Roland Michel Tremblay
Un
Québécois à New York
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J’ai passé la journée avec Renaud, il me faut l’éviter sinon je
risque d’avoir des sentiments pour lui. Il est vraiment temps que Sébastien
arrive. Je pense que quelque chose se passe. Il y a séduction mais nous sommes
tous les deux dans une autre relation. Il est impensable que je laisse Sébastien,
et Renaud est, disons, moins beau. Mais tout cela n’est-il pas relatif ? On
parlait que je fasse un strip-tease et qu’il me fasse un massage. Cela
n’arrivera pas, mais si oui, ce n’est pas moi qui dirai non. Le problème, c’est
qu’il faut des sentiments pour passer à l’acte, j’en ai, mais ils ne sont pas
très forts. Le problème, c’est que je ne veux pas les amplifier. Mais je ne
veux pas de cul sans sentiment. Il me faudrait me tenir tranquille, mais à
chaque fois que je le vois, je le désire un peu plus. On parle et je bande.
Heureusement, il ne s’en rend pas compte. On ne parle que de sexe, c’est
affreux, et de cela, on n’a pas l’air de s’en rendre compte.
Nous sommes allés manger avec deux de ses amis, et c’était dur de
ne plus pouvoir lui dire ce que je voulais. Son copain, on l’a vu ce matin
quand on est allés chez lui prendre un café. J’ignore s’il s’imagine des choses
; il semblait ne pas s’inquiéter outre mesure. J’ai lu ses dix pages sur la
fidélité dont il m’avait parlé. Ça semble plutôt être dix pages sur un gars qui
lutte contre ses désirs. C’est devenu une crise obsessionnelle. Le gars qui lui
a permis d’écrire ça, était, paraît-il, le plus bel homme jamais vu. Renaud
voulait coucher avec l’Apollon, Renaud l’a repoussé, et le regrette amèrement.
Il aurait mieux fait de coucher avec lui ; il aurait été inspiré pour écrire un
livre complet ensuite.
Renaud se laisse séduire par moi, quelle erreur ! Je me laisse
séduire aussi, quel malheur ! Il ressemble tellement à Ed que je ne sais plus
faire
J’ai l’impression que Renaud me fait oublier qu’il existe un
univers extérieur à Paris. C’est bien. J’aimerais m’en faire un vrai ami sans
que cela aille jusqu’au sexe. Les amis ne sont-ils pas doublement intéressants
lorsqu’on les désire ? Franklin et Antonin seront de vrais amis pour moi, et
j’en suis heureux. Croyez-le, j’ai l’impression qu’il est plus simple de se
faire de vrais amis sincères à Paris que n’importe où ailleurs. Ce me semble
être des gens intelligents, éveillés à la vie, simples et attachants.
Je m’en vais à Pigalle, souper, que dis-je, dîner chez Franklin.
Dorothée y sera avec son bébé ; depuis le temps que l’on m’en parle, j’ai hâte
de voir.
Je suis à
Je suis à la Gare du Nord. Pour la première fois je suis heureux
d’être à Paris. J’aime tellement ça que je pense que je ferais n’importe quoi
pour demeurer ici. Canada ? No way. Peut-être pas pour finir mes jours en
France, mais pour quelques années ce serait bien. Je ne puis comprendre
pourquoi mais, d’être à Paris, peu importe ce que je fais, me semble être la
réussite,
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Anne Hébert, une des plus grandes écrivaines du Québec qui vit
maintenant à Paris, sera le 9 février à
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Je capote littéralement. Je ne tiens plus à terre. Je viens de
recevoir une invitation de la directrice de la Maison des étudiants canadiens
de Paris (MEC) pour aller voir Anne Hébert, c’est donc déjà beaucoup plus
officiel. J’ai lu la moitié des Enfants du sabbat, je vois très bien le
scénario, les parties et sous-parties. Paraît que l’adaptation
cinématographique de son livre, Les Fous de Bassan, c’était raté. Mais que Kamouraska c’était extra. Mon
problème, c’est que j’ai l’air trop jeune. Et si elle a le malheur de vouloir
connaître ma crédibilité, il me faudra lui dire que je n’ai absolument aucune
œuvre à mon actif. Que du passif, madame, et non, je n’ai pas seize ans. C’est
ça que me disait Maurice hier ; il croit qu’elle va éclater de rire, trouvera
ça charmant, mais va me dire un non catégorique. Je me demande même si je
devrais m’habiller en gamin de 14 ans. Calotte beige, gilet Peace and Love/The
Smiths que m’a donné Claude, culottes déchirées. Le contraste sera encore plus
frappant. Mais moi c’est sérieux, je n’ai pas tellement de temps à perdre avec
des projets qui ne déboucheront pas, je suis pressé d’atteindre le ravin, moi,
madame. Et puis on ne sacrifie pas inutilement ses études à la Sorbonne de Paris.
