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Ma propre histoire se rattache à Val-Jalbert, village fantôme, par mes ancêtres qui y sont morts. C'est ma propre initiative que de les y faire revivre en une pièce de théâtre. Vous retrouverez avant le texte lui-même, entre autres, le résumé et la configuration scénique de la pièce.
Le drame Antoine est un dérivé de La Légende de Val-Jalbert. Il s'agit d'une pièce qui remet en question les valeurs familiales traditionnelles et qui est d'un accès plus difficile. Cette pièce nécessite une trame sonore musicale importante dont la liste des chansons se retrouve à la toute dernière page de Théâtre 1. Il faut également prévoir un court métrage qui provoque l'évasion du spectateur. Antonia est une version différente et plus traditionnelle de la même pièce sauf que c'est une comédie,qu'Antoine devient Antonia et qu'il n'y a plus de film.
Présentation de Théâtre 1
Résumé de La Légende de Val-Jalbert 2
Configuration scénique 3
Distribution originale 4
Tableau I 5
Tableau II 14
Tableau III 24
Tableau IV 32
Tableau V 36
Tableau VI 43
Antoine
Personnages sur la scène 48
Personnages à l'écran 48
Lieu 48
Accessoires, meubles 48
Commentaires 48
Antoine 49
Antonia
Personnages 69
Lieu 69
Accessoires, meubles 69
Commentaires 70
Antonia 70
Musiques, Antoine / Antonia 97
TABLE DES MATIÈRES 98
Lydia et Joseph, jeune couple de Val-Jalbert, apprennent que le village sera bientôt abandonné. Afin d'éviter le départ ils essayeront de se cacher, seulement ils se noieront dans la rivière. Ainsi leur fantôme pourra revenir hanter le sommeil des visiteurs futurs qui viendront voir les ruines du village fantôme.
L'histoire s'insère en six tableaux qui prennent place respectivement au cimetière, à l'école, au magasin général, sur les wagons de train en face du moulin, dans le moulin et à nouveau au cimetière. Chaque tableau comporte quatre ou cinq personnages joués par les mêmes comédiens d'un tableau à l'autre, il y aura donc cinq comédiens. Il faut cependant prévoir des gens organisateurs de la soirée qui tenteront d'empêcher un des personnages, Diane Ouellet, de déranger les autres comédiens.
Distribution originale (la représentation n'a pas eu lieu)
Manon Bonneau
Mlle Pagé (folle, forte,
Femme Morel dure, comique,
Mme Fortin enthousiaste)
Visiteuse
Mère de Lydia spectre
Roland Michel Tremblay
Joseph Tremblay naïf, jeune, perdu
Alfred Laforce fatigant, révolté
René Bélanger posé, formel, découragé
Chantal Lamontagne
Lydia Poitras douce, énigmatique
Mère Supérieure méchante, directe
Marie Girard naïve, rêveuse
Mme Bélanger mère avertie
Claude Desrosiers
Curé Audet et autoritaire, paternel
Aumônier du syndicat
Visiteur apeuré
Diane Ouellet
Diane Ouellet (serveuse) folle
Tableau I
15 août 1927, aux portes du cimetière de Val-Jalbert. Une clôture, un tourniquet en fer qui grince, des pierres tombales, une grande croix en bois.
Joseph Tremblay (18 ans), Lydia Poitras (16 ans), le spectre de la mère de Lydia, Diane Ouellet.
Lydia - (Elle tourne autour du tourniquet.) J'aime le grincement.
Joseph - Tu es devenue macabre avec le temps Lydia.
Lydia - Voyons Joseph, je vois l'avenir. (Elle continue de tourner.)
Joseph - (Il bourre et allume sa pipe.) Je vais t'emmener à Chicoutimi, je vais y trouver du travail, nous habiterons une belle maison près du port...
Lydia - Nous n'irons nulle part.
Joseph - Si je ne te connaissais pas, je saurais que nous partirions. Mais nous n'aurons pas le choix. Alors dis-moi comment nous allons nous organiser.
Lydia - Je peux juste voir que nous ne quitterons pas le village.
Joseph - Tous les habitants ?
Lydia - Entends... les pleurs, la destruction de l'église, le déménagement de quelques maisons... toi et moi... puis Azarias.
Joseph - Le pauvre, il est tout seul à la maison.
Lydia - Le pauvre, c'est vrai. Il aura seize enfants.
Joseph - À Val-Jalbert ?
Lydia - Non, dans le village de Desbiens.
Joseph - Est-ce que nous aurons d'autres enfants ?
Lydia - Ça s'embrouille.
Joseph - Que sais-tu de Jules mon père ? Je pense qu'il vient d'épouser sa troisième femme, puisque les deux précédentes sont mortes.
Lydia - (Elle le regarde surprise.)
Joseph - Je ne devine rien, tu parles en dormant.
Lydia - Oh, je devrais faire attention, cela pourrait être dangereux...
Joseph - Lydia, soit réaliste, il va falloir partir.
Lydia - Pour aller où ? À part Jules, regarde le cimetière, elle est ici notre famille.
Joseph - Nous ne pouvons plus rien pour eux. Un moment donné nous aurons de l'argent, nous les déterrerons puis nous les ramènerons près de nous.
Lydia - Je vois le Lac-St-Jean dans toute sa grandeur. Je vois l'autre côté mieux que personne. Nous resterons ici.
Joseph - Alors je vais partir, puis revenir aussi souvent que je le pourrai. Comme les hommes des bois qui partent tout l'hiver et qui reviennent au printemps.
Lydia - Tu m'abandonnerais toute seule avec les morts ?
Joseph - Tu ne seras pas toute seule, il y aura les morts.
Lydia - Tu es drôle Joseph.
Joseph - J'ai été congédié Lydia ! Il faut que je te fasse vivre, nous aurons d'autres enfants, non ?
Lydia - Pourquoi essaies-tu de me convaincre ? Je ne puis rien changer au futur. Il est là, comme la chute, il faut le subir.
Joseph - Avec Lydia, plus besoin de se demander quoi faire, tout est écrit là dans la chute. Et est-ce que la chute de madame nous dit de quoi nous vivrons ?
Lydia - (Elle recommence à tourner.)
Joseph - Peut-être pouvons-nous changer l'avenir ?
Lydia - Pauvre Joseph, l'avenir change, mais notre volonté n'y peut rien. De toute façon, lorsque l'avenir change, c'est pour le mieux. (Elle arrête de tourner.)
Joseph - Candide, tout le monde est mort, le village est en feu et tout va pour le mieux.
Lydia - Tout va pour le mieux, mais pas pour le dessein des Hommes. Il faut prendre du recul pour bien voir.
Joseph - Ta façon de voir les choses ne semble profiter qu'à Dieu. Je te le dis, il faut s'allier contre Dieu et changer notre destin.
Lydia - Changer notre destin...
Joseph - (Soupir.)
Lydia - Joseph, il faut que je te fasse une confession : je vais mourir un jour.
Joseph - Tu es drôle Lydia.
Lydia - Il te faudra l'accepter rapidement.
Joseph - Moi aussi je vais te faire une confession : je vais mourir un jour.
Lydia - Tu resteras seul.
Joseph - Je vais mourir aussi !
Lydia - Tu ne quitteras pas le village ?
Joseph - Jamais. Ne le vois-tu pas ?
Lydia - L'avenir change, mais j'ai confiance.
Joseph - Lydia... (Ils se rapprochent et s'embrassent.)
Lydia - (Elle regarde dans le vide.) On marche sur le bord de la rivière, deux visiteurs veulent notre village... ils viennent du Lac-Bouchette, ils trouvent le moulin, ils veulent s'installer...
Joseph - Laisse faire Lydia, oublie tout ça, pense à maintenant.
Lydia - Comme ça, dans tes bras, je repense au jour de notre mariage.
Joseph - Une église toute neuve, juste pour nous. Tu te souviens de la tête du curé ? Tu lui as dit : « Oui m'sieur le curé, j'ai 13 ans mais on s'aime, on veut se marier ! »
Lydia - C'est là que tu as allumé ta première pipe et que tu lui as annoncé ton nouvel emploi sur les wagons, transport du bois.
Joseph - Il a fallu sortir les gros arguments : pensez à toute la grande famille que l'on va créer juste pour vous !
Lydia - (Pas fort.) Le gros argument c'était que nous attendions Azarias.
Joseph - Il ne faut pas avoir honte, j'en connais qui regrettent de s'être réveillés trop tard ! (Il s'arrête pour mieux l'admirer.) Toi, toi tu es tellement belle.
Lydia - Je vais être belle à Val-Jalbert seulement, tu sais.
Joseph - Je sais. (Il marche plus loin, il regarde honteusement par terre.) Il va falloir que je parle au curé.
Lydia - Quoi ? Il ne nous aidera pas !
Joseph - Quelqu'un va nécessairement nous aider !
Lydia - Oui, quelqu'un va nous aider.
Joseph - Dieu ne va pas nous oublier ?
Lydia - Mmh.
Joseph - Dieu n'est pas quelqu'un ?
Lydia - Joseph, on ne reviendra pas là-dessus ?
Joseph - Le vois-tu, Dieu ?
Lydia - Pas comme le curé Audet ou la mère supérieure en parlent.
Joseph - Comment... comment est-il ?
Lydia - Il n'est pas, Joseph. D'ailleurs, je n'y comprends rien. Le destin se débrouille aussi tu sais, il brouille ce qui fait son affaire.
Joseph - Le curé, il le sait lui, il a une bonne définition de ce qu'est Dieu.
Lydia - Ça vaut ce que ça vaut.
Joseph - (Soupir.) Des fois j'ai peur, je me demande si j'ai bien fait de t'épouser. Je ne sais même plus où je vais finir avec toi. Pourquoi m'as-tu caché qu'ils nous chasseraient du village ?
Lydia - Je ne sais pas tout !
Joseph - Peut-être ne vois-tu rien finalement !
Lydia - Peut-être.
Joseph - En tout cas, tu avais prédit la mort de ton père à l'usine... ça ne l'a pas empêché d'être déchiqueté par la machine qui roule le papier... Nos mères par contre...
Lydia - (Elle regarde les pierres tombales. Elle s'apprête à tourner.)
Joseph - Ah Lydia, excuse-moi.
Lydia - Trop tard, comment veux-tu ne pas y penser ?
Joseph - Nous étions jeunes.
Lydia - Pas assez ! On pensait qu'il ne pouvait rien arriver de pire que cette maudite grippe espagnole. J'étais assise dans les marches, tout le monde toussait, crachait, mourrait comme des mouches. Les commerces, l'église, l'usine, tout était fermé, tu te souviens ? On avait arrêté de vivre pour s'enfermer dans les maisons. Je me rappelle, papa m'a dit : « monte, ne reste pas là... » Je suis montée, maman venait de mourir.
Joseph - La mienne aussi... on les a vite enterrées pour retourner s'enfermer.
Lydia - Maintenant c'est la fin du village. C'est aussi pire. Ils vont tous quitter leurs champs, la rivière, la montagne, la chute, leurs joies, leur bonheur...
Joseph - (Elle retourne près de lui, triste.) Voyons, ne pleure pas, ils vont reconstruire tout ça ailleurs, comme nous. Mon père est parti pour la France, ça lui a pris beaucoup de courage. Nous pouvons bien en trouver un peu pour aller vers Jonquière, non ?
Lydia - Une chance, nous ne partirons pas. Ils n'ont pas tous cette chance. Ils ont autre chose à vivre, je suppose.
Joseph - Oui, pense à tout ce que cela changera dans leur vie. On a tous besoin d'un gros changement un moment donné. Nous pouvons partir pour Québec si tu veux.
Lydia - (Elle crie.) Ils sont tous morts !
Joseph - Tu m'as fait peur !
Lydia - C'est bien !
Joseph - Tu me fais peur Lydia !
Apparaît alors le spectre de la mère de Lydia. Elle tourne le tourniquet, pointe de son doigt l'horizon, retourne d'où elle vient.
Joseph - (Il montre de l'étonnement.)
Lydia - C'était maman.
Joseph - Un fantôme...
Lydia - Pas un fantôme Joseph, un signe du destin.
Joseph - Un fantôme...
Lydia - Ça prouve que notre famille n'a jamais quitté Val-Jalbert.
Joseph - Un fantôme...
Lydia - Respire Joseph, ou tu vas aller la retrouver assez vite merci !
Joseph - (Reprenant ses esprits.) Un signe du destin, qui pointait la chute.
Lydia - Ou un peu plus à droite, non ? Qu'est-ce que ça veut dire ?
Joseph - Le trou de Philomène ?
Lydia - Hein ? De quoi parles-tu ?
Joseph - Le trou à Philomène. J'ai entendu la vieille du moulin Morel en parler. Je pense qu'elle parlait d'une caverne.
Lydia - Où ?
Joseph - Au magasin général. Elle y va veiller quand il y a les soirées chez monsieur Simard. Tient, elle doit être là ce soir.
Lydia - Non, je veux dire, il est où le trou phénomène?
Joseph - La vieille n'en parle pas beaucoup.
Lydia - C'est là que nous irons nous cacher. Il ne faut prendre que le minimum, faire des provisions...
Joseph - Tu n'imagines pas tous les problèmes que ça implique ? Nous allons nous cacher pendant combien de temps ? Ça peut prendre des mois pour abandonner le village.
Diane - (Elle est dans la salle avec les spectateurs.) Ah bien, ce n'est pas grave ! Qui veut une bonne petite bière ? Une bière monsieur ? (Elle la vide dans un verre et la donne à madame.) Ah bien, je vois que madame la veut. Mon nom c'est Diane Ouellet, je viens du village de Chambord à côté de Val-Jalbert. Mon père vivait à Val-Jalbert dans le temps. Lorsque je parle de Chambord, je parle du village autour du Lac-St-Jean au Québec. C'est comme la ville de Jonquière, il ne s'agit pas du Jonquière qui est en France...
Joseph - Pardonnez-moi madame Ouellet ! Pouvons-nous continuer la pièce ?
Diane - Ah, laissez-moi parler, sinon je vends le morceau ! Je l'ai vu souvent cette pièce-là moi, je pourrais bien leur dire ce qui va arriver.
Lydia - Tu as raison, je ne réfléchis plus.
Joseph - Concentre-toi, regarde le futur.
Diane - D'ailleurs, je ne suis pas certaine si le monde a compris que vous êtes en août 1927, je ne me souviens pas de l'avoir entendu, c'est presque surprenant que je le sache d'ailleurs. Ça me donne envie de pipi ! J'y suis allée rien qu'une fois depuis le matin. Ça vous arrive de faire pipi vous m'sieur ? Moi je perds une demi-livre chaque fois.
Joseph - Regarde le futur !
Lydia - Euh, oui, je ne réfléchis plus... je vois seulement le futur d'Azarias... il se marie avec, Germaine Ouellet...
Joseph - Une Ouellet ?
Diane - Comme moi!
Lydia - Oui, mais celle-là vient d'Hébertville !
Joseph - Concentre-toi !
Lydia - Je ne vois plus notre destin Joseph !
Joseph - Viens, je vais aller voir l'institutrice et le curé.
Lydia - Méfie-toi de la mère supérieure.
Joseph - Viens. (Ils sortent. Changement de décor.)
Diane - Vous devriez les voir dans les coulisses, je vous dis que c'est drôle. Vous irez voir dans le cimetière du village si vous avez le temps après la pièce, Lydia Poitras est encore là. Joseph lui était parti à Hébertville à côté, puis en Abitibi. Ne me demandez pas ce qu'il est allé faire dans ce trou-là ! Le petit Azarias cependant demeure effectivement à Desbiens. En fait, je pense qu'il est mort, ah oui, sa femme, la Ouellet d'Hébertville, elle s'est remariée à 83 ans avec un Desmeules voilà quelques années, je pense qu'il est maintenant mort lui aussi. En tout cas, chacun des deux a seize enfants, vous en avez vu souvent vous des familles qui ont trente-deux enfants, tous mariés à trois ou quatre exceptions près ? Ça fait longtemps qu'on ne compte plus les petits enfants ! On en a peut-être même perdu plusieurs... on ne le sait même plus. (Improvisation.)
Un peu plus tard dans une des salles de classe du couvent : quelques bancs d'églises, quelques bureaux d'étudiants, un tableau avec le Lac-St-Jean et la rivière Saguenay dessinés dessus, les noms des villes importantes y sont indiqués.
La mère supérieure, l'institutrice Germaine Pagé (elle entrera), le curé Audet, Joseph (il viendra), Diane.
Le curé - On peut commencer, là? Tu t'en vas?
Diane - Bien là je vais vous laisser tranquilles, sinon je vais me faire avertir. (Elle sort sur la pointe des pieds.)
Le curé - (Il parle avec la mère supérieure.) Est-ce que vous connaissez l'histoire du bonheur ?
Mlle Pagé - (Elle entre.) Épargnez-nous vos histoires monsieur le curé !
La mère supérieure - Imprégnez-nous de votre sagesse monsieur le curé.
Le curé - Ce jour-là, comme à son habitude, le soleil s'était levé sur un Lac-St-Jean calme. Le bonheur avait décidé d'entrer par la porte avant du jeune couple le plus heureux du village. Après quelques années de bonheur, le malheur s'abattit sur leur lac bien aimé. Alors ils comprirent que le bonheur se paye et que les faux bonheurs ne font que préparer à la grande épreuve.
La mère supérieure - Le jugement dernier.
Mlle Pagé - Calmez-vous ma mère, ça concerne seulement Val-Jalbert, quatre-vingts familles dans le gros.
Le curé - On ne parle pas du nombre, l'Arche de Noé portait encore moins de gens.
Mlle Pagé - Vous êtes passionnés, ou fous ? Oh, pardonnez-moi mon père.
Le curé - Allons Mlle Pagé, je vous pardonne. Mais je vois que le symbolisme qui se dégage de l'enseignement de l'Église vous échappe.
Mlle Pagé - Est-ce que vous connaissez l'histoire du malheur ?
La mère supérieure - Épargnez-nous vos histoires Mlle Pagé. Nous ne sommes pas vos étudiants.
Le curé - Imprégnez-nous de votre sagesse d'institutrice diplômée.
Mlle Pagé - Le soleil se leva sur le Lac-St-Jean et le jeune couple comprit que le malheur n'est qu'une forme ambiguë du bonheur.
La mère supérieure - Quoi ?
Mlle Pagé - Quoi, quoi ? Vous vous perdez dans le symbolisme maintenant ?
Le curé - Ça demande de la réflexion.
La mère supérieure - Comment le malheur peut-il être un signe du bonheur ?
Le curé - Là où l'usine apportait la dépravation et la déchéance, par la ville qui apporte la danse et l'alcool, l'oubli apportera le bonheur. Val-Jalbert sera un bel exemple de ce qui arrive aux villes qui s'entichent de mauvaise vertu.
Mlle Pagé - (Ironique.) Nous sommes les sacrifiés ! On se sert de nous pour démontrer quelque chose, Dieu n'hésite pas à nous jeter à la rivière !
Le curé - Si c'est là la volonté de Dieu, il faut s'incliner devant sa grâce !
La mère supérieure - Comment les autres populations interpréteront l'échec de Val-Jalbert ?
Le curé - Ou l'échec de la nouvelle ère, industrielle. Maintenant il suffit de se lamenter très fort !
Mlle Pagé - Vous semblez balayer le niveau de vie élevé de Val-Jalbert...
Diane - (Elle sort de par une porte, on semblait l'étrangler. Elle se met à courir à travers les gens, poursuivie par deux personnes. Elle s'enfuit par une autre porte.)
Mlle Pagé - Vous semblez balayer le niveau de vie élevé de Val-Jalbert : le système d'aqueduc et d'égout, l'électricité, le téléphone, les pompiers volontaires, les trottoirs... on ne retrouve ça nulle part ailleurs au Lac !
Joseph - (Il entre.)
Le curé - C'est justement là qu'est la question : qui a besoin d'électricité pour vivre ? Est-ce là le bonheur ? Un téléphone ? Vous ne trouvez pas cela ironique que, tels Sodome et Gomorrhe, le seul village moderne qui soit, soit celui appelé à devenir fantôme ? Voyez-y le destin, voyez-y Dieu, voyez-y le hasard, mais le symbole demeurera.
Joseph - La Genèse, chapitre XIX, verset 24 ; c'est là vos visions m'sieur le curé ? J'en ai d'autres pour vous. Moi et Lydia ne quitterons pas le village. Nous survivrons au naufrage.
Mlle Pagé - Voyons Joseph, une fermeture d'usine, ce n'est pas un naufrage, c'est juste une fermeture d'usine.
