démarches pour mes futurs concerts?
Ipitre - Depuis hier? Tu rêves? Je t'ai dit que les gens étaient devenus difficiles. Ils n'ont plus de loisirs, il leur faut toute la misère du monde pour aller aux concerts.
Antonia - Prends-nous pas pour des cruches Ipitre! C'est comme la poésie d'Édith. Il n'y a plus d'argent à faire avec ça. Moi, par contre, ma poésie...
Édith - À propos, Ipitre, mon dernier recueil de poèmes, tu t'en occupes quand? Il est plus scandalisant que les deux derniers.
Ipitre - Ah, puisque tu as le recueil d'Antonia à la maison, je prendrai le temps de le relire, je compte l'imposer à la face de l'humanité. Tu acceptes Alexandre?
Antonia - Oublie Alexandre!
Ipitre - Les desseins d'une morte, ça devrait se vendre.
Antonia - Alexandre, je t'interdis d'accepter qu'Ipiiitre souille mon oeuvre!
Alexandre - On verra. En attendant, tracasse-toi avec mes concerts.
Édith - Et ma poésie.
Ipitre - Misérables! Arrêtez de me parler de vos oeuvres à moitié consumées! Quand est-ce qu'on mange dans cette maison!?
Alexandre - Tu vas être servi! (Alexandre se lève, prend une boîte de macaronis au fromage et la jette dans le micro-onde.) Vingt secondes! (Vingt secondes plus tard il met les macaronis dans l'assiette à Ipitre et dépose un ouvre-bouteille sur la table.) Voilà l'ouvre-bouteille!
Édith - Euh, je n'ai pas faim.
Ipitre - Où est la belle Antonia? Les choses ont changé depuis qu'elle n'est plus là. Je crois qu'il n'est pas nécessaire que l'on ouvre la bouteille.
Édith - Pourquoi?
Ipitre - Parce qu'avec des macaronis au fromage congelés, décongelés par-dessus le marché, ce serait une pure perte que de boire du vin. De toute façon, ni le blanc ni le rouge ne va avec ça. On sait jamais, avec le mélange, je risque de pas m'en sortir vivant.
Édith - On ne va pas passer toute la soirée ici Ipitre hein? Mange vite, on part bientôt.
Ipitre - Tu as raison.
Édith - Où vas-tu ensuite? Car j'imagine que tu ne rentres pas à la maison?
Ipitre - Non. J'ai quelques affaires urgentes à régler.
Alexandre - Quelles affaires?
Ipitre - C'est pas tes affaires. Et puis, tu le sauras bien assez tôt.
Édith - Viens-t-en, on s'en va! (Ils se lèvent.)
Ipitre - Ah, ma bouteille de vin. (Il prend la bouteille.) J'avais des projets intéressants pour tes futurs concerts, mais maintenant c'est fini, oublie ça. (Il sort avec Édith, personne n'ose dire au revoir.)
Alexandre - Au revoir.
Antonia - On les reçoit, on leur joue de la musique, on les nourrit et ils partent sans dire merci. (Édith revient presque immédiatement.) Et ils en redemandent les effrontés!
Édith - J'ai oublié mes lunettes. (Elle les prend.) Je vais bientôt revenir Alexandre. (En sortant elle croise Idile qui entre.)
Idile - Alexandre...
Alexandre - (Imitation.) Idile...
Antonia - Aidez-moi!
Idile - Que se passe-t-il?
Alexandre - Édith et Ipitre sont venus manger.
Idile regarde la table et les macaronis tandis qu'Antonia heurte un vase sur une petite table.
Alexandre - (Il se retourne.) Qui a fait ça?
Idile - Antonia, tu sais qu'elle est ici.
Alexandre - Pourquoi a-t-elle jeté le vase par terre?
Antonia - C'est un accident.
Idile - Elle dit que c'est un avertissement.
Alexandre - Elle va devenir dangereuse?
Antonia - Tu sais que j'en suis incapable.
Idile - Elle dit qu'elle en est capable.
Antonia - À quoi ça sert que vous puissiez m'entendre?
Alexandre - À quoi joues-tu? Quels sont tes intérêts?
Idile - Mes intérêts sont les tiens, Alexandre. Je sais des choses que tu ignores.
Antonia - Dites-lui que je l'aime!
Alexandre - Admettons qu'elle soit là. Admettons que tu puisses lui parler. J'aimerais qu'elle réponde à cette question: pourquoi n'étais-je pas heureux avec elle? (Antonia reçoit un choc.)
Idile - Elle dit que tu n'as pas appris à être heureux avec elle.
Alexandre - Et elle? A-t-elle appris à être heureuse avec moi?
Antonia - Je... Alexandre!
Idile - Elle t'aime. Tu l'aimes aussi.