Je fais des cauchemars toutes les nuits ; j’arrive dans des
classes où les professeurs me font comprendre que si je ne commence pas à
étudier maintenant, c’est foutu. Et là je regarde autour pour voir si Renaud
est là, et Renaud n’est pas là. Et je panique, car je ne fous rien. Et
Sébastien qui arrive la semaine prochaine. Mon beau petit ourson poilu qui
arrive la semaine prochaine. Comme ce sera bien de l’avoir près de moi, le
toucher, l’embrasser, lui faire l’amour, ah ça, aucun doute, je ne penserai
même plus au petit Renaud.
La fin du monde est à nos portes, c’est le 8 février, bientôt le
mois de mars, le calvaire aussi, je le sens. Aujourd’hui, je rencontre Renaud
après mon cours de M. Tapin. On se rencontre à Place de la Sorbonne en face du
Baker’s Dozen ; mais ce sera difficile parce qu’il me faudra éviter Maurice qui
justement terminera son cours à la même heure que Renaud. À se demander s’ils
ne sont pas dans la même classe. Aujourd’hui, je rencontre Renaud et j’ignore
si l’on va se retrouver ou chez lui ou chez moi. S’il veut aller prendre un
café et que je vois qu’il ne m’invite pas, je vais l’inviter. Mais ici à la MEC
c’est difficile, il y a des espions en arrière de chaque porte. Je le sais,
j’ai été l’espion personnel de France, une amie. En plus, l’un viendra cogner à
ma porte, c’est immanquable. Alors l’acte
sexuel se fera peut-être. Du moins le massage, et nous garderions une
conscience claire. Quelle idiotie. Il dira tout à son copain, il me l’a
dit hier. Alors il risque la relation avec son copain, il dit qu’ils pourront
en discuter et que tout ira bien. Mais alors, on ne pourra plus se voir, je
suppose. Et peut-être que Sébastien viendra à le savoir ? Playing with fire,
yes it burns and I’m still burning, disait Alison Moyet. Je suis pris entre
deux eaux. Pressé de faire déboucher quelque chose avec Renaud avant l’arrivée
de Sébastien, mais en même temps l’arrivée
de Sébastien me calmera. Et s’il était laid, nu, le Renaud ? Je n’y avais pas
pensé à cela. Il n’est peut-être pas comme Edward. Quelles sont les
conséquences ? Trop de conséquences imprévisibles dans cet acte. Il aura
des problèmes avec son Habib et cela pourrait finir. Et mon Sébastien pourrait
l’apprendre, par moi en plus. Ce serait trop infernal, pour une histoire de branlette
comme diraient Franklin et Maurice. Pour une histoire de branlette, nous voilà
prêts à sacrifier le monde entier, jeter une
bombe sur l’histoire pour une heure ou deux de bonheur dans les bras de Renaud.
Mais je ne veux plus m’empêcher de vivre, car je ne suis pas convaincu que
Sébastien au Canada s’empêche de vivre, et on regrette toujours de ne pas avoir
agi quand c’était le temps. Les dix pages sur la pseudo-fidélité de Renaud sont
significatives.
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Ma journée a été illuminée hier soir tard, lorsque j’ai parlé
avec Renaud. Je savais bien que si je m’attendais à être illuminé, je le
serais.
J’ai présenté Renaud et Maurice avant le cours aujourd’hui. Je
prends le risque, lequel risque qu’il ne prend pas. Il s’est rasé lui aussi, le
pauvre, ça saignait encore. On va prendre un café... avec Maurice. C’est
peut-être mieux ainsi ? Un café, connerie, à Paris on passe notre vie à boire
du café... et de
[ Aujourd’hui, il est venu dans ma chambre, mais nous sommes avec
Maurice, alors je ne sais pas si nous allons faire l’amour. Il n’a pas l’air
décidé. ]
C’est Renaud qui a écrit cette phrase entre crochets. Il a lu mes
écrits. J’ignore s’il avait écrit autre chose, ça n’a pas enregistré. C’est du
mépris cette phrase. Et même si cela n’en est pas, je la veux méprisante. Je
viens de relire ce qu’il a lu. Je peux comprendre sa réaction. Il a fui et m’a
fait comprendre que Sébastien arriverait et que ce serait à moi de prendre une
décision ensuite. J’ai vu cela comme un échec et me voilà prêt à le balancer,
orgueilleux que je suis. Mais je crois qu’il est prêt à laisser son Habib pour
moi, puisqu’il me dit que j’ai une décision à prendre. J’ai même l’impression
que je lui ai fait comprendre qu’il était impensable que je laisse Sébastien.