La mère supérieure - C'est aussi la perte de notre gagne-pain, la fin d'une paroisse organisée avec son cimetière bien garni. La preuve qu'on ne peut pas compter sur les industries. Que va devenir notre nouvelle église ? Les soeurs Notre-Dame du Bon-Conseil ne veulent pas retourner à Chicoutimi. (Elle pointe la ville sur le tableau à l'aide d'une grande règle.)
Le curé - Le village ne nous appartient pas, ni même les maisons. Si les propriétaires de l'usine nous chassent, quels sont nos droits ? D'un autre côté, si l'usine ferme, de quoi allons-nous vivre ?
Joseph - Je le sais bien, c'est Lydia qui est convaincue que nous ne partirons pas.
La mère supérieure - Encore ses visions. Je vous le dis qu'elle est tombée sur la tête cette fille-là.
Joseph - Non ! Moi aussi ! Moi aussi j'ai vu.
Mlle Pagé - Qu'as-tu vu ?
Joseph - Un fantôme !
La mère supérieure - Un village hanté, on aura tout entendu. Ils sont mariés en plus, ça ne s'est pas gêné pour arrêter l'école. Comment allez-vous faire pour aimer la terre que vous habitez, pour y vivre heureux, si vous ne connaissez même pas l'histoire de votre pays ? (Elle pointe le tableau de sa grande règle.)
Joseph - De quel pays vous parlez, là ? De la France, du Québec ou du Saguenay-Lac-St-Jean ? Vous ne pensez tout de même pas que je ne connais rien à l'histoire de mon pays après tout le temps où vous nous avez cassé les oreilles avec ? Je le sais tellement que les Français nous ont donnés aux Anglais, que les Anglais nous ont sans cesse marché sur la tête depuis, et que cela fait depuis 1867 que l'on pleure sur notre constitution, que ça ne m'intéresse même pas de sortir du village ! Vive la France ! Vive le Québec ! Mais surtout, vive Val-Jalbert ! (Pour la France il fait un geste vers la droite, pour le Québec il fait un geste vers le bas, pour Val-Jalbert il pointe un point précis du tableau.)
Le curé - C'est vrai que vous avez laissé les études un peu vite, cela s'entend.
Joseph - Je ne suis pas venu pour la morale. Dans la vie, il faut survivre. Avec nos parents morts, quel autre choix avions-nous ? À soixante cents par mois, qui donc a le moyen de s'offrir l'instruction ? Surtout lorsque l'usine juste à côté offre un salaire de vingt-cinq dollars le mois. Vingt-cinq dollars dont, étrangement, il ne reste plus rien lorsque l'on reçoit le chèque, après toutes les déductions...
Le curé - On vous aurait pris en charge. Regarde maintenant, tu te retrouves sans travail et sans instruction.
Joseph - Je suis ici pour vous parler de ce que j'ai vu : la mère de Lydia Poitras.
La mère supérieure - Lydia Tremblay, pas Lydia Poitras ! Elle s'est mariée, qu'elle assume son nom !
Mlle Pagé - C'est son droit de garder son nom de jeune fille.
Le curé - Pas selon la loi. Je ne comprends tout simplement pas pourquoi elle veut se distinguer de la famille des Tremblay.
La mère supérieure - Il y en a peut-être trop, des Tremblay ?
Mlle Pagé - Peut-être qu'elle veut simplement garder son nom ?
La mère supérieure - Je commence à comprendre monsieur le curé. Vous pouvez arrêter la morale, c'est l'enseignement de Mlle Pagé qui fait de nos enfants des êtres trop pleins d'imagination.
Mlle Pagé - Alors pourquoi les étudiants m'aiment tandis qu'ils vous fuient dans les corridors ? C'est votre règle qui les fait déguerpir ? Ils ont mangé suffisamment de coups ?
Diane - (Elle entre en déboulant les marches.)
Le curé - Mlle Pagé n'est pas soeur ou religieuse, mais ses cours vont en harmonie avec l'Église. C'est la seule façon d'amener la vertu chez nos enfants et elle le sait.
Diane - C'est assez bizarre tout de même, aujourd'hui Mlle Pagé est directrice des soeurs Notre-Dame du Bon-Conseil à Chicoutimi ! On ne sait jamais ce qui nous attend dans la vie. Mon père m'a dit que Mlle Pagé, qui vient aussi de Chambord à côté, était arrivée à Val-Jalbert en 1932, trois ou quatre ans après que tout le monde soit parti. Disparaissez Mlle Pagé ! l'auteur s'est trompé de personnage !
Joseph - Moi je m'en vais te sortir dehors ! (Il descend, la prend par le collet et la traîne vers la porte.)
Diane - Il joue bien son rôle lui, mais d'habitude c'est le curé qui nous sort dehors.
Le curé - Dehors ! (Joseph la jette dehors et retourne sur la scène.)
Mlle Pagé - Où en étais-je ? Ah oui, raconte ton histoire Joseph.
Diane - D'ailleurs, en passant, il y a des rumeurs qui disent que Lydia Poitras c'était une Montagnaise, une Indienne. C'était commun ces mariages-là dans le temps. (Tout le monde commence à paniquer, elle ressort.)
Joseph - Je ne veux quitter ni ma famille ni le village. Non, non, attendez là... oui, c'est ça, ok, je ne veux quitter ni ma famille ni le village, mais la raison l'emporte sur les folies et j'essayais de convaincre Lydia de partir vers les chantiers de construction de Chicoutimi ou d'Arvida. Alors, comme pour arrêter le débat, voilà que la mère de Lydia sort d'en arrière sa pierre tombale. Elle a pointé la chute Ouiatchouan, puis elle est repartie.
Le curé - Elle a pointé la chute ?
Joseph - Pas exactement, un peu plus à droite je pense.
Mlle Pagé - Elle pointait la rivière souterraine.
Joseph - Quoi ?
Le curé - À l'ouest, la rivière Ouellet entre dans la terre pour en ressortir un peu plus loin en une grotte.
Diane - La rivière Ouellet ?
Le curé - Christ de fatigante !
Diane - Cela fait-il partie du texte ? (Elle disparaît.)
Le curé - Oups, excusez-moi, je, enfin... ah oui, la rivière Ouellet. (Diane ressort la tête, puis voyant que le curé s'est retourné vers elle, elle se recache.) Depuis qu'un homme s'y est risqué et qu'il n'en est pas revenu, on a condamné l'endroit.
Mlle Pagé - De quoi parlez-vous au juste ? On a perdu le fil de l'histoire.
Joseph - Eh bien, il parle d'un gars qui s'est suicidé dans la rivière souterraine.
Mlle Pagé - Ah. (Personne ne parle.) C'est à moi ?
Le monde sur la scène - Oui !
Mlle Pagé - Oui, c'est d'ailleurs extraordinaire là-bas. Encore plus beau que la chute... le gros courant qui sort de la roche, hé...
La mère supérieure - Bon ! Un village fermé, un cimetière hanté, une rivière malfaisante, Dieu nous a gâtés. Ou le diable ? La petite Lydia n'est pas normale. C'est elle qui provoque les apparitions. C'est l'enfant du diable, une sorcière !
Joseph - Elle n'a pas prédit la fermeture de l'usine ! Elle n'est en rien responsable du fantôme de sa mère !
Mlle Pagé - Qu'est-ce que tu es venu chercher ici au juste ?
Joseph - Je ne sais pas, le réconfort peut-être ?
La mère supérieure - Ainsi tu es venu pour le réconfort, parce que tu as peur de ta Lydia.
Joseph - Ça ne serait pas vous le diable par hasard ?
Le curé - Joseph Tremblay !
Mlle Pagé - Qu'est-ce que Lydia dit à propos du village ?
Joseph - Que ce sera un « no man's land », comme disent les Anglais. Avec défense absolue d'y mettre le pied.
La mère supérieure - Pourquoi ? On reviendra bien si on veut. Pensez aux morts du cimetière.
Le curé - Les maisons vont s'écrouler, ce sera trop dangereux. Sans entretien, le temps fera revenir la nature que Dieu nous a donnée. Dans ces conditions-là, je ne crois pas que vous devriez rester ici. C'est la loi que vous allez défier, ils vont vous sortir de force. Non, non, je vais veiller personnellement à ce que vous suiviez les soeurs Notre-Dame du Bon-conseil.
Joseph - Je suis venu chercher de l'aide, je vois que j'ai trouvé nos premiers obstacles. Je vais dire comme Lydia, le futur ne changera pas selon votre volonté. Vous ne pourrez rien faire contre nous. Ainsi, ne vous inquiétez pas, dès ce soir nous quittons le village.
La mère supérieure - Vous viendrez avec nous !
Mlle Pagé - Allez-vous partir vers Chicoutimi ?
Joseph - Non, vers le haut du lac plutôt : Mistassini-Dolbeau ou les villages autour.
Mlle Pagé - Vous êtes bien décidés ?
Joseph - Bien...
Mlle Pagé - Je vais aller vous retrouver plus tard.
Le curé - Pourquoi vouloir partir avant même de savoir si le village sera définitivement fermé ?
Joseph - Parce qu'il n'y a plus d'argent à faire ici et qu'il faut vivre.
La mère supérieure - Et que fais-tu des visions démoniaques de Lydia Tremblay ?
Joseph - L'avenir change tout le temps, c'est le destin qui s'arrange avec. Je vous souhaite le bonsoir. Ah j'oubliais, m'sieur le curé, à votre place j'irais faire un tour au magasin général, on va sortir la bière aux bebittes. Et vous, j'irais voir à vos soeurs, elles doivent s'inquiéter. On se reverra peut-être à Dieu ? (Il sort.)
La mère supérieure - Quel garçon impoli. J'aime mieux qu'il parte au bout du monde avec sa, son démon. (Elle se ressaisit.) Non, ils vont nous suivre !
Mlle Pagé - À leur âge, s'ils sont incapables de se débrouiller seuls, ils ne le seront jamais !
Le curé - J'irai les voir plus tard, ils nous suivront. Les chrétiens convaincus et les hommes de caractères se font de plus en plus rares, nous allons les réchapper ceux-là. Bon, maintenant l'alcool. Le conseil de tempérance de l'abbé Joseph-Edmond Tremblay a fait du chemin. Il ne faudrait pas qu'on puisse dire à l'évêché de Chicoutimi que l'abbé Joseph Audet n'a pas fait son devoir. Je vais aller au magasin général.
La mère supérieure - Je crois que je vais aller faire un tour du côté de mes soeurs du Bon-Conseil. (Elle sort.)
Mlle Pagé - (Ton ironique, elle le retient.) C'est Saint-Georges qui serait fier de vous !
Le curé - Vous voulez dire l'abbé Georges Paradis ?
Mlle Pagé - Sacré saint homme. Il en a fait des choses pour avoir sa statue en avant. Monsieur le curé, vous en avez des croûtes à manger pour être sacré saint homme !
Le curé - Vous savez, c'est aussi pour avoir des modèles à suivre que l'on a autant de saints. L'abbé Georges Paradis était celui qui a créé la paroisse. Il a bien travaillé, c'est normal que la paroisse porte le nom du saint qui porte son nom.
Mlle Pagé - Alors il y a peu de chances que vous deveniez un saint. Laissez-moi voir, y a-t-il un Saint-Audet ? Ah ! Il y en a sûrement un !
Le curé - Non, malheureusement il n'y en a pas.
Mlle Pagé - Ah, vous avez déjà vérifié. Vous êtes consciencieux. Eh bien, il ne vous reste qu'une solution, après quelques tours pas trop chrétiens et de la fausse modestie, peut-être que vous-même deviendrez un saint...
Le curé - Si c'est possible d'apprendre des choses à des gens en leur contant mon histoire, pourquoi pas ? Mais là n'est pas mon but.
Mlle Pagé - Quel est votre but ? (Elle se tient très près.) Dites-le-moi...
Le curé - (Il se recule.) Aider mon prochain. Faire respecter la loi morale, la loi divine.
Mlle Pagé - De toute manière, il y a déjà tellement de saints (vers les spectateurs) : 25 000, répertoriés en 18 tomes, ne lui dites pas, mais s'il n'y a pas un Saint-Audet là-dedans, moi, je chie par terre ! (De retour au curé.) Ah, un saint de plus ou un saint de moins, nous avons tous oublié leur histoire. Ils sont juste devenus des noms de paroisse et des noms de rue. Vous êtes bien mieux de demeurer le bon curé Audet d'une paroisse finie. D'ailleurs, on n'en fait plus aujourd'hui, les saints ont pris la voie d'instinction.
Le curé - D'extinction, madame l'institutrice, d'extinction, tu te trompes chaque fois ! (Ton autoritaire soudain.) Vous savez, c'est possible de redonner confiance à un peuple lorsqu'il vous respecte.
Mlle Pagé - Vous parlez de votre messe contre l'inondation ?
Le curé - Ça c'était bien. Une petite messe, l'eau évite le village, les gens gracient Dieu.
Mlle Pagé - Ça ne marche pas à tous les coups, vos messes contre les chenilles tombent à l'eau.
Le curé - Mais ça donne confiance aux paroissiens. Ils ont un peu moins l'impression que les chenilles mangent leur jardin.
Mlle Pagé - Sont pas fous les bonnes gens du village.
Le curé - Je n'ai jamais dit le contraire, mais dans la vie il faut s'accrocher à quelque chose.
Mlle Pagé - À une usine par exemple ?
Le curé - Mon enfant, on peut s'accrocher à l'argent, à l'Église ou à autre chose. Le problème c'est lorsque l'on ne s'accroche à rien. Et, tant qu'à s'accrocher, autant s'accrocher à quelque chose de stable, comme la religion.
Mlle Pagé - Bien voyons ! Vous êtes intelligent, vous savez. Vous auriez pu être un grand homme.
Le curé - Nous sommes tous des grands hommes.
Mlle Pagé - S'il vous plaît, entre nous, il y a des hommes plus grands que d'autres. Damase Jalbert...
Le curé - J'admire Damase qui a été le premier à dire que l'on était capable de concurrencer l'Europe et les États-Unis. Il a lui-même trouvé 150 000 piastres pour construire une usine à papier. Mais il ne faut pas oublier les ventes successives de sa pulperie, à des Américains entre autres, et puis, voyez l'échec.
Mlle Pagé - Il faudra se recycler.
Le curé - Ce n'est pas que je m'ennuie mais mon devoir m'appelle. Si on me cherche, je suis au magasin général ou chez le petit Joseph.
Mlle Pagé - Ah, moi je ne serai pas là. Prenez votre temps monsieur Audet.
Le curé - On dit monsieur le curé Audet, Mlle Pagé. (Ils sortent. On commence le changement de décor.)
Diane - (Elle entre.) Bon, on me laisse respirer un peu. C'est qu'ils finiraient par m'étouffer les maudits. Avec tout ça j'ai perdu ma bière, ma bière aux bebittes...
(Improvisation avec les spectateurs jusqu'au début de la scène suivante. Entre autres choses : elle mange les choses de quelqu'un, boit le verre de l'autre, chante une petite chanson, elle pourrait aussi parler de Val-Jalbert, pointer une chute hypothétique...)
Au magasin général : des poches de farine, un comptoir, un tonneau de bière, des chopes, un crachoir, une table, des chaises.
Diane, la femme du vieux Morel (grassouillette, fumant la pipe, calotte et tablier, assise sur des poches de farine), Alfred Laforce, Marie Girard, viendra l'abbé Joseph Audet.
Les comédiens descendent chercher Diane pour la bâillonner et la ligoter sur une chaise dans un coin de la scène.
La Femme Morel - Écoutez ça ! (Exagérément elle se sort les tripes pour enfin cracher dans son crachoir. Elle sort un journal.) C'est dans le Progrès du Saguenay d'aujourd'hui, en gros titres : « Val-Jalbert disparaîtrait sous peu, un ordre à cet effet serait émis lors d'une assemblée importante demain ». Ce n'est pas mêlant, je vais perdre connaissance : « "Quebec Pulp & Paper Corporation" donnera demain aux habitants du village industriel de Val-Jalbert (Ouiatchouan), [au] Lac-St-Jean, qui habitent sur ces terres, l'ordre formel de quitter les lieux ». Ouf !
Alfred Laforce - C'est pire que l'arrêt temporaire de 1924, il a fallu aller trouver du travail à Roberval.
Marie Girard - J'ai entendu dire qu'il n'y avait pas grand-chance de réouverture. Pas avant le printemps 1928 en tout cas, c'est presque un an !
La Femme Morel - « Cette nouvelle crée un émoi intense dans toute la région où s'est implantée l'industrie de la pâte de bois. » C'est vrai ça ? Je me demande par qui ces journalistes ont appris des choses qu'on ne savait même pas !
Alfred Laforce - Si l'émoi intense n'y était pas, là il y est. Ce n'est pas croyable ! Le bureau de Québec peut bien désapprouver mes grèves, ils sont vendus !
Marie Girard - Alfred Laforce, écoute la femme du vieux meunier Morel ! Allez-y.
La Femme Morel - « "La Cie Quebec Pulp & Paper Corporation", propriétaire des lieux - usine, terrains et maisons, - a l'intention de reprendre ses terrains et de faire disparaître l'usine de Val-Jalbert où elle a suspendu tous les travaux le 15 août dernier... » (Grand silence, elle bourre et allume sa pipe.) Je ne vois plus qu'une solution ! (Alfred et Marie se retournent vers elle tandis qu'elle se lève, s'approche et cogne très fort sur la table.) Il faut boire de la bière aux bebittes !
Alfred Laforce - Êtes-vous folle ? Le curé va passer !
La Femme Morel - Aof, vous savez, l'usine est fermée, le Conseil de Tempérance ferme avec. Finie la tempérance, prenez une bière, dansez un peu, après on jouera aux cartes. (Elle cogne sur la table.)
Marie Girard - Vous me donnez le goût, vous, danser...
Alfred Laforce - Danser ? Jamais ! Le curé va arriver, ça fait déjà deux avertissements que j'ai. Je ne veux pas hypothéquer mon avenir et être mis en dehors de la religion catholique, moi. Comment ferais-je pour trouver du travail ensuite ? Je suis officier du syndicat ouvrier moi, de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada !
La Femme Morel - Hé, ça fait de toi quelqu'un d'important ! Aussi important que les chenilles de m'sieur le curé ! Elles ont droit à une messe par année, elles. Penses-tu qu'ils ne dansent pas tout le monde ce soir chez monsieur Simard ? Ce n'est pas pour rien que le curé y consacre un sermon par semaine. Là ils boivent la canisse de gin de Québec ! (Elle frappe sur la table.) Ici, vous buvez la bière de Val-Jalbert, celui de la femme du vieux meunier Morel. (Elle crache à nouveau.)
Marie Girard - Il va falloir abandonner notre belle maison de 800 dollars. Fini le pain miracle du moulin à farine, la brune mouture. Plus de concours de jardins, plus de voisins tout proches. Foi de Marie Girard, j'aurai au moins essayé la bière ! (Elle en prend un verre.)
Alfred Laforce - 15 000 piastres de dettes pour l'évêché de Chicoutimi à cause de sa nouvelle église qui ne servira à rien ! Sans compter que c'est nous, les paroissiens, qui en ont payé la plus grosse partie ! Notre belle rue Saint-Georges, la principale, on ne la reverra plus. Ma petite Marie, il va falloir partir vers Saint-Coeur-de-Marie, ou même Alma. On ne pourra même pas se marier dans ta paroisse d'origine.
Marie Girard - (Elle s'étouffe, elle a beaucoup bu. Elle rit fort.)
La Femme Morel - (Elle se verse un verre ainsi qu'à Alfred.) On a déjà dansé ici, vous savez. (Il s'approche et boit.) C'était le bon temps. Embarquez sur la piste de danse, je vais vous chanter un petit air d'ici :
Marie et Alfred dansent de façon grotesque et chantent sur un air du temps (une chanson de la Bolduc par exemple). Ça se termine lorsque Diane réussit à défaire ses liens et qu'elle se met à chanter. On va vite la rebâillonner et la religoter.
La Femme Morel - Ça commence à sentir le dessous de bras ici !
Alfred Laforce - Ah oui ? C'est probablement vous !
La Femme Morel - Je me demande pourquoi tu te tracasses avec le curé. Tu ne peux pas pécher en dansant, tu ne sais pas danser !
Marie Girard - (Encore essoufflée.) Madame Morel, racontez-nous des histoires. On veut avoir des choses à conter à nos enfants pour qu'ils se souviennent de Val-Jalbert.
La Femme Morel - Connaissez-vous Alexis le Trotteur !?