Alexandre - Cela suffit-il?
Idile - Elle souffre.
Alexandre - Moi aussi.
Antonia - Alexandre, entends-moi! Je t'aime!
Alexandre - Mais cela suffit-il?
Idile - Je t'interdis de recevoir Édith!
Alexandre - Tu m'interdis? Non mais...
Idile - C'est ta belle-soeur!
Alexandre - Où est le lien de parenté?
Idile - Et ton frère?
Alexandre - Je ne suis pas intéressé en mon frère!
Idile - Tu veux détruire son bonheur?
Alexandre - Il est heureux?
Idile - Et s'il l'était?
Alexandre - Et s'il ne l'était pas? Y a-t-il quelqu'un d'heureux sur cette planète?
Idile - Alexandre, tu ne seras pas plus heureux avec Édith que tu ne l'as été avec Antonia. Maintenant, je vais t'empêcher de voir Édith.
Alexandre - Si tu parles à Ipitre, je ne veux plus te revoir!
Idile sort. Alexandre s'est remis à jouer du piano: «Musique quelconque d'Alexandre». Édith revient. Elle entre sans cogner, elle s'assoit. Alexandre n'entend plus rien.
Édith - Je n'ai plus beaucoup de temps Alexandre, si tu comprends ce que je veux dire. Ipitre reviendra bientôt à la maison.
Antonia - Plus beaucoup de temps pour quoi?
Édith - Alexandre, il faut accélérer le mouvement.
Antonia - Quoi?
Alexandre - Une pièce d'amour ne s'interprète qu'à travers un sentiment de jouissance extrême. Et cela nécessite une grâce généralement lente dans les mouvements.
Antonia - Bien dit Alexandre. Ce mouvement est merveilleusement bien interprété. Trop bien peut-être...
Édith s'impatiente, s'appuie sur le piano. Elle finit par prendre Alexandre par la main et l'invite à le suivre. Ils vont jusqu'au lit.
Antonia - Alexandre! Ton piano? Elle te détruit! Tu dois pratiquer! Alexandre! Alexandre!
Antonia court au jardin. Elle regarde la pierre tombale, puis le ciel. Elle se calme, prend des respirations, lâche un grand soupir. Elle retourne s'asseoir au piano. Résignée, elle joue sa petite mélodie «La belle Antonia» sans accord. Alexandre relève la tête, il entend la mélodie. Antonia se lève d'un bond et va se jeter dans la fosse. Alexandre se lève, court à la fenêtre, regarde la fosse. Édith se prépare à partir.
Édith - Alexandre, je n'ai plus le temps. On se reverra. (Elle sort en coup de vent.)
Alexandre - Édith! (Puis moins fort:) Antonia. (Alexandre s'assoit sur la tombe d'Antonia, il regarde le ciel. Idile revient.)
Idile - J'ai parlé avec Ipitre. Édith te fait dire qu'elle ne reviendra plus. Je suis désolée, je... je suis désolée.
Elle s'en va. Alexandre s'assoit au piano. Il joue «La belle Antonia» au complet, avec les accords. Puis même jeu qu'au début, les morts apparaissent sur la musique «Danse des morts». Ils dansent au milieu du salon et autour d'Alexandre qui se lève. Ils le pressent jusqu'au jardin et le jettent dans la fosse. Jeu de lumière, le spectre d'Alexandre réapparaît, un sac à la main. Il va dans la maison, il semble attendre quelque chose. Il va du lit jusqu'à la fenêtre, il ouvre son sac. Il trouve un suaire, le met, le jette par terre. Il cherche encore, il trouve une hache. Il jette tout par terre. Il observe le piano, se lance sur les notes. Il est incapable d'en jouer. Il panique, il se lève, on entend «La Belle Antonia» à un degré plus élevé pour faire un genre d'aliénation, et c'est sous un jeu de lumière qu'Alexandre se jette dans la fosse.
Les morts réapparaissent sous la musique «Danse des morts». Ils dansent dans le salon, puis descendent dans la salle. Ils entourent la salle. La scène n'est plus éclairée. Les lumières aveuglent le public, puis toute lumière, musique et mort disparaissent. Alors la fosse s'illumine et les comédiens en sortent sous la musique «La finale».
000 Danse des morts (Lent, puis rapide)
057 "
107 Alexandre de grandes souches avec accords simples
133 "
158 Musique quelconque d'Alexandre
183 "
207 La Belle Antonia
240 "
(Antonia la joue jusqu'à 220, à une seule main, Alexandre la joue au complet avec les accords)
272 La belle Antonia (à un degré plus haut)
240 "
299 La finale
337 "
374 Alexandre de grandes souches avec accords complexes
394 Alexandre de grandes souches avec accords simples
411 Alexandre de grandes souches avec accords complexes
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