Alfred Laforce - Ah non, s'il vous plaît, pas encore lui ! À croire que toutes les légendes du Lac finissent par déboucher sur Alexis le Trotteur (il imite le cheval).
Marie Girard - C'est lui qui court plus vite que les chevaux, plus vite que le train ? Vous l'avez connu ?
La Femme Morel - C'était le plus grand raconteur de toute la région. Il dansait toute la soirée sans se fatiguer. Vous voyez le plafond là ? (Si le plafond est très haut, Alfred dira : Oui, il est très haut.) Eh bien, il allait s'y cogner le pied. En fait, il tenait plus du cheval que de l'homme. Avec ses grandes oreilles de cheval, ses jambes de cheval, sa grosse langue écoeurante et ses yeux croches, vides de lumière, on l'avait déjà surpris à couver des oeufs de canard et des roches. Vous dire qu'il voulait des petits trotteurs. Il en a demandé des femmes en mariage, il est mort célibataire. C'est bien fait pour lui !
Alfred Laforce - (Cynique.) Puis, un jour, pour épater la galerie qui souhaitait voir du sang, il a couru en avant du train. Il s'est enfargé, il est mort raide là écrasé par les roues des chars.
La Femme Morel - (Elle se met à rire sarcastiquement jusqu'à s'étouffer et à cracher.) C'est vrai ! C'est vrai !
Marie Girard - Ah ! racontez-nous une autre histoire madame Morel !
Alfred Laforce - Celle du trou à Philomène !
La Femme Morel - La caverne ?
Alfred Laforce - C'est en arrière de la chute, hein ?
La Femme Morel - Qu'est-ce que tu en sais ? Tu l'as déjà vue ? Tu sais ce qui s'y passe ?
Alfred Laforce - Non, je l'avoue.
La Femme Morel - Tu penses que c'est en arrière de la chute, hein ? Le trou à Philomène, c'est le grand mystère de Val-Jalbert. Quand on était jeune, le bruit courait que c'était l'entrée des enfers. Les démons passaient par là pour surgir du fond de la Terre. C'est la même chose avec le trou de la fée à Desbiens.
Marie Girard - Pourquoi ça s'appelle le trou à Philomène ?
La Femme Morel - Philomène était comme Lydia Poitras. Une sorcière venue annoncer le malheur.
Marie Girard - Quel malheur ?
La Femme Morel - L'arrivée du clergé à Val-Jalbert !
Marie Girard - Et le trou de la fée, c'est pourquoi ?
Le Femme Morel - Le curé voudra te faire croire que c'est la vierge qui est apparue pour protéger les hommes qui se cachaient dans la caverne, ceux qui ne voulaient pas aller à la guerre. Moi je dis que la vierge n'apparaît pas là où le diable fait son lit !
Alfred Laforce - Arrêtez donc ! Votre caverne à Philomène, ce ne serait pas le trou où vous fabriquez votre bière de contrebande pour les États-Unis ? C'est juste des histoires ! C'est comme dans le temps du carême où le curé Tremblay interdisait à Maurice Cossette de Roberval de vendre ses brioches sucrées pour notre pénitence. On ne mérite pas tant d'histoires !
Le curé - (Il entre.) Alfred Laforce, parlons-en de votre pénitence ! (Dans leur surprise, Alfred échappe sa chope, celle de Marie se renverse et le tonneau de la Femme Morel se ramasse par terre. La femme Morel feint de s'étouffer.) Peut-être que vous devriez séjourner un peu dans le trou à Philomène avec le diable, l'ivrognerie ne conduit nulle part ailleurs !
La Femme Morel - (Très vite et s'éclaircissant la gorge avant.) Écoutez m'sieur le curé : le Conseil d'Hygiène dit que le ruisseau Simard et la rivière Ouellet (à ce nom, Diane réagit) sont impropres à la consommation. Ils disent que l'eau est contaminée et que l'on aura tous la fièvre Typhoïde comme à Kénogami et que l'on va tous mourir. Force m'est de croire, si nous ne voulons pas mourir déshydratés, qu'il faut boire de l'alcool !
Le curé - Laissez faire le Conseil d'Hygiène. Le Conseil de Tempérance fait bien plus de ravages. Ignorez-vous que l'usine congédie sur-le-champ toute personne ayant été prise à consommer ?
Marie Girard - Le moulin est fermé, ils sont déjà tous congédiés.
Le curé - Qu'est-ce que vous faites de l'excommunication ? Ça vous arrangerait d'être les reniés de toute la région ? Personne pour vous aider...
Marie Girard - Voyons m'sieur le curé, ce n'est pas le temps pour ça. Pensez-y, on vit des moments tellement difficiles.
Le curé - Jurez-moi que vous ne recommencerez plus.
Alfred et Marie - On vous le jure !
Le curé - Quant à vous, la femme du vieux Morel, d'où vient cette bière-là ?
Le Femme Morel - Ça vient de chez monsieur Simard.
Le curé - Je m'en doutais.
La Femme Morel - Quoi de neuf dans la paroisse ? Asseyez-vous, vous allez bien prendre un petit verre de bière, euh non, je voulais dire de gin, non non non non non, de lait ?
Le curé - Non merci ! Dans la paroisse, on fait juste parler de l'article du Progrès du Saguenay et de la fin du village. Les gens commencent à partir, le petit Joseph Tremblay et Lydia voulaient partir ce soir. Mais ils vont suivre les soeurs du Bon-Conseil à Chicoutimi où ils continueront leurs études.
Marie Girard - Qu'a-t-elle prédit pour l'avenir de Val-Jalbert ?
Le curé - Que le futur du village serait florissant.
Marie Girard - Ah oui, en êtes-vous certain ?
Le curé - Euh, oui oui...
Marie Girard - Puis le petit Azarias lui ?
Le curé - Il suivra.
La Femme Morel - C'est vrai que le père de Joseph, Jules, est en France. Lui il se fout bien de nos problèmes, il est probablement allé boire et danser à Paris, il en a vu du pays.
Le curé - Il a écrit, j'ai lu les lettres. Il n'est pas parti pour boire ni danser, il a remonté son arbre généalogique pour découvrir ses origines.
Alfred Laforce - Ça l'a mené où son arbre ?
Le curé - À Randonnais, du diocèse de Chartres dans la région de Perches au nord-ouest de Paris. Son ancêtre, comme ceux de tous les Tremblay du pays, s'appelait Philibert Tremblay, marié à Jeanne Coignet.
Marie Girard - Pourquoi est-il retourné là ?
Le curé - Il est parti à la recherche de vieux souvenirs j'imagine.
La Femme Morel - C'est romantique un tel attachement à ses origines. (Elle crache.)
Alfred Laforce - Moi mes origines sont à Val-Jalbert ! C'est ici que je veux mourir ! Pas en France ni ailleurs !
Marie Girard - Je me demande d'où viennent les Girard. Sûrement du plus beau coin de la France, la Normandie. Monsieur le curé, que savez-vous de la France ?
La Femme Morel - Eux ils sont civilisés, ils boivent du vin tous les jours, et pas du vin de messe, comme le curé en boit tous les matins !
Le curé - C'est différent.
La Femme Morel - Oui c'est vrai, vous, vous buvez le sang du Christ ! Eux, ils boivent la liberté ! Et si je veux en boire moi du sang de Christ ?
Le curé - Est-ce que vous connaissez l'histoire du bonheur ?
La Femme Morel, Alfred et Marie - On la connaît !
Le curé - Bon, bon, je n'insiste pas. (Grand silence où chacun cherche quelque chose à faire.) Bon, je dois y aller, il faut que j'aille voir à mes ouailles. Le petit Joseph entre autres. Vous savez, ils ont vu une apparition ce soir. La mère de Lydia, il paraît. Je vous en parle avant que cela ne fasse le tour puis que les gens du village colportent des histoires de fantôme. Ils n'ont absolument rien vu, c'est des histoires inventées par des jeunes pour se rendre intéressants.
Marie Girard - En êtes-vous sûr ?
Le curé - Aussi certain que la mère de Lydia Poitras est morte de la grippe espagnole en 1918 et qu'elle est enterrée dans le cimetière du village.
Marie Girard - Est-elle bien morte ?
Le curé - Alfred, c'est le temps que ta femme rentre à la maison.
Alfred Laforce - Ce n'est pas encore ma femme monsieur le Curé.
Le curé - Eh bien raison de plus pour qu'elle rentre à la maison ! Un conseil, épouse-la, et vite. Et va retrouver les travailleurs en face du moulin. Tu es encore officier du syndicat ouvrier, ils ont besoin qu'on leur remonte le moral. Je compte sur toi. Tu n'as pas trop bu j'espère ?
Alfred Laforce - J'y vais tout de suite, viens Marie.
Le curé - Bon, je vous suis, mais avant... (Ils emmènent Diane avec la chaise. On change le décor.)
En face du moulin, absence de décor, sauf un coffre à l'avant-scène avec Diane à l'intérieur.
Les spectateurs font office d'employés d'usine ; l'aumônier chef du syndicat (le curé Audet) et Mme Fortin sont assis dans la salle. Alfred Laforce s'adresse à la foule.
Alfred Laforce - (Il pointe la foule.) La petite Lydia a dit que l'avenir de Val-Jalbert serait florissant. Vous êtes là, devant moi, vous savez bien que ce n'est pas vrai !
Diane Ouellet - (Elle entrouvre le coffre, en sort la tête.) Bien voyons, regarde le monde qu'il y a ici ce soir, c'est très florissant Val-Jalbert ! (Elle rentre la tête.)
Alfred Laforce - Ça, ça nous appartenait ! Ça appartient maintenant à « La Price brothers & Company limited ». Comme à Péribonka, ils nous ont achetés pour nous détruire ! N'attendons pas que les chauves-souris s'incrustent dans notre moulin ! Il faut agir !
Moi aussi je vais vous en faire des prédictions pour l'avenir : Val-Jalbert sera un village fantôme ! Et prenez garde, c'est juste le commencement ! Les frères Price, des Anglais !, vont fermer la pulperie de Chicoutimi dans trois ans, puis toutes nos industries vont tomber ! On vit au-dessus de nos moyens, on dépense comme les déchaînés du ciel, une nouvelle église, un nouveau couvent, un nouveau presbytère, voyez où cela nous conduira : le Saguenay-Lac-St-Jean, la région fantôme ! Hantée par tous ceux qui sont morts sur les chantiers ! On interdira à quiconque de s'aventurer à travers les ruines... c'est ça l'avenir mes amis, c'est ça l'avenir !
Diane Ouellet - (Même jeu.) Non, non, non, ce n'est pas vrai, on vient ici par coup de dix autobus en même temps ! On en fera une région touristique ! Ça marche !
Alfred Laforce - Rien est infaillible ! Ne pensez pas qu'un si beau village, moderne, avec tous les avantages que vous connaissez, puisse survivre longtemps lorsque tout est hypothéqué et que nos dettes dépassent les sermons du curé ! Dans notre dos, il existe toujours un profiteur qui cherche à nous écraser ! Pour voler nos maisons que nous pensions à nous ! Devant la faillite, la Banque canadienne nationale saisira nos économies, garantie de ce qui ne nous appartenait pas !
Diane Ouellet - C'est bien, on n'a pas besoin d'argent ! Les dettes, c'est juste du papier. Tant que l'on peut trouver une place pour dormir, il n'y a pas de problème. Lorsque je n'aurai plus rien, je m'installerai sur le terrain de camping à l'entrée. Quoique, encore là, il faut être riche pour ça.
Alfred Laforce - (Il monte sur le coffre.) Ne croyez jamais que vos droits sont acquis ! Il faut se battre constamment pour le peu que l'on gagne. Suivez-moi, j'appelle la destruction des machines pour éviter le déménagement ! Notre usine n'ira pas profiter ailleurs !
L'aumônier - Alfred Laforce, taisez-vous ! Vous parlez trop fort !
Diane Ouellet - (Elle relève le couvercle du coffre, Alfred Laforce tombe par terre.) Ça c'est vrai qu'il parle trop !
Alfred Laforce - (Il remonte sur le coffre et cherche un moyen de le barrer.) Personne n'a de cadenas ?
L'aumônier - Vous changez le sujet monsieur Laforce.
Alfred Laforce - Ça c'est l'aumônier du syndicat !
L'aumônier - Attendez un instant je vous prie. (Il enlève son chapeau de curé et remet celui d'aumônier.) Bon, maintenant je puis vous entendre. Poursuivez.
Alfred Laforce - Messieurs, c'est lui qui est chargé de vous défendre, regardez les résultats. Vous nous avez aidés à gagner vingt-cinq cents par-ci par-là, des détails. Vous nous ordonnez de nous taire là où l'injustice vous a rendu impuissant ? À quoi servent les syndicats s'ils ne peuvent pas arrêter le destin de Val-Jalbert !?
Mme Fortin - Les prophètes de malheur n'arrangent rien au problème que l'on vit.
Alfred Laforce - Ils vont nous obliger à partir ! Il faut se révolter pour garder nos maisons !
L'aumônier - L'usine ne rouvrira probablement pas. Mais ils vous offrent la location de vos maisons pour quatre dollars cinquante le mois, soit la moitié moins cher qu'avant. Vous pourrez rester aussi longtemps que vous voudrez.
Alfred Laforce - Ils veulent éviter le scandale ! Ils savent très bien que l'on va partir de toute façon ! Plus de travail, plus de commerçant, plus rien.
L'aumônier - Voyons, c'est une promesse d'avenir ce moulin-là. A-t-il fonctionné oui ou non ? C'était le plus beau jamais construit, vous étiez les employés les mieux traités du Québec, avec les avantages de l'urbanisation. C'est la marque de confiance pour l'avenir !
Diane Ouellet - (Même jeu qu'avant.) Pff, et mon cul c'est du poulet !
Alfred Laforce - (Il saute à deux pieds sur le coffre.)
L'aumônier - Dans quelques années les rues de chaque village du Lac-St-Jean seront plus larges, et comme à Val-Jalbert, elles seront éclairées et bordées d'arbres en rangées. Nous sommes partis d'une centaine d'actionnaires entièrement du Québec - des médecins, des marchands et même des cultivateurs - pour symboliser la conquête du marché industriel et la réussite des Canadiens-Français : bâtir nous-mêmes nos industries, exploiter nous-mêmes nos ressources et garder ici les bénéfices de notre travail ! Un jour nous aurons une belle autoroute asphaltée pour rallier les grands centres... je la vois d'ici : l'autoroute Val-Jalbert - Arvida. Ce n'est pas une belle promesse ça ?
Mme Fortin - Vous faites de beaux discours monsieur l'aumônier du syndicat. N'oubliez pas la dure réalité de Val-Jalbert.
L'aumônier - Insolente ! Et d'abord, que faites-vous ici ?
Mme Fortin - Je vous rappelle que l'impôt prélevée par l'Église, la dîme, et les frais du syndicat sont directement soustraits de la paie de mon mari. Dans ces conditions, j'affirme avoir le droit de me rendre où je veux.
Alfred Laforce - (Il redescend du coffre.)
L'aumônier - J'entends à ce que vous compreniez où est votre place : à la maison, support moral de votre mari et mère de vos enfants !
Diane Ouellet - (Elle sort de son coffre, rouge de colère.) Ah ! Celle-là je la réentends chaque soir, et là, il faut que je réagisse. Attends un peu toi ! (Elle descend dans la salle pour se lancer à sa poursuite.)
L'aumônier - (Pour s'en sortir il court un peu, puis décide de l'affronter en avançant sur elle et en la faisant danser très fort. Ensuite les autres viennent la chercher pour la remettre dans son coffre. Alfred et Lydia - rappelée pour la circonstance - s'assoient sur le coffre.)
Mme Fortin - Ah mais pardon ! La femme peut être davantage utile à la société ! Nous n'avons pas le droit de voter, mais je peux vous jurer qu'un jour nous serons à la tête des usines, à la tête du pays, et même, à la tête de l'Église !
L'aumônier - Relisez les Saintes Écritures madame, vous aller voir que les femmes ne doivent pas se mêler des choses qui ne les concernent pas.
Alfred Laforce - Excusez-moi, vous dérogez au sujet du débat.
L'aumônier - Dérogez ? Pff ! (À Mme Fortin.) Rentrez à la maison !
Mme Fortin - Je vais y aller moi-même chercher des informations auprès du surintendant du moulin. Je suis certaine qu'il parlera ! Il est temps que les femmes s'intéressent à ce qui se passe ici, avant que les hommes ne nous conduisent à la faillite ! (Elle sort.)
L'aumônier - (Il monte parler à la foule.) Descendez je vous prie (à Alfred), sortez je vous prie (à Lydia).
Alfred Laforce - (Il va s'asseoir là où le curé prenait place. Lydia sort.)
L'aumônier - Écoutez ! Dans tout travail je suggère la soumission. N'oubliez jamais, mes frères, le respect dû aux patrons. L'espoir de survie d'une industrie réside en une équipe qui travaille ! Des employés qui se prennent le derrière à deux mains comme on en a vu à Val-Jalbert, des travailleurs qui, par l'entremise du syndicat, souhaitent plus que l'usine peut faire, du monde qui entre à l'usine à l'heure juste, qui parte au coup de sifflet, trouve tous les trucs imaginables pour ne rien faire...
Alfred Laforce - Dites donc que nous sommes la cause de la fermeture de l'usine !
Diane Ouellet - (Elle sort de son coffre. Elle imite l'aumônier dans tous ses gestes.)
L'aumônier - Lorsqu'une usine fonctionne à plein régime et qu'elle fait de l'argent, lorsqu'une usine souhaite le bien-être de ses travailleurs et que ceux-ci leur rendent bien, ce n'est pas cette industrie-là qui fermera la première ! Ça devrait vous faire réfléchir monsieur Laforce ! Les usines des frères Price, vos Anglais !, fermeront peut-être leurs portes un jour. Leurs travailleurs ne sont pas mieux que les autres. Mais aujourd'hui, ce sont eux qui gardent leur emploi !
Alfred Laforce - Si les Price traitent leurs employés comme Val-Jalbert m'a traité...
Diane Ouellet - (Elle découvre le décor du tableau suivant.)
L'aumônier - Tu as peut-être été traité brutalement et mis dehors, mais !, avoue qu'avec tes mouvements de grévistes, tu causes plus de torts que de bien.
Alfred Laforce - Qui cause du tort ici sinon le clergé ? Vous oubliez sans doute le curé Tremblay avec son procès de l'évêché ? Deux mille dollars de dommages-intérêts qu'il aurait dû payer pour toutes ses erreurs de jugement. On n'a pas idée de condamner la famille du surintendant parce que la plus jeune porte un décolleté ! En ce qui concerne la justice de l'Église, ça fait longtemps que la cour civile l'a condamnée !
L'aumônier - En voilà assez, je n'ai plus rien à ajouter. Alfred Laforce, tu auras de mes nouvelles ! (Il sort.)
Alfred Laforce - (Il remonte et se prépare à parler.)
Diane - C'est assez là, on t'a assez entendu ! Fait de l'air, c'est le temps de passer à l'autre tableau.
Alfred Laforce - Toi, tu vas avoir de mes nouvelles ! (Il sort. On change le décor.)
Tableau V
À l'intérieur du moulin : on retrouve des objets relatifs à un moulin.
Diane, Mme Fortin, Mme Bélanger. Viendront ensuite le surintendant René Bélanger et le curé Joseph Audet.
Mme Fortin - Je viens voir le surintendant René Bélanger pour savoir exactement où les choses en sont.
Mme Bélanger - Oui, madame Célenire Fortin. Mon mari reviendra bientôt. En attendant, vous pouvez me raconter ce qui vous amène. Je suis désolée pour votre fille Hermine, votre mari Zacharie doit être bien déçu. Vous savez, moi et mon mari avons également enterré plusieurs de nos enfants.
Mme Fortin - Aof, faut tout de même vivre. Puis j'en ai d'autres pour me consoler. L'essentiel c'est que j'aie survécu.
Mme Bélanger - Oui, lorsque l'on pense que, plus souvent qu'autrement, un homme est veuf deux ou trois fois au cours de sa vie.
Mme Fortin - C'est madame Girard qui en souffre le plus, chaque fois que la mère ou l'enfant meurt. Ces sages-femmes-là, je les comprends ; j'ai aidé ma voisine à accoucher l'autre jour, c'est toute qu'une aventure.
Mme Bélanger - Mais l'espérance de vie augmente chaque jour. Prenez l'hôpital de Roberval, maintenant on peut espérer dépasser la trentaine assez facilement.
Diane Ouellet - Pour ma part j'ai mis au monde deux beaux gros enfants à l'hôpital de Roberval. Mon docteur s'appelait... comment s'appelait-elle déjà, j'ai oublié son nom.
Mme Fortin - Peut-être, mais pour le moment je m'inquiète sur le sort de Val-Jalbert. Figurez-vous que c'est sur un coup de tête que je suis venue. Personne n'ose venir, alors c'est pour prouver que je peux avoir du cran, à l'aumônier du syndicat et aux hommes là dehors, que je viens affronter le monstre !
Mme Bélanger - Oh vous savez, les hommes ne viennent pas parce que, d'ordinaire, le syndicat leur apporte les nouvelles. Et le monstre n'a que le nom de surintendant pour effrayer les employés. Il est bien bon, et je ne dis pas cela juste parce que c'est mon mari. Mais dites-moi, que vous a-t-il dit l'aumônier ?
Mme Fortin - Qu'il entendait à ce que j'apprenne où était ma place.
Mme Bélanger - Ah ces curés ! J'espère que vous lui avez répondu, assez pour le boucher ?
Diane Ouellet - Moi je lui ai répondu en tout cas.
Mme Fortin - Je lui ai dit que je me lancerais papesse.
Mme Bélanger - Quoi ?
Mme Fortin - La première femme pape que le monde ait connue !
Diane Ouellet - Elle est folle !
Mme Bélanger - J'imagine qu'il a brandi les Saintes Écritures ?
Mme Fortin - Et comment ! Mon premier travail comme papesse sera de les réécrire en entier à nouveau !
Mme Bélanger - Et dans l'industrialisation, madame la future papesse, comment voyez-vous le rôle de la femme ?
Mme Fortin - Une place de choix, rien de moins que surintendante d'usine, que dis-je, propriétaire à part entière !
M. Bélanger - Eh bien madame Fortin, vous voulez ma place ? (À sa femme :) Le maire Martel veut te voir... (Mme Bélanger sort.)
Mme Fortin - Je vais vous prouver tout le dynamisme que les femmes peuvent apporter à l'histoire du Saguenay-Lac-St-Jean !
Diane Ouellet - Ma fille est ingénieure, mais elle est sur le chômage depuis trois ans... faut croire que des ingénieurs et des ingénieures (accentuation sur le « res »), il en pleut !
M. Bélanger - Les temps sont durs.
Diane Ouellet - Les temps sont toujours durs, moi je ne m'en fais pas avec cela.
M. Bélanger - (Plus fort, pour pallier aux paroles de Diane.) Je vous cède ma place ! La compétition européenne est forte, et les Américains viennent produire leur papier ici même. Notre village est une victime du système.
Mme Fortin - Pourquoi cela n'a pas été prévisible ?
Diane Ouellet - (Pendant les prochaines répliques elle s'amusera avec les décors en arrière. Elle sortira une pierre tombale qu'elle déplacera un peu partout sur la scène. Pendant ce temps, tout en parlant, les deux autres comédiens chercheront à la pousser en dehors de la scène.)
M. Bélanger - C'est la nouvelle technologie que l'on ignorait. On investissait pour l'agrandissement, alors qu'on aurait dû investir dans la conversion de la pâte mécanique en pâte chimique. (Diane devrait être à plat ventre avec le pied de M. Bélanger dessus.) De toutes nouvelles machines en fait.
Diane Ouellet - Dernièrement l'usine Price annonçait un investissement de 112 millions de dollars pour la conversion de sa papeterie d'Alma à la pâte thermomécanique ! Bientôt ce sera la pâte nucléaire, je le sens !
Mme Fortin - Et maintenant, qu'adviendra-t-il des machines ? (Elle tire les cheveux de Diane et lui tord le cou.)
M. Bélanger - Les nouveaux propriétaires veulent les voir fonctionner ailleurs dans la province. Les autres machines vont être préparées en vue d'un entreposage à long terme. (On continue la torture.)
Mme Fortin - Quelles sont les possibilités d'une réouverture ou d'un recyclage de l'usine en autre chose qu'un moulin à papier ? (Encore la torture.)
M. Bélanger - Je ne devrais rien dire, mais elles sont nulles ! (Une bonne claque.) Les frères Price veulent s'assurer qu'aucune compétition n'interviendra dans leurs affaires. C'est la loi du marché, les uns écrasent les autres (il écrase Diane), à l'endroit même où ces uns risquent de ne pas survivre ! (Ici il accentue et pousse Diane en bas de la scène.)
Diane Ouellet - Laisse-moi vivre ! Je te laisse revivre moi ? Le maudit, lui... (Elle marmonne.)
M. Bélanger - De toute façon, il est clair que le marché n'est plus propice au papier. C'est le problème lorsqu'une région se spécialise en un seul domaine.
Mme Fortin - Maintenant que l'usine est fermée et que le village sera abandonné, vous pouvez enfin me dire si c'est vrai que c'est une véritable catastrophe naturelle Val-Jalbert ? De mauvaises langues disent que les territoires de chasse des indiens sont devenus bien maigres depuis la construction de l'usine, que les érables ne produisent plus d'aussi bon sirop et que nos rivières sont devenues imbuvables, ce qui serait la cause de la mort des ouananiches à l'embouchure de la rivière Ouiatchouan.
M. Bélanger - Voilà tout un discours, qui n'a absolument aucun fondement. Les usines ne sont pas mortelles, au contraire, elles procurent un niveau de vie élevé, elles font de nos villages déphasés des sociétés civilisées.
Mme Fortin - Alors l'industrialisation ne procurerait que des avantages ?
M. Bélanger - Eh bien, je pense que...
Mme Bélanger - (Elle entre. Elle exagère son rôle dramatique.) Ah mon Dieu ! Un malheur terrible ! Je... il faut un docteur, quelque chose, il faut prendre le train jusqu'à Roberval...
Diane Ouellet - (Elle applaudit.) Ah, c'est pathétique ! (Voyant la réaction des comédiens, elle sort.)
Mme Fortin - Voyons madame Bélanger, qu'est-ce qui se passe ?
Mme Bélanger - C'est Lydia et Joseph ! Ils sont...
Le curé - (Il entre.) J'ai une mauvaise nouvelle à vous apprendre. Lydia et Joseph sont morts en tentant de se cacher à la rivière souterraine.
Mme Fortin - Quoi ? Pourquoi voulaient-ils se cacher ?
Le curé - Je voulais les obliger à suivre les soeurs du Bon-Conseil. Ils ont pris peur, ils ont voulu se cacher près du village en attendant l'abandon complet.
M. Bélanger - Mon Dieu !
Le curé - Justement, c'est en son nom que je suis venu vous voir monsieur Bélanger. Puisque vous êtes surintendant, peut-être que la compagnie pourrait défrayer les coûts d'enterrement et le reste ?
M. Bélanger - Voyons, il me serait possible de faire entrer cela sur les nombreux accidents de travail. Sans doute cela passera inaperçu. J'y verrai, mais l'usine est fermée, je ne sais pas si... je ferai mon possible.
Le curé - Vous êtes bien bon.
Mme Fortin - Dites-moi pourquoi, pour l'amour, vous vouliez les obliger à faire une chose qu'ils ne voulaient pas ?
Le curé - Que connaissez-vous aux intérêts des enfants ?
Mme Bélanger - Vous devriez vous sentir responsable ! À 16 et 18 ans, on est capable de se prendre en main !
Le curé - Voilà justement pourquoi ils sont morts !
Mme Bélanger - C'est vous qui avez causé leur perte !
M. Bélanger - Mesdames, l'heure n'est plus aux accusations, elle est aux condoléances.
Mme Fortin - Comment fera-t-on pour avertir Jules, la dernière famille vivante ?
Le curé - Je m'en charge.
Mme Bélanger - Et le petit Azarias lui ? Est-ce qu'il est mort aussi ?
Le curé - Heureusement non, il avait été confié à l'institutrice Germaine Pagé.
Mme Bélanger - On peut s'en charger mon mari et moi si Mlle Pagé le veut bien.
Mme Fortin - Moi également, avec mon mari...
Le curé - Je vous remercie, mais Mlle Pagé désire s'en occuper. Elle se fait un devoir de ne pas trop éloigner Azarias pour qu'il puisse demeurer près du village.
Mme Bélanger - C'est l'époque des malheurs, ma foi.
Le curé - Connaissez-vous l'histoire du malheur ?
Tout le monde - Oui !
Le curé - Pas l'histoire du bonheur, mais l'histoire du malheur.
Tout le monde - On la connaît !
Le curé - Bon, je n'insiste pas. Je vais continuer ma route pour annoncer la bonne nouvelle, euh, je veux dire la mauvaise nouvelle. (Il sort.)
Mme Fortin - Pauvres enfants. Lorsque je pense que Lydia, avec son don, n'a pas su voir le malheur. Elle qui voyait tant de choses. Tient, elle m'avait annoncé le nom de ma fille, Hermine, avant même que ça ne me vienne à l'esprit.
M. Bélanger - Et sa mort, à Hermine, elle l'avait prédit ?
Mme Fortin - Il ne faut pas trop lui en demander !
Mme Bélanger - Dieu fait drôlement les choses.
M. Bélanger - Eh bien mesdames, il ne nous reste plus qu'à retourner à la maison, il est tard et la journée a été dure.
Mme Fortin - Si vous croyez que je vais pouvoir dormir.
Mme Bélanger - Peut-être sont-ils dans un autre monde, peut-être sont-ils heureux, qui sait ? On ne connaît rien à la vie des morts. Sans doute ils poursuivent leur destinée de l'autre côté... (Ils sortent.)
Été 1946, dans le cimetière, même décor qu'au premier tableau.
Deux visiteurs reprennent leur souffle, ensuite viendront les spectres de Lydia et Joseph, puis Diane.
Le visiteur - Sont-ils encore là ? Est-ce qu'ils nous suivent ?
La visiteuse - Je n'en peux plus, j'arrête. (Elle s'écrase.)
Le visiteur - Ils vont revenir ! Vite ! Vite !
La visiteuse - Ils viendront, ils m'attraperont, me mangeront. Ils ne sont sûrement pas dangereux. C'est comme les écureuils, ils délimitent leur territoire.
Le visiteur - Tu es folle ? Ils vont nous tuer, nous deviendrons des fantômes condamnés à errer entre les maisons !
La visiteuse - Toi et tes idées de venir voir les fantômes à Val-Jalbert ! Nous deviendrons les Xième personnes que l'on prendra pour des malades lorsque nous leur dirons que nous avons rencontré Joseph et Lydia, les revenants de 1927.
Le visiteur - (Il tourne le tourniquet.) C'est ça le grincement que l'on entendait !
La visiteuse - Eh bien ça aussi tu le garderas pour toi ! Au Lac-Bouchette, j'ai envie de continuer à marcher sur la place sans faire rire la galerie !
Le visiteur - On leur dira de venir coucher un soir à Val-Jalbert. Ceux qui riront verront ce qu'il y a de drôle ici !
La visiteuse - Voyons, calme-toi. Les voilà ! Les voilà !
Le visiteur - Cours, cours ! (Ils sortent.)
Joseph - En voilà d'autres que l'on n'est pas prêt de revoir au village. Les maudits, j'ignore ce qu'il faudra inventer pour les exterminer, c'est devenu impossible d'avoir la paix !
Lydia - (Elle commence à tourner autour du tourniquet.) J'aime le grincement.
Joseph - Ouais, moi aussi. C'est le bruit qui les alerte, qui commence à les faire paniquer.
Lydia - Ils savent bien qu'ils nous verront ensuite.
Joseph - Val-Jalbert, le village fantôme...
Lydia - Hanté par Lydia et Joseph, le jeune couple enterré vivant dans le cimetière du village.
Joseph - Ils méritent définitivement que nous les chassions d'ici.
Lydia - Un si beau coin de pays, le plus beau entre tous.
Joseph - Davantage depuis que l'usine est fermée. Enfin on respire, on a sauvé les plaines et les champs verts dans le haut du village.
Lydia - Sans compter les écureuils, les lièvres, les marmottes, les hiboux...
Joseph - Les sapins, les épinettes, les cèdres, les cyprès...
Lydia - Les framboises, les fraises, les noisettes, les bleuets...
Joseph - Les bleuets... beuh, ne sommes-nous pas un peu trop romantiques ?
Lydia - Un peu trop dignes tu veux dire ! Dignes de Val-Jalbert !
Joseph - Penses-tu que l'on réussira à provoquer la fuite de tous les trappeurs, les indiens, et surtout des touristes qui oseront s'aventurer dans notre village ?
Lydia - Regarde, tous ceux qui viendront repartiront avant la nuit, sinon...
Joseph - Cela fait combien de temps que l'on est mort ?
Lydia - Dix-neuf ans tout comptés. Nous sommes donc en 1946.
Joseph - De quelle guerre parlaient les derniers visiteurs ?
Lydia - Pauvre Joseph, pourquoi s'intéresser à leurs histoires ? Laisse-les se débrouiller entre eux, oublions jusqu'à leur existence.
Joseph - Nous sommes bien obligés de voir qu'ils existent, ils viennent sans cesse jusqu'à nous.
Lydia - Laisse-les venir, mais ne les laisse pas détruire notre village.
Joseph - Je me demande ce que fait Azarias.
Lydia - Il attend Roland, son sixième enfant.
Joseph - Tu m'impressionnes. Et quel sera le futur de cet enfant ?
Lydia - Il aura deux enfants, Frédérique et Roland-Michel. J'entrevois aussi une Girard et une Desmeules dans sa vie, toutes deux du village de Desbiens tout près d'ici...
Joseph - Ah, j'aimerais bien aller faire un tour à Desbiens.
Lydia - Pourquoi vouloir partir du plus bel endroit où demeurer et mourir ? Écoute la chute... elle est vivante !
Joseph - Tu m'inquiètes Lydia.
Lydia - Tu es drôle Joseph. (Ils se rapprochent et vont s'embrasser.)
Diane - (Elle interrompt la scène d'amour pour se placer entre les deux. Elle place ses bras autour d'eux.) N'est-ce pas beau ? Mais c'est fini la pièce, tout le monde dans la salle, ils veulent rentrer à la maison ! D'autres vont à l'hôtel. J'ai un message des organisateurs de la soirée, faut bien que je me fasse pardonner, on vous remercie beaucoup, on vous souhaite un bon retour à maison ou à l'hôtel et puis (elle essaie de siffler) hé ! Venez ! C'est l'heure des applaudissements !
Roland Michel Tremblay
Personnages sur la scène
Le bel Antoine Poète, ami d'Alexandre
Alexandre de grandes souches Pianiste, ami d'Antoine, fils d'Idile, amant d'Édith
Édith la belle de la gauche Femme d'Ipitre, poète, maîtresse d'Alexandre
Idile la fouine Père d'Alexandre
La mère, le père, les deux enfants, les grands-parents, l'homme.
Notez, afin de bien représenter la famille traditionnelle, le site parfait du tournage du film qui accompagne la pièce serait Val-Jalbert, village abandonné autour du Lac-St-Jean (Québec). Toutes les scènes sont inspirées de ce lieu où chaque maison, parfois reconstruite, montre un conformisme surprenant. Ceci dit, il existe probablement d'autres sites parfaits. Ce film n'a point besoin d'être de qualité supérieure, j'ai assisté à des pièces où l'on avait utilisé du 8 mm et c'était bien. En revanche, la qualité du son serait importante car il s'agit de créer une atmosphère par la musique.
La maison d'Antoine et d'Alexandre: la chambre à coucher, le salon et la cuisine en un. Le jardin. Un pan de mur amovible (avec fenêtre et porte) sépare la maison du jardin. Une fosse dans le jardin. La pièce, c'est l'éclatement de ce lieu. Seul un piano meuble la scène au début.
Un lit, un piano avec banc, une table pliante avec chaises, une pierre tombale, un grand sac, des chaînes, un bâton, un recueil de poèmes, un suaire, une pelle, une corde de pendu, une hache, un vase sur une petite table.
La liste des chansons et leur situation sur la cassette Antoine se retrouve à la dernière page (cassette fournie sur demande). En plus des chansons relatives à Alexandre au piano, la pièce nécessite une musique d'atmosphère assez importante. Antonia et Antoine, Amour et Médiocrité, peuvent aussi être fournis sur demande. Cette autre double version ne met pas l'accent sur la suggestion (pas de film) et l'atmosphère. Les dialogues occupent une place de premier plan et le sujet est même différent.
On entend une musique bizarre, c'est la noire nuit. L'écran projette une maison perdue dans la nature. On marche sur une voie ferrée abandonnée, jusqu'à un pont. On regarde alors le ciel, on aperçoit la lune puis la rivière. On tombe en bas du pont. On se retrouve au cimetière, on voit les clôtures, les pierres tombales, une croix. On voit un homme masqué (visage caché), sur fond noir (l'image devrait sans cesse être en mouvement). L'image disparaît. Entre alors Antoine sur la scène, un projecteur le suit. Il semble perdu et désespéré. Seul un piano orne la scène. Il tourne autour du piano et sort par l'autre côté.
On revoit la maison sur l'écran, alternance rapide entre la nuit et le jour. C'est le jour, la musique est un peu plus entraînante. On voit une famille traditionnelle qui s'affaire au quotidien. Le père coupe du bois, la mère étend du linge sur la corde, deux enfants (de sexe différent) courent autour. Tout le monde est heureux. On aperçoit les champs en arrière de la maison. L'image disparaît. Entre alors Alexandre et Édith sur une scène fortement éclairée. Ils semblent heureux, ils installent une pierre tombale dans ce qui deviendra le jardin, ils s'immobilisent.
Sur l'écran on revoit l'homme seul. On le voit en train de creuser la terre dans le sous-sol de la maison, une pierre tombale à côté. Antoine entre en scène, l'éclairage est diminué, il semble attendre quelqu'un. Il essaie de jouer du piano, aucun son ne sort. Il danse en fredonnant l'air «Alexandre de grandes souches». Il ouvre un sac, trouve un suaire qu'il met aussitôt, puis cherche à nouveau dans la poche. Soudain et rapidement il enlève le suaire; il croit entendre quelqu'un mais fausse alerte. Il se cache en dessous du piano. La lumière augmente en intensité. Édith s'en va, Alexandre se dirige vers le piano.
Alexandre - Le bel Antoine.
Alexandre commence à jouer lentement une pièce: «Alexandre de grandes souches» (avec les accords simples). Il se lève et s'en va. Antoine sort d'en dessous du piano, la lumière devient moins forte. Il semble parler à quelqu'un assis sur le banc.
Antoine - Alexandre de grandes souches... tu es romantique. Je mourrais comme cela à entendre cette pièce que tu as composée pour moi. Cette musique prouve ton talent. Elle prouve aussi que tu penses à moi.
Est-ce que tu m'aimes?
Alexandre de grandes souches. Un nom si grand, si prometteur. Sois certain, je ne te quitterai pas. On ira loin ensemble.
Je sais, tu n'aimes pas que j'enterre tes compositions avec mes poèmes, mais puisque les choses sont comme elles sont... (Antoine chante sous l'air: «Alexandre de grandes souches», sans musique.)
Sur, la clarté, de la rivière, de l'eau pure
qui nettoie, les esprits, au soleil, joie et jouissance
C'est la grâce, de voir l'aventure, la simple pureté, la légère ivresse
Ô amour, chevalier des montagnes, accorde-moi, bonheur et tendresse
Et fait, de mes rêves, la grandeur des océans
que je vois, à travers toi, puissance, et chevauchement
Et toi, tu verras en moi, la noble passion et la fidélité
Alors, je regarde le ciel, et puisse ta venue, éclaircir ma voie, et m'illuminer
Alexandre revient, il pose un livre sur le piano. Il se prépare à sortir, Antoine tourne autour. Alexandre sort, Antoine le regarde s'éloigner. Ainsi commence l'attente. Antoine est maintenant moins heureux, il se montre impatient. Un mur descend du plafond, on peut y entrevoir une fenêtre et une porte. Désormais il y aura un jardin et l'intérieur de la maison. Idile arrive tranquillement au jardin. Tout s'immobilise, la lumière s'éteint. Sur l'écran on voit les grands-parents, large sourire, rendant visite à la famille de tout à l'heure. Ils apportent un cadeau pour les enfants. Tous deux le développent, il s'agit d'une bible. Il faudrait alors voir ce livre placé sur un autel avec des cierges autour. L'homme prend le livre, l'ouvre et lit. On voit les pages. L'homme repose le livre, l'image s'éteint.
Idile regarde au loin pour s'assurer que personne ne vient, il observe ensuite l'intérieur de la maison par la fenêtre. Antoine s'approche de la porte, ils semblent se voir. Idile frappe doucement puis tente d'ouvrir. Il sort alors des clés, les essayent, Antoine cherche un moyen de se cacher. Aucune clé n'ouvre la porte. Idile aperçoit quelqu'un au loin. Il se cache comme il peut.
Alexandre revient avec Édith, ils ont des chaises qu'ils placent près de la porte. Ils restent un peu dans le jardin. Antoine observe par la fenêtre et écoute. Édith se penche pour lire l'épitaphe de la pierre tombale.
Édith - Le bel Antoine.
Alexandre - Édith, la belle de la gauche.
Alexandre et Édith s'embrassent. Antoine s'en va vers le fond de la scène. Édith et Alexandre s'immobilisent. Sur l'écran on revoit les images du début dans la noirceur, mais maintenant c'est l'orage dans le ciel et la pluie qui tombe sur les arbres, la rivière dont le courant est plus fort. Retour à la scène, Antoine se rapproche pour entendre la suite.
Édith - Je peux t'entendre jouer du piano?
Alexandre - Entre.
Antoine - Non!
Édith - Je peux t'entendre jouer du piano?
Alexandre - On se verra demain.
Alexandre entre presque immédiatement avec les chaises. Édith demeure seule au jardin, Antoine la regarde encore par la fenêtre, il ignore Alexandre qui installe les chaises dans le salon. Édith se penche à nouveau pour regarder la pierre tombale puis s'en va. Idile sort de sa cachette, il hésite entre frapper à la porte ou suivre Édith. C'est cette dernière idée qu'il retient.
Enfin, Antoine se retourne vers Alexandre qui s'installe pour jouer au piano. Antoine l'observe. Alexandre joue la pièce: «Musique quelconque d'Alexandre». Durant le discours d'Antoine, il essayera de jouer la pièce d'amour «Alexandre de grandes souches» (avec les accords simples), il fera des erreurs.
Antoine - Alexandre, je souhaite la mort! S'il existe une chose que je dois apprendre par rapport à ce que je viens de voir, je suis incapable de la comprendre.
Tu m'appelais le paranoïaque! Il faut pas s'imaginer que lorsque tout va bien j'invente des problèmes! Ça marchait pas entre nous, ça n'a jamais marché!
Tu sais, moi aussi j'adorais le piano. Au début, lorsque l'on s'est connu, tu m'as dit: «Le piano c'est pour moi, la poésie c'est pour toi». Moi je voyais les choses différemment. Je nous voyais nous unir pour faire de ma poésie et de ta musique, une chose éclatante! Je nous voyais parcourir la planète afin de transmettre notre passion à tous les désespérés! (Il chante.) Ah, ah! Maintenant, plus personne ne nous entendra. Mais chose certaine, je ne suis pas mort. Non, je ne suis pas mort.
Alexandre continue de jouer pas trop fort, Antoine semble parler à quelqu'un d'absent.
Antoine - Ipitre, mon ami, l'heure est grave. Édith est venue ici aujourd'hui... ils étaient là, dans le jardin, Idile pourra te le dire... ils se sont embrassés.
Alexandre - Ah non! S'il existe une chose qui ne meurt pas, c'est le piano. Écoute mes compositions, c'est autrement plus complexe et impressionnant que ces concerts de jeunes ignorants.
Antoine - Avant que ça n'aille trop loin...
Alexandre - Quoi?
Alexandre se remet à jouer «Musique quelconque d'Alexandre», il arrête parfois pour réfléchir.
Antoine - Ô Alexandre, ça me peine de voir que ton temps se termine. Moi, par contre, mes poèmes sont éternels. Je pourrais te réciter le premier que j'ai composé pour toi lorsque tu avais 23 ans. Celui qui parlait de notre désir de vivre au-delà des mers et des montagnes.
Tu as travaillé fort pour te faire oublier, mais moi, pendant ce temps, je l'ai construit mon univers. Ton piano, c'était ma vie. Et même si ce n'est pas vrai, et ce n'est pas vrai, au moins tu crois le contraire.
Cependant, je l'ai cru longtemps ton univers. Tes belles pièces interprétées pour moi, après les concerts, dans les grands salons. J'étouffais, les grands salons ce ne sont pas les plaines et les arbres, mais cela transpirait une passion... comment dire, formelle? Lorsque tu t'asseyais sur ton banc, ce banc que tu réussissais à oublier, tu semblais communiquer avec l'univers.
Alexandre, je peux comprendre que tu veuilles me remplacer. Une autre naïve à l'autre bout du piano t'est peut-être nécessaire. Comme tu l'as toujours dit: «Si personne reste à mes côtés pour savourer mon univers, pourquoi perdre tant de temps à le construire?» Eh bien, si ça peut te consoler, je suis encore là.
Oui, je peux accepter que tu veuilles me remplacer. La chose qui est difficile à comprendre, c'est la rapidité avec laquelle ça s'est fait. Avec elle en plus. «La belle de la gauche», c'est nouveau ça? Qu'est-ce que ça signifie? Qu'elle passe à côté de tout? Que son plus grand désir est de voir la Terre tourner dans l'autre sens?
Alexandre arrête de jouer, il semble écouter Antoine. Celui-ci sort une corde de pendu d'on ne sait où.
Antoine - Ne l'amène pas ici... (Il montre la corde puis la fait disparaître.) Excuse-moi Alexandre. Ah, souviens-toi de nos rêves. Souviens-toi de ce poème (l'atmosphère change).
Ô Alexandre
Mon coeur ne chante que pour toi
Des rêves où nous serons heureux
Une chanson apaisante dans la nuit
Voilà notre future liberté, qui protège
Où le temps sera à notre idée
En ta musique et mes poèmes
Un rire, une fuite, une simplicité
Un amour fort et tendre
Ô Alexandre
Mon coeur ne pleure que pour toi
Ces rêves où nous pourrions être heureux
Une chanson racontant mon ennui
Car par toi je suis, et sans toi, où serais-je?
Sans toi je chercherais ces fleurs fanées
Alors que mon coeur possède sa fleur bohème
Ainsi nos rêves fleuriront cette journée
Où notre gloire sera grande
Ô Alexandre
Mon coeur ne pleure que pour toi
Ces rêves où nous aurions pu être heureux
Alexandre n'a rien écouté, il trouve un lit à l'arrière-scène, le fait rouler jusque dans la maison, il s'y couche. Antoine se traîne vers la porte pour observer la pierre tombale par la fenêtre. Il s'assoit sur le banc du piano, cache de ses mains son visage, se couche sur les notes.
Édith arrive au jardin avec une pelle. Visiblement, elle veut creuser la tombe d'Antoine. Lorsque Antoine l'entend, il court à la fenêtre, regarde, retrouve le suaire, le met et court au jardin. Édith repart en courant sans emporter sa pelle.
Antoine - Truite! (Il retourne dans la maison s'étendre à côté d'Alexandre, mais se relève immédiatement.) Ô Alexandre de grandes souches, je ne vais pas m'étendre à côté de toi cette nuit.
Arrive alors Idile au jardin. Il regarde la pierre tombale puis cogne à la porte. Alexandre se lève pour aller ouvrir, mais l'autre est déjà dans la maison.
Alexandre - Idile.
Idile - Tu espérais la belle de la gauche? J'espère qu'elle dort avec Ipitre. Alexandre, cette fois, laisse-moi parler. Il est ici, je peux le voir. Tu as quelque chose à lui dire? Je peux lui parler.
Alexandre - Quoi?
Idile - Antoine, il n'est pas disparu.
Alexandre - Non, non, non, il est vraiment tard, excuse-moi de te mettre à la porte, on se reparlera demain. (Il le reconduit jusqu'à la porte.)
Idile - Je t'ai tout appris! Jusqu'au piano! Tu refuses maintenant que je t'apprenne l'essentiel?
Antoine - M'entendriez-vous?
Idile - Il voudrait te parler.
Alexandre - En voilà assez!
Il le met dehors et va se recoucher. Les premières lueurs du jour apparaissent. La porte s'ouvre, une lumière sort de la fosse où se situe la pierre tombale. Antoine commence à étouffer. Il rampe presque, il lutte contre une force qui l'attire vers la fosse. Il se lamente, appelle à l'aide, puis disparaît dans la fosse. Les lumières du plateau s'éteignent.
Sur l'écran, arrive l'homme en état de décomposition, marchant seul sur les rails du chemin de fer, au rythme d'une musique bizarre dont il suit le mouvement. Il semble être dans un rêve, il souffre. Les lumières s'éteignent, il disparaît. On voit alors le jour qui se lève sur le lac. Retour à la maison. On peut voir la hache seule sur le bûcher. Le linge de la corde qui traîne par terre dans la boue. On aperçoit (l'image bouge) la famille traditionnelle sur fond noir, sans les enfants. On voit en alternance des images qui montrent l'homme habillé en femme et la femme en homme, et vice-versa (même nus en alternance, si on veut).
Sur la scène, Alexandre se lève et se prépare à sortir. Dans le jardin il trouve la pelle d'Édith, se questionne, puis la jette plus loin. Il s'en va mais revient assez tôt accompagné d'Édith, laquelle tient une petite table avec un vase.
Édith - Alexandre, je dois repartir. Nous n'avons pas le temps pour faire des choses... j'espère que tu comprends.
Alexandre - Entre.
Ils entrent. Édith installe la petite table avec le vase. Alexandre va chercher le livre qui est sur le piano et le remet à Édith.
Édith - Bon, je te remercie pour le livre. (Elle va sortir.)
Alexandre - Fais attention. Je ne sais pas pourquoi, je n'aime pas te remettre les poèmes d'Antoine. C'est comme un sacrilège.
Édith - Je les ramènerai ce soir. À propos, va-t-on faire l'amour? Tu sais, malgré Ipitre, c'est toi que j'aime. Notre amour est donc justifié, personne ne pourrait nous le reprocher.
Alexandre - On pourra pas faire l'amour ce soir.
Édith - Ah non? (Alexandre la prend dans ses bras, lui prend les fesses.) Alexandre! Non, on pourrait nous voir.
Alexandre - Qui? (Elle pointe la tombe. Il rit.) Tu crois qu'il peut nous écouter du fond de sa tombe?
Édith - J'ai l'impression qu'il nous entend, qu'il nous regarde.
Alexandre - Tu es paranoïaque.
Édith - Pourquoi l'avoir enterré au jardin? Tu ne sais pas ce que j'ai vu cette nuit.
Alexandre - Cette nuit?
Édith - Oui, dans le jardin.
Alexandre - Dans le jardin, cette nuit?
Édith - Euh, oui, je... j'étais venue te voir.
Alexandre - La pelle là dehors, c'est à toi?
Édith - Une pelle? Que ferais-je d'une pelle?
Alexandre - Creuser ma tombe. (Il sourit.) Creuser sa tombe. Je te connais, tu ne t'appelles pas Édith la belle de la gauche pour rien. J'ai vu la même pelle dans le garage à Ipitre.
Édith - Alexandre, pense ce que tu voudras, le cadavre d'Antoine, je m'en contrefous. Mais écoute, cette nuit je l'ai vu, lui.
Alexandre - Qui ça, lui?
Édith - Antoine!
Alexandre - Es-tu folle? Tu n'es pas seulement de la gauche, tu es encore pire!
Édith - Cesse de dire que je suis de la gauche. Le fait est qu'Antoine nous surveille, même après sa mort.
Alexandre - Et puis? Il est mort justement. Tu crois que je vais rester seul toute ma vie? Que je vais composer mes chansons en fonction de ses idées?
Édith - Peut-être comprendra-t-il. Tu te souviens l'an passé, nos folies? Ce soir je reviendrai te voir. On recommencera sous le piano. C'est moins intéressant s'il n'y a aucun danger. C'est comme si on a le droit de faire l'amour. Heureusement il reste Ipitre, et même Antoine. (Elle rit. Soudain on aperçoit Idile au jardin, il était caché, il espionne maintenant à la fenêtre.) Le fantôme d'Antoine, cette idée m'enchante. Faire l'amour le plus naturellement du monde alors qu'il nous regarde, incapable d'applaudir, de dire un mot. Il faudra que je trouve le moyen de me débarrasser d'Ipitre ce soir. Je te laisse. (Idile disparaît.)
Alexandre - À ce soir.
Édith s'en va avec le livre. Alexandre va se coucher. Au jardin elle trouve sa pelle et se penche pour la prendre. Idile sort de sa cachette et se tient derrière Édith de sorte que lorsqu'elle se relève et se retourne, elle échappe la pelle et le livre.
Idile - Eh bien, qui l'on retrouve, tout juste au dessus de la tombe d'Antoine?
Édith - Vous voulez me faire mourir?
Idile - Si Ipitre te voyait.
Édith - Justement, je ne fais rien de mal. Je suis juste venue pour, euh...
Idile - Quels sont ces surprenants objets? Les poèmes d'Antoine?
Édith - C'est quoi votre problème? Ne vous a-t-on pas surnommé Idile la fouine? Je suis juste venue emprunter les poèmes d'Antoine.
Idile - Tu vas rendre mes garçons malheureux. Je te conseille de rentrer chez toi. Les rumeurs, c'est dangereux.
Édith - Des menaces? Je vous conseille de rentrer chez vous et d'oublier vos garçons. C'est vous qui les rendrez malheureux.
Idile - Je sais que tu voyais Alexandre avant la mort d'Antoine.
Édith - Vous causerez leur perte!
Idile - Au contraire.
Édith - Vous causerez leur perte, la mienne et la vôtre!
Édith s'en va. Idile cogne à la porte. Alexandre se lève de peine et de misère. Il ouvre, Idile entre. Le soir commence à tomber.
Idile - Bonjour.
Alexandre - Bonsoir.
Idile - Alexandre, aimes-tu Antoine?
Alexandre - Antoine est mort.
Idile - Désires-tu qu'il revienne?
Alexandre - Qu'est-ce que tu crois?
Idile - Le veux-tu vraiment?
Alexandre - Tu vas me le faire apparaître?
Idile - Il est ici.
Alexandre - Ah oui? Eh bien, qu'il apparaisse à mes yeux.
Idile - Pourquoi désires-tu qu'il apparaisse? Pour me donner raison? Le veux-tu vraiment devant toi? Peux-tu l'aimer suffisamment pour le voir là devant tes yeux?
Le soir est maintenant tombé. Antoine sort de la fosse, il va directement au salon. La porte s'ouvre, mais ni Alexandre ni Idile ne semblent s'en rendre compte.
Alexandre - Édith vient ce soir. J'aimerais me reposer avant.
Idile - Je sais que tu voyais Édith avant la mort d'Antoine. C'est elle-même qui vient de me le dire. Je te laisse, repose-toi bien. (Il sort.)
Antoine - (Il crie à travers la maison.) Aujourd'hui je suis délivré de tout remords ou regret envers qui que ce soit! (Alexandre s'installe au piano, il est nerveux.) Je souhaite ta mort! Si tu t'étouffes avec ta musique, je serai heureux!
Alexandre essaie de jouer sa chanson d'amour «Alexandre de grandes souches», il en est incapable. Il décide plutôt d'aller se coucher. Il est dérangé, il cherche ses choses. Il dormira très mal, se retournera sans cesse. Antoine se calme un peu. Il parle à Alexandre qui tente de dormir.
Antoine - Oh, Alexandre, pourquoi? Je ne comprends pas. Tu es malheureux, je le suis davantage. Tu pourrais tout recommencer avec elle? Non? Son mari, voilà la raison. Elle t'aime peut-être, mais elle ne quittera pas Ipitre. Parce qu'elle l'aime! Elle veut juste des aventures, ça fait battre son coeur plus fort, et Ipitre est toujours parti. Il en existe peut-être d'autres des comme toi, c'est ton tracas Alexandre? Même pas, tu te suffis avec ton piano. Mais ton piano, tu l'emporteras pas dans ta tombe! (Antoine se choque.) Ah! Tu ne dormiras plus! Ni les nuits prochaines!
Antoine produit des bruits bizarres, des grognements, il trouve des chaînes (dans son sac ou ailleurs) et les balance partout. Il sort un bâton, cogne sur les murs, sur le piano. Il lâche des cris, hurle, court, fait une crise. Il finit par se lancer sur le piano et réussit à en jouer. Alexandre se lève et observe le piano. Antoine se retourne, se calme, observe Alexandre. Celui-ci s'approche du piano, il en joue quelques notes. Il regarde la pierre tombale dans le jardin puis retourne se coucher. Antoine court à l'extérieur sur sa tombe. À l'écran, on est sur la rivière avant d'arriver aux chutes. Il faut voir une image qui montre la descente de la chute d'eau dans la nuit. On retourne au cimetière. Retour à la scène, Antoine rentre dans la maison. Il attend, s'assoit, se lève, se rassoit, se relève, va jusqu'à la fenêtre, puis s'assoit au piano. Il joue, à une main, une petite mélodie simple, «Le bel Antoine», dont il ne joue que le début. Il sort à l'extérieur, s'assoit près de la pierre tombale, retourne s'étendre à côté d'Alexandre. Édith arrive au jardin avec une table pliante. Elle cogne, Alexandre vient ouvrir.
Édith - Bonjour.
Alexandre - Bonjour.
Antoine - Bonsoir.
Édith - (Elle installe la table entre les chaises.) J'ai lu les poèmes d'Antoine. Après la cinquième page, j'ai tiré le livre au bout de mes bras. Une poésie tellement prosaïque, endormante à mourir, mais moi, j'ai survécu.
Antoine - Mes poèmes?
Alexandre - Où sont-ils?
Édith - Les poèmes? À la maison. Ne t'inquiète pas, je les ramènerai, si j'y pense, si je les retrouve. Tiens, un exemple: (Elle se lance d'un côté.) -Sur la clarté de la rivière, de l'eau pure, pff! (Elle se lance de l'autre côté.)
-...tu verras en moi la noble passion et la fidélité, euh, hum...
Antoine - Quand a-t-elle eu ce livre?
Édith - Joue du piano, Alexandre de grandes souches! Joue du piano! (Alexandre, avec des airs, s'installe au piano.)
Édith - Je vais enfin t'entendre jouer du piano. Depuis le temps. La dernière fois ce fut l'apothéose, tu as éjaculé à la dernière note.
Antoine - Eurk! Tu m'écoeures!
Édith - Tu vas jouer ma belle chanson d'amour, hein, Alexandre?
Alexandre - Je ne sais pas si je peux.
Antoine - Eh!
Édith s'assoit à la droite du piano, quand Antoine la voit, il va s'asseoir de l'autre côté. Alexandre commence sa chanson d'amour, «Alexandre de grandes souches», avec les accords complexes, il la joue très bien. Édith pose sa tête sur l'épaule d'Alexandre. Antoine l'imite.
Édith - Alexandre, tu es si... romantique. (Antoine se lève.) Alexandre, est-ce que tu m'aimes?
Antoine - Vieille gribiche, tu peux toujours radoter, il t'entend plus!
Édith - Je te vois observer l'univers. Pourquoi sembles-tu si malheureux?
Antoine - C'est un romantique. Un romantique raté!
Alexandre - Je semble malheureux parce qu'Antoine est mort.
Antoine - Ah!
Édith - Et puis? Tu vas pas le pleurer pendant dix ans? De toute façon tu étais malheureux avant. Je peux comprendre qu'un ami ne t'ait pas rendu heureux, mais une maîtresse... (Alexandre se lève et va s'asseoir sur une chaise. Antoine s'assoit par terre alors qu'Édith se lève.) Alexandre! Tu m'écoutes pas! Pourquoi es-tu malheureux!?
Alexandre - Antoine est mort!
Antoine - C'est pas vrai!
Édith - Tu étais malheureux avant!
Antoine - On le saura!
Alexandre - Je ne suis pas malheureux!
Antoine - Non! C'est moi qui suis malheureux! (Il sort la corde de pendu, se la met autour du cou et tire vers le haut pour se pendre.)
Édith - Ton Antoine est en train de décomposer dans sa tombe! Il est laid, rongé par les vers, plein de larves, les insectes y ont pondu leurs oeufs. (Antoine se lève, enlève la corde de son cou et la met autour du cou à Édith.) Il engraisse la terre maintenant, il n'a plus de sentiment. C'est là où sa poésie l'a conduit. (Antoine tire plus fort sur la corde.) Et voilà où ton art te conduira! Tu vieillis Alexandre. Profite de ma présence, il faut jouir de la vie!
Alexandre - Une chose que tu dois savoir Édith, c'est que je jouis davantage de la vie lorsque je joue du piano, que lorsque je fais l'amour avec toi! (Antoine enlève la corde du cou d'Édith et se rassoit par terre.)
Édith - Tu n'es qu'un intellectuel! Tu te crois artiste! Un artiste c'est sensuel. Ça ressent la beauté des choses. Si tu étais vraiment artiste, tu me ferais l'amour comme un dieu!
Antoine - Je me sens pur lorsque je vous regarde.
Alexandre - Tu sais Édith, Antoine...
Édith - Il faut être naïf parfois, Alexandre! La poésie d'Antoine est naïve. Comme lui probablement. Dans ses poèmes, il évite de parler de l'existence, il vit sur un nuage. Il parle d'amour, d'affection, de liberté et de grâce. De liberté Alexandre! De la liberté de vivre, de faire l'amour, d'aller chercher un peu de tendresse près d'un corps chaud. Sentir la passion d'une Édith en chaleur au creux de son lit, pendant une grosse heure, inoubliable, dans des draps sales s'il le faut, cela n'enlève rien à l'émotion du moment! Il n'y a rien de mal là-dedans, c'est commun à toute la race humaine!
Antoine - D'abord, je ne suis pas naïf. Ensuite, mon idée de la liberté...
Alexandre - Tu interprètes mal la poésie d'Antoine. Son idée de la liberté se limite à la conscience.
Antoine - Pardon, je, euh...
Édith - La conscience? Eh bien moi je dis que la liberté n'est limitée que par la justice collective et les réalités de la vie!
Antoine - Eh bien, je crois que...
Édith - La conscience, c'est une perte de temps! Je me sens pas coupable de tromper mon mari. Il doit me tromper lui aussi. De toute manière, il est loin d'être le romantique d'autrefois, eh, quelqu'un capable de dire que je suis grosse. Il est le plus terre à terre des vers de terre que je connaisse!
Antoine - Oh, franchement Édith...
Édith - Toi Alexandre, tu te tourmentes tellement que tu vas finir par te retrouver à pourrir avec ton Antoine! Voilà ce qui te rend malheureux! Oublie ta conscience, et tu resteras pur!
Antoine - Elle est folle! On arrive à dire n'importe quoi en...
Alexandre - On ne me rendra pas pur à me dire que je me tracasse pour rien et que les reproches que je me fais peuvent s'oublier ou être compensés par autre chose!
Antoine - Bon Dieu!
Édith - Moi je vais mourir la conscience tranquille! C'est le temps que les gens se reprennent en main et qu'ils mettent de côté cette stupide morale qui n'a pour seule idée que de les tourmenter leur vie durant. Ah, elle est belle cette vie! On passe notre temps à se bâtir une philosophie qu'il nous sera impossible de suivre. Ainsi il est dans la nature des gens de se trouver des raisons pour se rendre coupables de vivre.
(Alexandre s'avance pour recommencer à jouer du piano.)
Ô Alexandre
Je ne vis que pour toi
Ces moments où nous sommes heureux
Alexandre - (Il arrête ce qu'il fait.) Qu'est-ce que c'est ça?
Édith - Un dérivé de la poésie de ton bébé. Tu vois, la différence entre Antoine et moi, c'est qu'il rêvait de vivre avec toi. Toute sa vie il a espéré le commencement de sa vie. Tandis que moi, je suis parfaitement heureuse, aujourd'hui, avec toi.
Alexandre se met à jouer le début de «Le bel Antoine», à une main.
Antoine - Je me sens pur lorsque je vous regarde.
Édith - Et puis d'ailleurs, ton Antoine n'était pas si pur que ça. Il faut relire sa poésie. Il parle sans cesse d'un chevalier, c'est même très érotique par endroit:
Il m'enveloppa de sa nudité
Dont l'Univers m'en criait la beauté
La description de ce prince charmant ne ressemble en rien à celle d'Alexandre de grandes souches. (Alexandre arrête de jouer.)
Alexandre - Ce n'est que de la poésie! Cela ne veut rien dire. C'était moi son chevalier. Depuis toujours, c'est moi son chevalier! Et je ne suis pas laid...
Antoine - Tout le monde a besoin de fantasmes. Et tant que ça demeure des fantasmes, je puis me sentir pur.
Édith - C'est des fantasmes, des désirs secrets, des besoins qui n'étaient pas comblés par Alexandre de grandes souches. Un malheureux en manque d'affection, insatisfait sexuellement. Mais moi, je n'ai pas à me lamenter Alexandre. Écoute d'ailleurs le poème que j'ai écrit pour aller avec la pièce d'amour que tu as composée pour moi. Tu veux m'accompagner au piano?
Alexandre - Non, je t'en prie, Ipitre va venir. Ce n'est pas le moment, je suis fatigué... (Édith commence à chanter son poème, sans la musique d'Alexandre, sur le même air que le poème d'Antoine au début. Alexandre fait semblant de chercher quelque chose, il cherchera sous le lit. Antoine se promènera dehors.)
Édith - (Plus rapide qu'Antoine au début, ne cadre pas avec les notes.)
Sur, la rivière qui est polluée et impure,
de la ville, qui contraint, les esprits à vivre la nuit
L'espoir, de s'ouvrir au grand jour, présente la grâce,
de voir en la liberté, un mensonge, une violente ivresse,
un affreux fantasme, qui dirige l'existence
Ô amours, chevaliers des montagnes, accordez-moi vos tendresses éphémères
Exaucez mes désirs, à la grandeur, des cimetières
Que je vois à travers vous, la puissance des chevaux, pour ma joie et jouissance
Je regarde, dans le noir de la nuit, votre venue franchement écoeurante, enlaidir ma voie, pour me glorifier.
Antoine fait un geste, Édith recule et s'immobilise. Le mur qui sépare la maison du jardin s'en va. Idile arrive.
Idile - Alexandre...
Alexandre - (Imitation.) Idile...
Antoine - Aidez-moi!
Idile - Que se passe-t-il?
Antoine jette la table vers l'arrière avec les chaises. Il fait de même avec la petite table et le vase qu'il lance carrément dans les coulisses.
Alexandre - (Il se retourne.) Qui a fait ça?
Idile - Antoine, tu sais qu'il est ici.
Alexandre - Pourquoi il a fait ça?
Antoine - C'est un avertissement.
Idile - Il dit que c'est un accident.
Alexandre - Il va devenir dangereux?
Antoine - J'en suis capable.
Idile - Il dit qu'il en est incapable.
Antoine - À quoi ça sert que vous puissiez m'entendre?
Alexandre - À quoi joues-tu? Quels sont tes intérêts?
Idile - Mes intérêts sont les tiens, Alexandre. Je sais des choses que tu ignores.
Antoine - Dites-lui que je l'aime!
Alexandre - Admettons qu'il soit là. Admettons que tu puisses lui parler. J'aimerais qu'il réponde à cette question: pourquoi n'étais-je pas heureux avec lui? (Antoine reçoit un choc.)
Idile - Il dit que tu n'as pas appris à être heureux avec lui.
Alexandre - Et lui? A-t-il appris à être heureux avec moi?
Antoine - Je... Alexandre!
Idile - Il t'aime. Tu l'aimes aussi.
Alexandre - Cela suffit-il?
Idile - Il souffre.
Alexandre - Moi aussi.
Antoine - Alexandre, entends-moi: je t'aime!
Alexandre - Mais cela suffit-il?
Idile - Je t'interdis de recevoir Édith!
Alexandre - Tu m'interdis?
Idile - C'est ta belle-soeur!
Alexandre - Où est le lien de parenté?
Idile - Et ton frère? Tu veux détruire son bonheur?
Alexandre - Il est heureux?
Idile - Et s'il l'était?
Alexandre - Et s'il ne l'était pas? Y a-t-il quelqu'un d'heureux sur cette planète?
Idile - Alexandre, tu ne seras pas plus heureux avec Édith que tu ne l'as été avec Antoine. Maintenant, je vais t'empêcher de voir Édith.
Alexandre - Si tu parles à Ipitre, je veux plus te revoir!
Idile sort. Alexandre s'est remis à jouer du piano: «Musique quelconque d'Alexandre». Édith revient à la vie et s'assoit. Alexandre n'entend plus rien.
Édith - Je n'ai plus beaucoup de temps Alexandre, si tu comprends ce que je veux dire.
Antoine - Plus beaucoup de temps pour quoi?
Édith - Alexandre, il faut accélérer le mouvement.
Antoine - Quoi?
Alexandre - Une pièce d'amour ne s'interprète qu'à travers un sentiment de jouissance extrême. Et cela nécessite une grâce généralement lente dans les mouvements.
Antoine - Ce mouvement est merveilleusement bien interprété. Trop bien peut-être...
Édith s'impatiente, elle s'appuie sur le piano. Elle finit par prendre Alexandre par la main et l'invite à le suivre. Ils vont jusqu'au lit.
Antoine - Alexandre! Ton piano? Elle te détruit! Alexandre!
Antoine court au jardin. Il regarde la pierre tombale, la jette hors de la scène, observe le ciel. Il se calme, prend des respirations, lâche un grand soupir. Il retourne s'asseoir au piano. Résigné, il joue sa petite mélodie, «Le bel Antoine», sans les accords.
Alexandre relève la tête, il entend la mélodie. Antoine se lève d'un bond et va se jeter dans la fosse. Alexandre se lève et regarde la fosse. Édith se prépare à partir.
Édith - Alexandre, je n'ai plus le temps. On se reverra. (Elle sort en coup de vent.)
Alexandre - Édith! (Puis moins fort:) Antoine. (Idile revient.)
Idile - J'ai parlé avec Ipitre. Édith te fait dire qu'elle ne reviendra plus. Je suis désolé, je... je suis désolé.
Il s'en va. Alexandre s'assoit au piano. Il joue «Le bel Antoine» au complet avec les accords. Il se lève ensuite, va jusqu'à la fosse, retourne dans la maison, semble attendre quelque chose. Il pousse le lit hors de la scène, va jusqu'à la fosse. Il trouve le suaire du début, le met, puis le jette par terre. Il cherche encore, il trouve une hache. Il jette tout par terre. Il observe le piano puis se lance sur les notes. Il est incapable d'en jouer, il panique, il se lève, on entend «Le bel Antoine» à un degré plus élevé, genre d'aliénation (qui peut être accompagnée par des images à l'écran), puis c'est sous un jeu de lumière qu'Alexandre se jette dans la fosse. La scène n'est plus éclairée. Un jeu de lumière aveugle le public, tout s'éteint. Sur l'écran, on est en plein jour, on voit la hache et la corde à linge par terre, les vêtements dans la boue. La maison est complètement détruite (sur le site de Val-Jalbert on pourra trouver des maisons identiques dont quelques-unes encore détruites). On retourne sur les champs, l'homme court seul, on voit l'immensité du lac au loin, l'image s'éteint. Retour à la scène, la fosse s'illumine et les comédiens en sortent sous la musique «La finale».
(Cette pièce s'appelait AMOUR ET MÉDIOCRITÉ)
Comédie
Roland Michel Tremblay
Personnages
Les morts
La belle Antonia Poète
Amie d'Alexandre
Alexandre de grandes souches Pianiste
Ami d'Antonia
Frère d'Ipitre
Fils d'Idile
Amant d'Édith
Édith la belle de la gauche Poète
Femme d'Ipitre
Maîtresse d'Alexandre
Ipitre Mari d'Édith
Frère d'Alexandre
Agent d'Alexandre
Agent d'Édith
Fils d'Idile
Idile la fouine Mère d'Alexandre
Mère d'Ipitre
La maison d'Antonia et d'Alexandre: la chambre à coucher, le salon et la cuisine en un. Le jardin. Un mur avec une fenêtre et une porte qui donnent sur le jardin. Une fosse dans le jardin.
Un lit, un piano avec banc, une table avec chaises, un divan, une pierre tombale, un micro-onde, une assiette, une cuillère, une coupe à vin, une bouteille de vin, un ouvre-bouteille, une boîte de macaronis au fromage pour micro-onde, deux grands sacs, des chaînes, un bâton, une tête de cadavre, un recueil de poèmes, deux suaires avec trous pour les yeux, une pelle, une corde de pendu, une hache, une couronne mortuaire, une paire de lunettes, un vase sur une petite table.
La liste des chansons, et leur situation sur la cassette Amour et Médiocrité, se retrouve à la dernière page (cassette fournie sur demande).
Il existe une autre version de cette pièce nommée Antoine. Il s'agit d'un questionnement des valeurs traditionnelles familiales par la mise en scène de l'éclatement du lieu de la pièce. Antonia s'appelle alors Antoine et Idile n'est plus la mère, mais le père.
Antonia
C'est la nuit, les morts dansent dans le salon sur la musique: «Danse des morts».
Antonia arrive dans le jardin, elle regarde les morts par la fenêtre. Elle ouvre la porte, entre dans le salon, avance au milieu de la danse. Lorsque la mélodie devient plus rapide, les spectres prennent conscience de sa présence et la pressent dans leur danse. Ils la conduisent jusqu'au jardin et la jettent dans la fosse. Toutes les lumières s'éteignent pour rapidement faire disparaître les morts et laisser apparaître une Antonia devenue elle-même spectre, éclairée par une simple lumière bleue, lumière de nuit.
Le spectre d'Antonia réapparaît donc au milieu du jardin tenant une poche dans ses bras. Antonia regarde alors une pierre tombale qui prend place à côté d'elle. Elle entre dans le salon. Elle jette son sac par terre et regarde par la fenêtre, elle semble attendre quelqu'un. Elle essaie de jouer du piano, aucun son ne sort. Elle danse à son tour en fredonnant l'air «Alexandre de grandes souches». Peu après elle ouvre le sac, trouve un suaire qu'elle met aussitôt, puis cherche à nouveau dans la poche. Soudain et rapidement elle enlève le suaire, elle croit entendre quelqu'un mais fausse alerte. Elle court autour du piano, se cache en dessous, regarde le plafond, semble réfléchir, marche jusqu'à la fenêtre, s'étend sur le lit. Enfin, elle entend Alexandre qui arrive. Au jardin il regarde la pierre tombale et lit l'épitaphe.
Alexandre - La belle Antonia.
Il entre, s'occupe à certaines choses, s'installe au piano. Antonia l'observe. Il commence à jouer lentement une pièce, «Alexandre de grandes souches», avec les accords simples.
Antonia - Alexandre de grandes souches... tu es si romantique. Je mourrais comme cela à entendre cette pièce que tu as composée pour moi lorsque l'on s'est connu. Cette musique prouve ton talent. Elle prouve aussi que tu penses à moi.
Alexandre - Ah! Le sud, les concerts...
Antonia - Est-ce que tu m'aimes? (Alexandre termine sa pièce, il se met à chercher quelque chose.) Alexandre de grandes souches, un nom si grand, si prometteur. Sois certain, je ne te quitterai pas. Cela va bien entre nous, nous irons loin ensemble.
Tu te souviens du poème que j'ai écrit pour aller avec ta pièce? Je sais, tu n'aimes pas que j'enterre tes compositions avec mes poèmes, mais puisque les choses sont comme elles sont, je vais chanter. (Antonia chante sous l'air «Alexandre de grandes souches», sans musique. Pendant ce temps Alexandre cherche sous le lit.)
Sur, la clarté, de la rivière, de l'eau pure
qui nettoie, les esprits, au soleil, joie et jouissance
C'est la grâce, de voir l'aventure, la simple pureté, la légère ivresse
Ô amour, chevalier des montagnes, accorde-moi, bonheur et tendresse
Et fait, de mes rêves, la grandeur des océans
que je vois, à travers toi, puissance, et chevauchement
Et toi, tu verras en moi, la noble passion et la fidélité
Alors, je regarde le ciel, et puisse ta venue, éclaircir ma voie, et m'illuminer
Alexandre se relève, il a trouvé un livre qu'il place sur la table. Il se prépare à sortir, Antonia tourne autour. Alexandre sort, Antonia le regarde s'éloigner par la fenêtre. Ainsi commence l'attente. Antonia est maintenant moins heureuse, elle se montre impatiente. Idile arrive tranquillement au jardin. Elle observe au loin pour s'assurer que personne ne vient, puis elle observe l'intérieur de la maison par la fenêtre. Antonia s'approche de la porte, elles semblent se voir. Idile frappe doucement et tente d'ouvrir. Elle sort un trousseau de clés, les essayent une par une, mais aucune n'ouvre la porte. Découragée elle regarde la pierre tombale, fait un geste qui montre qu'elle voudrait creuser, puis aperçoit quelqu'un au loin. Elle se cache.
Alexandre revient avec Édith, ils restent dans le jardin. Antonia observe par la fenêtre et écoute. Édith se penche vers la pierre tombale.
Édith - La belle Antonia.
Alexandre - Édith, la belle de la gauche.
Alexandre et Édith s'embrassent.
Édith - Je peux t'entendre jouer du piano?
Alexandre - On se verra demain.
Alexandre entre presque immédiatement. Édith reste seule au jardin, Antonia la regarde encore par la fenêtre, elle ignore Alexandre. Édith se penche à nouveau pour regarder la pierre tombale, puis s'en va. Idile sort de sa cachette, elle hésite entre frapper à la porte ou suivre Édith. C'est cette dernière idée qu'elle retient. Enfin, Antonia se retourne vers Alexandre qui s'installe pour jouer du piano. Il joue la pièce «Musique quelconque d'Alexandre». Durant le discours d'Antonia il essayera de jouer la pièce d'amour «Alexandre de grandes souches» avec les accords simples, il fera des erreurs.
Antonia - Alexandre, je souhaite la mort! S'il existe une chose que je dois apprendre par rapport à ce que je viens de voir, je suis incapable de la comprendre. Tu m'appelais la paranoïaque! Il ne faut pas s'imaginer que lorsque tout va bien j'invente des problèmes! Ça ne marchait pas entre nous, ça n'a jamais marché!
C'est peut-être parce que tu me trouvais fatigante que tu t'es mis à jouer du piano douze heures par jour? Tu sais, moi aussi j'adorais le piano. Au début, quand on s'est connu, tu m'as dit: «Le piano c'est pour moi, la poésie c'est pour toi». Moi je voyais les choses différemment. Je nous voyais nous unir pour faire de ma poésie et de ta musique, une chose éclatante! Je nous voyais parcourir la planète afin de transmettre notre passion à tous les désespérés! (Elle chante:) Aaah, aaah! Maintenant plus personne ne nous entendra. Mais chose certaine, je ne suis pas morte. Non, je ne suis pas morte.
Ipitre arrive dans le jardin avec une couronne mortuaire. Il regarde la pierre tombale, il cogne à la porte.
Alexandre - Entrez! (Ipitre entre.) Bonjour Ipitre.
Ipitre - Bonjour Alexandre de grandes souches. Je viens te souhaiter mes plus sincères condoléances pour la belle Antonia. (Il place la couronne mortuaire sur le mur.)
Antonia - Je ne suis pas morte! (Elle tire la couronne par terre. Ipitre reprend la couronne et la remet sur le mur.)
Alexandre - Parle-moi plutôt des dates et des villes de mes futurs concerts.
Ipitre - Voyons Alexandre, Antonia vient de mourir. J'ai pris aucune disposition pour tes futurs concerts, je crois que tu as besoin de repos.
Antonia - Ipitre, mon ami, l'heure est grave. Édith est venue ici aujourd'hui.
Alexandre - Ipitre, je veux oublier mes soucis dans l'atmosphère insoutenable des concerts. De toute manière, cela fait un bon moment que je sèche ici. Je commence à croire que tu me traites comme le dernier des misérables. Les médias, la musique, on parle plus de moi! Je ne te vois plus, j'ai pourtant essayé de te joindre durant les six derniers mois, tu étais en tournée. Heureusement qu'Antonia est morte, il n'y avait que ça pour te faire revenir.
Antonia - Ils étaient là, dans le jardin, Idile pourra te le dire.
Ipitre - Tu sais Alexandre, les gens ne s'intéressent plus aux concerts de piano. Et cette tournée dont tu parles, ça rapporte.
Antonia - Ils se sont embrassés.
Alexandre - Ah non! S'il existe une chose qui ne meurt pas, c'est le piano. Écoute mes compositions, c'est autrement plus complexe et impressionnant que tes concerts de jeunes ignorants.
Antonia - Tu vas les arrêter? Avant que ça n'aille trop loin...
Ipitre - Tu composais dans le classique si je me souviens bien? Pourquoi n'essaies-tu pas la musique commerciale?
Antonia et Alexandre - Commerciale?
Ipitre - Oui, une musique commerciale, recherchée et complexe, à la Alexandre de grandes souches, et c'est le gros lot! (Il se prépare à sortir.) Ah Alexandre, c'est vrai que je te délaisse un peu. Je viendrai manger demain soir avec Édith, tu nous prépareras un bon repas avec tes sauces aux fromages bizarres, comme dans le temps. Moi j'apporterai une bouteille de vin, et peut-être même une surprise. D'accord? Maintenant je dois me sauver. À demain soir.
Ipitre sort. Alexandre se remet à jouer «Musique quelconque d'Alexandre», il arrête parfois pour réfléchir.
Antonia - Pauvre Alexandre, cela me peine de voir que ton temps se termine. Moi, par contre, mes poèmes sont éternels. Je pourrais te réciter le premier que j'ai composé pour toi lorsque tu avais 23 ans. Celui qui parlait de notre désir de vivre au-delà des mers et des montagnes.
Tu as travaillé fort pour te faire oublier, mais moi, pendant ce temps, je l'ai construit mon univers. Ton piano, c'était ma vie. Et même si ce n'est pas vrai, et ce n'est pas vrai, au moins tu crois le contraire.
Cependant, je l'ai cru longtemps ton univers. Tes belles pièces interprétées juste pour moi, après les concerts, dans les grands salons. J'étouffais, bien sûr, les grands salons ce ne sont pas les plaines et les arbres, mais cela transpirait une passion, comment dire, formelle. Lorsque tu t'asseyais sur ton banc, ce banc que tu réussissais à oublier, tu semblais communiquer avec les étoiles.
Alexandre, je peux comprendre que tu veuilles me remplacer. Une autre naïve à l'autre bout du piano t'est peut-être nécessaire. Comme tu l'as toujours dit: «Si personne reste à mes côtés pour savourer cet univers, pourquoi perdre tant de temps à le construire?» Eh bien, si ça peut te consoler, je suis encore là.
Oui, je peux accepter que tu veuilles me remplacer. La chose qui est difficile à comprendre, c'est la rapidité avec laquelle ça s'est fait. La femme de ton frère en plus, cette suffisante, laide. «La belle de la gauche», c'est nouveau ça? Qu'est-ce que ça signifie? Qu'elle passe à côté de tout? Que son plus grand désir est de voir la Terre tourner dans l'autre sens? Ça veut juste dire qu'elle va s'asseoir à la gauche du piano. Quand je pense qu'elle se croit poète, si elle n'avait pas Ipitre pour imposer sa poésie... du coup, la voilà devenue «la belle de la gauche».
Alexandre arrête de jouer du piano, il semble écouter Antonia. Celle-ci sort une corde de pendu de son sac.
Antonia - Ne l'amène pas ici... (Elle montre la corde puis la remet rapidement dans son sac.) Excuse-moi Alexandre. Ah, souviens-toi de nos rêves. Souviens-toi de ce poème:
Ô Alexandre
Mon coeur ne chante que pour toi
Des rêves où nous serons heureux
Une chanson apaisante dans la nuit
Voilà notre future liberté, qui nous protège
Où le temps sera à notre idée
En ta musique et mes poèmes
Un rire, une fuite, une simplicité
Un amour fort et tendre
Ô Alexandre
Mon coeur ne pleure que pour toi
Ces rêves où nous pourrions être heureux
Une chanson racontant mon ennui
Car par toi je suis, et sans toi, où serais-je?
Sans toi je chercherais ces fleurs fanées
Alors que mon coeur possède sa fleur bohème
Ainsi nos rêves fleuriront cette journée
Où notre gloire sera grande
Ô Alexandre
Mon coeur ne pleure que pour toi
Ces rêves où nous aurions pu être heureux
Alexandre va se coucher. Antonia se traîne vers la porte pour observer sa pierre tombale par la fenêtre. Elle s'assoit sur le banc du piano, cache de ses mains son visage, se couche sur les notes.
Édith arrive au jardin avec une pelle. Visiblement, elle veut creuser la tombe d'Antonia. Lorsque Antonia l'entend, elle court à la fenêtre, regarde, saute sur son sac, en sort le suaire, le met, en sort une tête de cadavre et court au jardin. Édith repart en courant, sans emporter sa pelle.
Antonia - Conasse! (Elle retourne dans la maison s'étendre à côté d'Alexandre mais se relève immédiatement.) Ô Alexandre de grandes souches, je ne vais pas m'étendre à côté de toi cette nuit.
Arrive alors Idile au jardin. Elle regarde la pierre tombale, puis cogne à la porte. Alexandre se lève pour aller ouvrir, mais elle est déjà dans la maison.
Alexandre - Idile.
Idile - Tu espérais la belle de la gauche? J'espère qu'elle dort avec Ipitre... Alexandre, cette fois laisse-moi parler. Elle est ici, je peux la voir. Tu as quelque chose à lui dire? Je peux lui parler.
Alexandre - Quoi?
Idile - Antonia, elle n'est pas disparue.
Alexandre - Tu es folle! Non, non, non, il est vraiment tard, excuse-moi de te mettre à la porte, mais on se reparlera demain. (Il la reconduit jusqu'à la porte.)
Idile - Je t'ai tout appris! Jusqu'au piano! Tu refuses maintenant que je t'apprenne l'essentiel?
Antonia - M'entendriez-vous?
Idile - Elle voudrait te parler.
Alexandre - En voilà assez!
Il la met dehors et va se recoucher. Les premières lueurs du jour apparaissent. La porte s'ouvre, une lumière sort de la fosse, Antonia commence à étouffer. Elle rampe presque, elle lutte contre une force qui l'attire vers la fosse. Elle se lamente, appelle à l'aide, disparaît dans la fosse.
Les lumières du plateau s'éteignent. Arrive Antonia marchant seule dans la salle, au rythme d'une musique bizarre dont elle suit le mouvement. Elle semble être dans un rêve, elle souffre. Les lumières s'éteignent, elle disparaît.
Les lumières des premières lueurs du jour reviennent. Ipitre arrive au jardin. Il regarde la pierre tombale.
Ipitre - Ah, la belle Antonia. (Il se couche sur la tombe, il rêve en observant les dernières étoiles. Idile arrive.)
Idile - Eh bien, qui l'on retrouve sur la tombe d'Antonia?
Ipitre - Hi! Tu veux me faire mourir?
Idile - Où est Édith?
Ipitre - Elle dort, probablement.
Idile - Comment, probablement?
Ipitre - Maman, la fouine, qui veut tout savoir, t'arrive-t-il de dormir?
Idile - Si Alexandre te voyait.
Ipitre - Il n'avait qu'à ne pas l'enterrer dans son jardin! Maintenant qu'elle est morte, elle appartient au souvenir de tout le monde!
Idile - Bon, admettons qu'elle soit morte. Et admettons qu'Édith soit morte. Que ferais-tu si Alexandre allait pleurer sur sa tombe?
Ipitre - Édith n'est pas morte. Laisse-moi rêver en paix. J'étais calme avant que tu arrives.
Idile - D'accord, Édith n'est pas morte, ce qui fait d'elle une personne qui peut s'intéresser à Alexandre.
Ipitre - Si tu sais des choses, parle. Mais je sais qu'Édith ne me laissera jamais. De toute manière, je saurais bien mettre un terme à cette aventure.
Idile - Comment?
Ipitre - Tu voudrais savoir... va donc te coucher!
Idile - Si Alexandre t'entendait.
Ipitre - Ils n'étaient pas mariés, tu sais.
Idile - L'amour, c'est plus fort que le mariage.
Ipitre - Pauvre Idile, t'es bien romantique. Voilà sans doute pourquoi tu l'as appelé Alexandre de grandes souches.
Idile - Tu ne me pardonneras jamais?
Ipitre - Moi, Ipitre, je vais te dire ce que serait ton Alexandre de grandes souches si je n'étais pas là pour organiser sa vie. Il est bien bon pour composer sa musique, et Édith avec ses poèmes aussi, mais c'est Ipitre qui coordonne le tout, arrange les rencontres, offre leur oeuvre à la postérité. Sans moi, ils ne sont rien. Sans moi, Alexandre n'est rien!
Idile - Alexandre est la source, seuls son nom et son art resteront après sa mort.
Ipitre - Eh bien, il fallait l'appeler Alexandre de grandes sources.
Idile - Comment peux-tu affirmer qu'Édith ne te laissera jamais?
Ipitre - Tu voudrais savoir des choses que tu pourrais regretter d'avoir entendues!
Idile - Je m'inquiète déjà suffisamment avec ce que j'ai entendu! Comment pourrais-tu mettre un terme à une relation entre Édith et un autre?
Ipitre - Édith et moi, on a une entente implicite. On fait selon notre vouloir, on ne se pose aucune question. Maintenant j'espère que tu ne poseras plus de question.
Idile - Quoi? Toi, tu, avec d'autres... mais, pourquoi? Édith ne te suffit-elle pas?
Ipitre - C'est le seul moyen pour qu'une relation dure.
Idile - Pourquoi la faire durer dans ces conditions?
Ipitre - Pour éviter d'être seul.
Idile - Ouf! Je vais régler le cas d'Alexandre d'abord, le tient ensuite. Et si Édith te trompait avec Alexandre?
Ipitre - Édith me trompe avec Alexandre?
Idile - Je n'ai pas dit ça, c'est une éventualité.
Ipitre - Eh bien, je saurai bien mettre un terme à cette relation.
Idile - Cela ne devrait-il pas te faire ni chaud ni froid, puisque votre entente...
Ipitre - Notre entente, elle est implicite. Et Alexandre, c'est mon frère.
Idile - Je te rappelle que tu es venu te recueillir sur la tombe d'Antonia.
Ipitre - Ils n'étaient pas mariés!
Idile - C'est drôle, je suis incapable de dire si ta vie est simple ou compliquée.
Ipitre - Pour sûr la tienne est compliquée.
Idile - Eh bien, continue d'observer les étoiles, Ipitre. (Idile s'en va, suivie d'Ipitre peu après.)
Le jour se lève, Alexandre également. Il se prépare à sortir. Dans le jardin il trouve la pelle d'Édith, se questionne, la jette plus loin. Il s'en va mais revient assez tôt accompagné d'Édith.
Édith - Alexandre, il me faut repartir. Nous n'avons pas le temps pour faire des choses... j'espère que tu comprends.
Alexandre - Entre.
Ils entrent. Édith referme la porte et attend dans l'entrée. Alexandre va chercher le livre et le remet à Édith.
Édith - Qu'est-ce que cela? (La couronne mortuaire.)
Alexandre - C'est Ipitre qui ne veut pas que j'oublie Antonia.
Édith - Eh bien, pauvre Alexandre. Tu as déjà tant de peine, tu n'as pas besoin d'une couronne mortuaire pour te rappeler le dur souvenir d'une morte. Je vais emporter avec moi ces fleurs affreuses qui sentent mauvais et je vais les enterrer une bonne fois pour toute. Bon, je te remercie pour le livre. (Elle va sortir.)
Alexandre - Fais attention. Je ne sais pas pourquoi, je n'aime pas te remettre les poèmes d'Antonia. C'est comme un sacrilège.
Édith - Je les ramènerai ce soir. À propos, va-t-on faire l'amour? Tu sais, malgré Ipitre, c'est toi mon prince charmant. Notre amour est donc justifié, personne ne pourrait nous le reprocher.
Alexandre - On pourra pas faire l'amour ce soir, tu viens manger avec Ipitre.
Édith - Ah oui? Pourquoi veut-il venir manger ici? Pour te consoler? Je puis le faire. Il faudra faire attention, je crois qu'il commence à se douter.
Alexandre - Ah bon. De toute façon c'est pas important, tant qu'il ne fait que douter. S'il découvre le tout, tu n'as qu'à venir habiter avec moi. (Alexandre pince une fesse à Édith.)
Édith - Alexandre! Non! D'abord, je ne veux pas qu'il éprouve même un doute à propos de nos sentiments. S'il vient qu'à savoir, on ne se reverra plus. Ensuite, ne recommence plus, on pourrait nous voir.
Alexandre - Qui? (Elle pointe la tombe. Il rit.) Tu crois qu'elle peut nous écouter du fond de sa tombe?
Édith - J'ai l'impression qu'elle nous entend, qu'elle nous regarde.
Alexandre - Tu es paranoïaque!
Édith - Pourquoi l'avoir enterrée au jardin? Tu ne sais pas ce que j'ai vu cette nuit.
Alexandre - Cette nuit?
Édith - Oui, dans le jardin.
Alexandre - Dans le jardin, cette nuit?
Édith - Euh, oui, je... j'étais venue te voir.
Alexandre - La pelle là dehors, c'est à toi?
Édith - Une pelle? Que ferais-je d'une pelle?
Alexandre - Creuser ma tombe. (Il sourit.) Creuser sa tombe. Je te connais, tu ne t'appelles pas Édith la belle de la gauche pour rien. J'ai vu la même pelle dans le garage à Ipitre.
Édith - Alexandre, pense ce que tu voudras, le cadavre d'Antonia, je m'en contrefous. Mais écoute, cette nuit je l'ai vue, elle.
Alexandre - Qui ça elle?
Édith - Son fantôme!
Alexandre - Es-tu folle? Tu n'es pas seulement de la gauche, tu es encore pire!
Édith - Cesse de dire que je suis de la gauche. Le fait est qu'Antonia nous surveille, même après sa mort.
Alexandre - Et puis? Elle est morte justement. Tu crois que je vais rester seul toute ma vie?
Édith - Peut-être comprendra-t-elle. Tu te souviens l'an passé, nos folies? Dans la fontaine, en pleine nuit. Après la soirée, ce soir, je reviendrai te voir. On recommencera sous le piano, avec le vin...
Alexandre - S'il en reste.
Édith - C'est moins intéressant s'il n'y a aucun danger. C'est comme si on a le droit de faire l'amour. Heureusement il reste Ipitre, et même les fantômes. (Elle rit. Soudain on aperçoit Idile au jardin, elle était cachée, elle espionne maintenant à la fenêtre.) Le fantôme d'Antonia, cette idée m'enchante. Faire l'amour alors qu'elle nous regarde, incapable de dire un mot. Il faudra trouver un moyen de se débarrasser d'Ipitre ce soir. Je te laisse. (Idile disparaît.)
Alexandre - Dis à Ipitre de pas oublier la bouteille de vin cette fois. À ce soir.
Édith - À ce soir.
Édith s'en va, au jardin elle trouve sa pelle et se penche pour la prendre. Idile sort de sa cachette et se tient derrière Édith de sorte que lorsque cette dernière se relève et se retourne, elle échappe la pelle, la couronne mortuaire et le livre.
Idile - Eh bien, qui l'on retrouve, tout juste au dessus de la tombe d'Antonia?
Édith - Vous voulez me faire mourir?
Idile - Si Ipitre te voyait.
Édith - Justement, je ne fais rien de mal. Je suis juste venue pour, euh...
Idile - Quels sont ces surprenants objets? Les poèmes d'Antonia?
Édith - C'est quoi votre problème? Ne vous a-t-on pas surnommé Idile la fouine? Je suis juste venue emprunter les poèmes d'Antonia.
Idile - Tu vas rendre mes garçons malheureux. Je te conseille de rentrer chez toi. Les rumeurs, c'est dangereux.
Édith - Des menaces? Je vous conseille de rentrer chez vous et d'oublier vos garçons. C'est vous qui les rendrez malheureux.
Idile - Je sais que tu voyais Alexandre avant la mort d'Antonia.
Édith - Vous causerez leur perte!
Idile - Au contraire.
Édith - Vous causerez leur perte, la mienne et la vôtre!
Édith s'en va. Idile cogne à la porte. Alexandre se lève de peine et de misère. Il ouvre, Idile entre. Le soir commence à tomber.
Idile - Bonjour.
Alexandre - Bonsoir. J'essayais de dormir.
Idile - Tu auras le temps pour ça. Alexandre, aimes-tu Antonia?
Alexandre - Antonia est morte.
Idile - Désires-tu qu'elle revienne?
Alexandre - Bien sûr, qu'est-ce que tu crois?
Idile - Le désires-tu vraiment?
Alexandre - Oui! Tu vas me la faire apparaître maintenant?
Idile - Elle est ici.
Alexandre - Ah oui? Eh bien, qu'elle apparaisse à mes yeux.
Idile - Pourquoi désires-tu qu'elle apparaisse? Pour me donner raison? La veux-tu vraiment devant toi? Peux-tu l'aimer suffisamment pour la voir là devant tes yeux?
Le soir est maintenant tombé. Antonia sort de la fosse, elle va directement au salon. La porte s'ouvre, mais ni Alexandre ni Idile ne semble s'en rendre compte.
Alexandre - Ipitre et Édith viennent ce soir. J'aimerais me reposer avant, tu seras la bienvenue.
Idile - Merci, mais je mènerais le diable si je venais. Je sais que tu voyais Édith avant la mort d'Antonia. C'est elle-même qui vient de me le dire. Je te laisse, repose-toi bien. (Elle sort.)
Antonia - (Elle crie à travers la maison.) Aujourd'hui je suis délivrée de tout remords ou regret envers qui que ce soit! (Alexandre s'installe au piano, il semble nerveux.) Je vais te détester pour le reste de mes jours! Je souhaite ta mort! Si tu t'étouffes avec ta musique, je serai heureuse! (Antonia panique. Alexandre essaie de jouer sa chanson d'amour «Alexandre de grandes souches», il en est incapable. Il fait trop d'erreurs, il décide plutôt d'aller se coucher. Il est dérangé, il cherche ses choses. Il dormira très mal, se retournera sans cesse. Antonia se calme un peu. Elle parle à Alexandre qui tente de dormir.)
Oh Alexandre, pourquoi. Je comprends bien des choses à présent. Pourquoi être resté avec moi? Pourquoi ne pas me l'avoir dit? Tu étais malheureux, je l'ai été davantage.
Tu aurais pu tout recommencer avec elle. Son mari, voilà la raison. Elle t'aime peut-être, mais elle ne quittera pas Ipitre. Parce qu'elle l'aime! Elle veut juste des aventures, parce que ça fait battre son coeur plus fort et qu'Ipitre est toujours parti! Il en existe peut-être d'autres des comme toi, c'est ton tracas Alexandre? Même pas, tu te suffis avec ton piano. Mais ton piano, tu l'emporteras pas dans ta tombe! Ah! Tu ne dormiras pas ce soir! Ni les nuits prochaines!
Antonia produit des bruits bizarres, des grognements, elle trouve dans son sac des chaînes et les balance partout. Elle sort un bâton, elle le cogne sur les murs, sur le piano. Elle lâche des cris, elle hurle, elle court, elle fait une crise. Elle finit par se lancer sur le piano et réussit à en jouer. Alexandre se lève, court dans le salon, observe le piano. Antonia se retourne, se calme, observe Alexandre. Celui-ci s'approche du piano, il en joue quelques notes. Il regarde la pierre tombale dans le jardin, puis retourne se coucher. Antonia court à l'extérieur sur sa tombe. Antonia se calme et rentre dans la maison. Elle attend, s'assoit, se lève, se rassoit, se relève, va jusqu'à la fenêtre, puis s'assoit au piano. Elle joue, à une main, une petite mélodie simple: «La belle Antonia», dont elle ne joue que le début. Elle sort à l'extérieur, s'assoit près de la pierre tombale, va s'étendre ensuite à côté d'Alexandre. Édith et Ipitre arrivent au jardin. Édith se place devant la pierre tombale et fait signe à Ipitre d'aller vers la porte.
Ipitre - Nous n'avons pas souvent la chance de parler, Édith, mais, où étais-tu hier soir?
Édith - Et toi, où étais-tu hier soir?
Ipitre - Viens ici. (Ils s'embrassent.) Je vais passer plus de temps avec toi dorénavant.
Édith - (Elle sourit puis embrasse Ipitre à nouveau.) Maintenant, essaye de bien te conduire. Je ne voudrais pas qu'Alexandre s'imagine que l'on sait pas vivre. (Elle cogne, Alexandre vient ouvrir.)
Édith - Bonjour.
Alexandre - Bonjour.
Ipitre - Bonjour.
Antonia - Bonsoir.
Édith - J'ai lu les poèmes d'Antonia. Après la cinquième page, j'ai tiré le livre au bout de mes bras. Une poésie tellement prosaïque, endormante à mourir, mais moi j'ai survécu.
Antonia - Mes poèmes?
Alexandre - Où sont-ils?
Édith - Les poèmes? À la maison. Ne t'inquiète pas, je les ramènerai, si j'y pense, si je les retrouve. Tiens, un exemple: (Elle se lance d'un côté.) -Sur la clarté de la rivière, de l'eau pure. Pff! (Elle se lance de l'autre côté.) -...tu verras en moi la noble passion et la fidélité. Euh, hum...
Antonia - Quand a-t-elle eu ce livre?
Ipitre - Quand as-tu eu ce livre?
Édith - Que veux-tu savoir Ipitre?
Alexandre - Où est la bouteille de vin?
Ipitre - Ne pourrait-on pas s'asseoir? (Tous vont s'asseoir, Ipitre le premier.)
Édith - Tu grappilles Ipitre. Va donc acheter une bouteille. Ce pauvre Alexandre qui nous invite.
Ipitre - À propos, Alexandre, tu nous prépares des pâtes avec tes sauces aux fromages bizarres, hein?
Alexandre - (Il se lève et commence à mettre la table. Une assiette, une cuillère, une coupe à vin.) Moi je ne mange pas. Mais j'attends le vin. Pourquoi ne vas-tu pas en acheter?
Ipitre - Ah non, c'est trop loin.
Antonia - Laissez donc ce pauvre Ipitre tranquille. On a des sujets plus importants à discuter. Ipitre! Vois, ils essaient de se débarrasser de toi.
Ipitre - (À la blague.) On dirait que vous essayez de vous débarrasser de moi.
Édith - Joue du piano, Alexandre de grandes souches! Joue du piano!
Ipitre - Ah non! Je t'en prie Alexandre. Tout, mais pas ça. (Alexandre, avec des airs, s'installe au piano.)
Édith - Va donc acheter du vin! (Ipitre se lève et sort en claquant la porte.) Je vais enfin t'entendre jouer du piano. Depuis le temps. La dernière fois ce fut l'apothéose, tu as éjaculé à la dernière note.
Antonia - Eurk! Tu m'écoeures!
Édith - Tu vas jouer ma belle chanson d'amour, hein, Alexandre?
Alexandre - Je ne sais pas si je peux.
Antonia - Eh!
Édith s'installe à la droite du piano, quand Antonia la voit elle va s'asseoir de l'autre côté. Alexandre commence sa chanson d'amour «Alexandre de grandes souches» avec les accords plus complexes. Il la joue très bien. Édith pose sa tête sur l'épaule d'Alexandre. Antonia l'imite.
Édith - Alexandre, tu es si... romantique.
Antonia - (Elle se lève.) Alexandre, tu es cynique!
Édith - Alexandre, est-ce que tu m'aimes?
Antonia - Vieille gribiche, tu peux toujours radoter, il t'entend plus!
Édith - Je te vois observer les étoiles. Pourquoi sembles-tu si malheureux?
Antonia - C'est un romantique. Un romantique raté!
Alexandre - Je semble malheureux parce qu'Antonia vient de mourir.
Antonia - Ah!
Édith - Et puis? Tu ne vas pas la pleurer pendant dix ans? De toute façon tu étais malheureux avant. Je peux comprendre que ta femme, euh, ton amie ne t'ait pas rendu heureux. Mais ta maîtresse... (Alexandre se lève et va s'asseoir plus loin. Antonia s'assoit également alors qu'Édith se lève.)
Édith - Alexandre! Tu ne m'écoutes pas! Pourquoi es-tu malheureux?
Alexandre - Antonia vient de mourir!
Antonia - C'est pas vrai!
Édith - Tu étais malheureux avant!
Antonia - On le saura!
Alexandre - Je ne suis pas malheureux!
Antonia - Non! C'est moi qui suis malheureuse! (Elle sort la corde de pendu de son sac, elle se la met autour du cou et tire vers le haut pour faire semblant de se pendre.)
Édith - Ton Antonia est en train de décomposer dans sa tombe! Elle est laide, rongée par les vers, pleine de larves, les insectes y ont pondu leurs oeufs. (Antonia se lève, enlève la corde de son cou et la met autour du cou à Édith.) Elle engraisse la terre maintenant, elle n'a plus de sentiment. C'est là où sa poésie l'a conduite. (Antonia tire plus fort sur la corde.) Et voilà où ton art te conduira! Tu vieillis Alexandre. Profite de ma présence, il faut jouir de la vie!
Alexandre - Une chose que tu dois savoir Édith, c'est que je jouis davantage de la vie lorsque je joue du piano que lorsque je fais l'amour avec toi! (Antonia enlève la corde et va se rasseoir.)
Édith - Tu n'es qu'un intellectuel! Tu te crois artiste! Un artiste c'est sensuel. Ça ressent la beauté des choses. Si tu étais vraiment artiste, tu ferais l'amour comme un Dieu!
Antonia - Je me sens pure lorsque je vous regarde.
Alexandre - Tu sais Édith, Antonia...
Édith - Il faut être naïf parfois Alexandre! La poésie d'Antonia est naïve. Comme elle d'ailleurs. Dans ses poèmes, elle évite de parler de l'existence, elle vit sur un nuage. Elle parle d'amour, d'affection, de liberté et de grâce. De liberté Alexandre! De la liberté de vivre, de faire l'amour, d'aller chercher un peu de tendresse près d'un corps chaud. Sentir la passion d'une Édith en chaleur au creux de son lit, pendant une grosse heure inoubliable, dans des draps sales s'il le faut, cela n'enlève rien à l'émotion du moment! Il n'y a rien de mal là-dedans, c'est commun à toute la race humaine!
Antonia - D'abord je ne suis pas naïve. Ensuite, mon idée de la liberté...
Alexandre - Tu interprètes mal la poésie d'Antonia. Son idée de la liberté se limite à la conscience.
Antonia - Pardon, je, euh...
Édith - La conscience? Eh bien moi je dis que la liberté n'est limitée que par la justice collective et les réalités de la vie!
Antonia - Eh bien, je crois que...
Édith - La conscience c'est une perte de temps! Je ne me sens pas coupable de tromper mon mari. Il doit me tromper lui aussi. De toute façon il est loin d'être le romantique d'autrefois, hé, quelqu'un capable de dire que je suis grosse. Il est le plus terre à terre des vers de terre que je connaisse!
Antonia - Oh, franchement Édith...
Édith - Toi Alexandre, tu te tourmentes tellement que tu vas finir par te retrouver à pourrir avec ton Antonia. Voilà ce qui te rend malheureux. Oublie ta conscience, et tu resteras pur.
Antonia - Elle est folle! On arrive à dire n'importe quoi en...
Alexandre - On ne me rendra pas pur à me dire que je me tracasse pour rien et que les reproches que je me fais peuvent s'oublier ou être compensés par autre chose!
Antonia - Bon Dieu!
Édith - Moi je vais mourir la conscience tranquille! (Alexandre s'avance pour recommencer à jouer du piano.)
Ô Alexandre
Je ne vis que pour toi
Ces moments où nous sommes heureux
Alexandre - (Il arrête ce qu'il fait.) Qu'est-ce que c'est?
Édith - Un dérivé de la poésie de ton bébé. Tu vois, la différence entre Antonia et moi c'est qu'elle rêvait de vivre avec toi. Elle avait l'impression de passer à côté de tout en restant ici. Toute sa vie elle a espéré le commencement de sa vie. Tandis que moi, je suis parfaitement heureuse, aujourd'hui, avec toi.
Alexandre se met à jouer le début de «La belle Antonia», à une main.
Antonia - Je me sens pure lorsque je vous regarde.
Édith - Et puis d'ailleurs, ton Antonia n'était pas si pure que cela. Il faut relire sa poésie. Elle parle sans cesse d'un chevalier, c'est même très érotique par endroit:
Il m'enveloppa de sa nudité
Dont l'Univers m'en criait la beauté
La description de ce prince charmant ne ressemble en rien à celle d'Alexandre de grandes souches. (Alexandre arrête de jouer.)
Alexandre - Ce n'est que de la poésie! Cela ne veut rien dire. C'était moi son chevalier. Depuis toujours, c'est moi son chevalier! Et je ne suis pas laid...
Antonia - Tous les humains ont besoin de fantasmes. Et tant que cela demeure des fantasmes, je puis me sentir pure.
Édith - C'était des fantasmes, des désirs secrets, des besoins qui n'étaient pas comblés par Alexandre de grandes souches. Une malheureuse en manque d'affection, insatisfaite sexuellement. Mais moi, je n'ai pas à me lamenter Alexandre. Écoute d'ailleurs le poème que j'ai écrit pour aller avec la pièce d'amour que tu as composée pour moi. Tu veux m'accompagner au piano?
Alexandre - Non, je t'en prie, Ipitre va revenir. Ce n'est pas le moment, je suis fatigué... (Édith commence à chanter son poème, sans musique, sur le même air que le poème d'Antonia au début. Alexandre fait semblant de chercher quelque chose, il cherchera sous le lit. Antonia se promènera dehors.)
Édith - (Plus rapide, ne cadre pas toujours avec les notes.)
Sur, la rivière qui est polluée et impure,
de la ville, qui contraint, les esprits, à vivre la nuit
L'espoir, de s'ouvrir au grand jour, présente la grâce,
de voir en la liberté, un mensonge, une violente ivresse,
un affreux fantasme, dirigeant l'existence
Ô amours, chevaliers des montagnes, accordez-moi, tendresses éphémères
Exaucez, mes désirs, à la grandeur, des cimetières
Que je vois, à travers vous, la puissance des chevaux, pour ma joie et jouissance
Je regarde, dans le noir de la nuit, votre venue franchement écoeurante, enlaidir ma voie, pour me glorifier
Alexandre - Bon. Maintenant, trouve donc un moyen de te débarrasser de ton Ipiiitre, si tu veux faire l'amour ce soir.
Édith - Dis pas son nom comme ça. J'ai déjà une certaine misère à le supporter. (Édith marmonne.) Moi, grosse... (Ipitre arrive au jardin.) Ipiiit! Ipiiit! Quel nom affreux!
Ipitre - (Il entre.) Qu'est-ce qui est affreux?
Alexandre - La poésie d'Édith.
Édith - Non. C'est ton nom qui est affreux Ipitre.
Antonia - Idiiith, Idiiith!
Ipitre - Ah! La poésie d'Antonia... ta poésie Édith, elle ne vaut rien comparée à celle d'Antonia.
Édith - Es-tu malade? Elle est morte oubliée, n'est-ce pas là une preuve évidente de son échec?
Ipitre - C'est elle qui est de la gauche, pas toi.
Antonia - (Ironique.) Ipitre, mon chevalier.
Édith - Ipitre, mon ami, tu m'énerves! Tu as toujours pris la défense de cette baudruche d'Antonia, rêveuse et perdue sur une planète d'un autre système! Et viens pas dire le contraire, c'est la plus belle, la plus fine, la plus simple, et gna gna gna... Tu m'énèèèrves!
Ipitre - Ah Alexandre! Où est la belle Antonia? Je la changerais! Prends Édith, je te la donne. Enterre-la au jardin, et ressuscite-moi Antonia.
Antonia - As-tu une pelle?
Ipitre - As-tu une pelle?
Alexandre - Voyons! Laissez les pelles en dehors de cette histoire, Antonia est très bien où elle est!
Antonia - Oui, très bien ici dans le salon, à embrasser son Alexandre de grandes souches! (Antonia embrasse Alexandre.)
Édith - (Elle trouve et met ses lunettes.) Tu sais Alexandre, moi et Ipitre sommes venus pour essayer de te faire oublier ton Antonia. Tu dois te reposer un peu. Je devrais venir te tenir compagnie pendant qu'Ipitre parcourt la planète avec ses joueurs de musique commerciale. On devrait s'unir pour faire de ma poésie et de ta musique, une chose éclatante.
Alexandre - Ah oui, à propos, Ipitre, as-tu fait des démarches pour mes futurs concerts?
Ipitre - Depuis hier? Tu rêves? Je t'ai dit que les gens étaient devenus difficiles. Ils n'ont plus de loisirs, il leur faut toute la misère du monde pour aller aux concerts.
Antonia - Prends-nous pas pour des cruches Ipitre! C'est comme la poésie d'Édith. Il n'y a plus d'argent à faire avec ça. Moi, par contre, ma poésie...
Édith - À propos, Ipitre, mon dernier recueil de poèmes, tu t'en occupes quand? Il est plus scandalisant que les deux derniers.
Ipitre - Ah, puisque tu as le recueil d'Antonia à la maison, je prendrai le temps de le relire, je compte l'imposer à la face de l'humanité. Tu acceptes Alexandre?
Antonia - Oublie Alexandre!
Ipitre - Les desseins d'une morte, ça devrait se vendre.
Antonia - Alexandre, je t'interdis d'accepter qu'Ipiiitre souille mon oeuvre!
Alexandre - On verra. En attendant, tracasse-toi avec mes concerts.
Édith - Et ma poésie.
Ipitre - Misérables! Arrêtez de me parler de vos oeuvres à moitié consumées! Quand est-ce qu'on mange dans cette maison!?
Alexandre - Tu vas être servi! (Alexandre se lève, prend une boîte de macaronis au fromage et la jette dans le micro-onde.) Vingt secondes! (Vingt secondes plus tard il met les macaronis dans l'assiette à Ipitre et dépose un ouvre-bouteille sur la table.) Voilà l'ouvre-bouteille!
Édith - Euh, je n'ai pas faim.
Ipitre - Où est la belle Antonia? Les choses ont changé depuis qu'elle n'est plus là. Je crois qu'il n'est pas nécessaire que l'on ouvre la bouteille.
Édith - Pourquoi?
Ipitre - Parce qu'avec des macaronis au fromage congelés, décongelés par-dessus le marché, ce serait une pure perte que de boire du vin. De toute façon, ni le blanc ni le rouge ne va avec ça. On sait jamais, avec le mélange, je risque de pas m'en sortir vivant.
Édith - On ne va pas passer toute la soirée ici Ipitre hein? Mange vite, on part bientôt.
Ipitre - Tu as raison.
Édith - Où vas-tu ensuite? Car j'imagine que tu ne rentres pas à la maison?
Ipitre - Non. J'ai quelques affaires urgentes à régler.
Alexandre - Quelles affaires?
Ipitre - C'est pas tes affaires. Et puis, tu le sauras bien assez tôt.
Édith - Viens-t-en, on s'en va! (Ils se lèvent.)
Ipitre - Ah, ma bouteille de vin. (Il prend la bouteille.) J'avais des projets intéressants pour tes futurs concerts, mais maintenant c'est fini, oublie ça. (Il sort avec Édith, personne n'ose dire au revoir.)
Alexandre - Au revoir.
Antonia - On les reçoit, on leur joue de la musique, on les nourrit et ils partent sans dire merci. (Édith revient presque immédiatement.) Et ils en redemandent les effrontés!
Édith - J'ai oublié mes lunettes. (Elle les prend.) Je vais bientôt revenir Alexandre. (En sortant elle croise Idile qui entre.)
Idile - Alexandre...
Alexandre - (Imitation.) Idile...
Antonia - Aidez-moi!
Idile - Que se passe-t-il?
Alexandre - Édith et Ipitre sont venus manger.
Idile regarde la table et les macaronis tandis qu'Antonia heurte un vase sur une petite table.
Alexandre - (Il se retourne.) Qui a fait ça?
Idile - Antonia, tu sais qu'elle est ici.
Alexandre - Pourquoi a-t-elle jeté le vase par terre?
Antonia - C'est un accident.
Idile - Elle dit que c'est un avertissement.
Alexandre - Elle va devenir dangereuse?
Antonia - Tu sais que j'en suis incapable.
Idile - Elle dit qu'elle en est capable.
Antonia - À quoi ça sert que vous puissiez m'entendre?
Alexandre - À quoi joues-tu? Quels sont tes intérêts?
Idile - Mes intérêts sont les tiens, Alexandre. Je sais des choses que tu ignores.
Antonia - Dites-lui que je l'aime!
Alexandre - Admettons qu'elle soit là. Admettons que tu puisses lui parler. J'aimerais qu'elle réponde à cette question: pourquoi n'étais-je pas heureux avec elle? (Antonia reçoit un choc.)
Idile - Elle dit que tu n'as pas appris à être heureux avec elle.
Alexandre - Et elle? A-t-elle appris à être heureuse avec moi?
Antonia - Je... Alexandre!
Idile - Elle t'aime. Tu l'aimes aussi.
Alexandre - Cela suffit-il?
Idile - Elle souffre.
Alexandre - Moi aussi.
Antonia - Alexandre, entends-moi! Je t'aime!
Alexandre - Mais cela suffit-il?
Idile - Je t'interdis de recevoir Édith!
Alexandre - Tu m'interdis? Non mais...
Idile - C'est ta belle-soeur!
Alexandre - Où est le lien de parenté?
Idile - Et ton frère?
Alexandre - Je ne suis pas intéressé en mon frère!
Idile - Tu veux détruire son bonheur?
Alexandre - Il est heureux?
Idile - Et s'il l'était?
Alexandre - Et s'il ne l'était pas? Y a-t-il quelqu'un d'heureux sur cette planète?
Idile - Alexandre, tu ne seras pas plus heureux avec Édith que tu ne l'as été avec Antonia. Maintenant, je vais t'empêcher de voir Édith.
Alexandre - Si tu parles à Ipitre, je ne veux plus te revoir!
Idile sort. Alexandre s'est remis à jouer du piano: «Musique quelconque d'Alexandre». Édith revient. Elle entre sans cogner, elle s'assoit. Alexandre n'entend plus rien.
Édith - Je n'ai plus beaucoup de temps Alexandre, si tu comprends ce que je veux dire. Ipitre reviendra bientôt à la maison.
Antonia - Plus beaucoup de temps pour quoi?
Édith - Alexandre, il faut accélérer le mouvement.
Antonia - Quoi?
Alexandre - Une pièce d'amour ne s'interprète qu'à travers un sentiment de jouissance extrême. Et cela nécessite une grâce généralement lente dans les mouvements.
Antonia - Bien dit Alexandre. Ce mouvement est merveilleusement bien interprété. Trop bien peut-être...
Édith s'impatiente, s'appuie sur le piano. Elle finit par prendre Alexandre par la main et l'invite à le suivre. Ils vont jusqu'au lit.
Antonia - Alexandre! Ton piano? Elle te détruit! Tu dois pratiquer! Alexandre! Alexandre!
Antonia court au jardin. Elle regarde la pierre tombale, puis le ciel. Elle se calme, prend des respirations, lâche un grand soupir. Elle retourne s'asseoir au piano. Résignée, elle joue sa petite mélodie «La belle Antonia» sans accord. Alexandre relève la tête, il entend la mélodie. Antonia se lève d'un bond et va se jeter dans la fosse. Alexandre se lève, court à la fenêtre, regarde la fosse. Édith se prépare à partir.
Édith - Alexandre, je n'ai plus le temps. On se reverra. (Elle sort en coup de vent.)
Alexandre - Édith! (Puis moins fort:) Antonia. (Alexandre s'assoit sur la tombe d'Antonia, il regarde le ciel. Idile revient.)
Idile - J'ai parlé avec Ipitre. Édith te fait dire qu'elle ne reviendra plus. Je suis désolée, je... je suis désolée.
Elle s'en va. Alexandre s'assoit au piano. Il joue «La belle Antonia» au complet, avec les accords. Puis même jeu qu'au début, les morts apparaissent sur la musique «Danse des morts». Ils dansent au milieu du salon et autour d'Alexandre qui se lève. Ils le pressent jusqu'au jardin et le jettent dans la fosse. Jeu de lumière, le spectre d'Alexandre réapparaît, un sac à la main. Il va dans la maison, il semble attendre quelque chose. Il va du lit jusqu'à la fenêtre, il ouvre son sac. Il trouve un suaire, le met, le jette par terre. Il cherche encore, il trouve une hache. Il jette tout par terre. Il observe le piano, se lance sur les notes. Il est incapable d'en jouer. Il panique, il se lève, on entend «La Belle Antonia» à un degré plus élevé pour faire un genre d'aliénation, et c'est sous un jeu de lumière qu'Alexandre se jette dans la fosse.
Les morts réapparaissent sous la musique «Danse des morts». Ils dansent dans le salon, puis descendent dans la salle. Ils entourent la salle. La scène n'est plus éclairée. Les lumières aveuglent le public, puis toute lumière, musique et mort disparaissent. Alors la fosse s'illumine et les comédiens en sortent sous la musique «La finale».
R.M.
Ottawa
Mars 1993
Musiques, Antoine\Antonia
(Sur la cassette)
000 Danse des morts (Lent, puis rapide)
057 "
107 Alexandre de grandes souches avec accords simples
133 "
158 Musique quelconque d'Alexandre
183 "
207 La Belle Antonia
240 "
(Antonia la joue jusqu'à 220, à une seule main, Alexandre la joue au complet avec les accords)
272 La belle Antonia (à un degré plus haut)
240 "
299 La finale
337 "
374 Alexandre de grandes souches avec accords complexes
394 Alexandre de grandes souches avec accords simples
411 Alexandre de grandes souches avec accords complexes
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