Je regrette tout ce que j’ai fait. J’ai compris ce soir que je ne le voulais
pas, qu’effectivement il faudrait que je laisse Sébastien pour lui et que c’est
une décision que je ne pourrais prendre. Et du sexe, je suppose que ni lui ni
moi n’en avons besoin puisque nous avons chacun quelqu’un. Et ça aussi il me
l’a dit, qu’il était heureux et qu’il n’avait pas besoin d’aller voir ailleurs.
Plus personne ne lira ce que j’écris. Les gens connaissent soudainement ce que
je pense et moi c’est tout le contraire. Les gens changent toute leur façon de
voir les choses, changent leur comportement du tout au tout, et moi je dois
soudainement tenter de voir ce qui s’est passé, pourquoi ils réagissent de
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Renaud m’a téléphoné à 7 heures ce matin pour me dire d’arriver à
l’avance au cours de latin. Comme c’est drôle. Alors je suis arrivé 10 minutes
à l’avance, en même temps que lui. On s’est encore parlé sur papier, même s’il
ne voulait pas, et ça a été lourd. C’est moi qui commence à parler :
— T’as fini de cruiser les filles ? Je sens que tu peux me faire
des reproches, je me sens mal à l’aise. Je m’excuse si je t’ai fait du tort, ce
n’étaient pas mes intentions. Si tu as quelque chose à me dire, vas-y, je suis
prêt.
Il m’accuse de me servir de lui pour compléter mon œuvre, et du
coup de ne pas être naturel ou sincère.
— Hier, je voulais tout effacer parce que j’avais honte. Je ne me
sers pas de toi pour mon œuvre. En ce qui concerne la sincérité, il me semble
que de t’avoir laissé lire mes pensées est une bonne preuve de franchise.
Surtout qu’il y a certaines phrases que tu pourrais interpréter de façon
différente. Tu crois que je ne suis pas naturel avec toi ? Je ne comprends pas,
je ne t’ai rien caché, je ne joue pas un jeu avec toi. Si tu vois des
contradictions d’avec mes écrits, c’est bien simple, les choses évoluent. Ce
que je pense la veille, le lendemain je pense à autre chose. Et je sais qu’un
jour Sébastien lira ces écrits, alors je modère ce que je dis. En quoi ne
suis-je pas naturel ou sincère ?
Il affirme que je n’agis qu’en pensant à ce que cela pourrait
donner dans mes écrits. Que ce n’était plus une fin, mais un moyen.
— Tu radotes, je ne m’abaisserais pas à agir en fonction de mes
écrits, sinon mes actions seraient beaucoup plus éclatantes. Je sortirais
davantage. Je n’arrive pas à croire que tu dises ça. Si j’ai retranscris notre
conversation sur l’ordinateur, de prime abord c’est qu’il me fallait faire
disparaître le papier et que j’aimais relire notre conversation. Et puis, je ne
peux pas me battre contre toi, tu es libre de penser, mais ça me désole que tu
penses cela. Et si effectivement tu en es convaincu, je m’inquiète vraiment
pour notre future amitié. Je ne vais quand même pas me mettre dans des
situations franchement éprouvantes afin d’écrire une page ou deux dans mes
écrits, c’est absurde. Au contraire, je ne t’ai rien caché et je crois que toi
tu ne m’as rien dit de toi. J’ai l’impression que tu vas m’arriver avec une
foule d’autres choses. Mais je ne te cache pas que le but de mon existence,
c’est d’acquérir des expériences de toutes sortes, pas pour mes écrits
nécessairement, mais pour me faire avancer dans
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Ma relation avec Renaud devient de plus en plus bizarre. Il
devient distant. J’ai l’impression qu’il est sur le bord de me dire qu’il ne
veut plus rien savoir de moi. Je l’ai poussé à bout. Il y a des amis comme cela
avec qui ça ne marche pas, on a exagéré quelque part et le tout s’est envolé.
Je dois maintenant l’extraire de mes écrits, alors je lui ai fait un fichier à
part, le Chapitre Renaud. Il faut qu’il ignore que je n’ai rien effacé de nos
conversations. Il m’a demandé aujourd’hui si je regrettais de ne pas avoir
couché avec lui. Je ne regrette pas, mais j’aurais voulu lui dire que oui.
Compromis, je lui ai dit que c’était difficile de répondre à cause des
conséquences d’un tel acte. Sébastien arrive après-demain, je l’ai réalisé
aujourd’hui, car je commençais mon déménagement dans la chambre plus grande.
Mon beau Sébastien, je suis demeuré fidèle tant que j’ai pu. Une semaine de
plus et c’en était fini, je crois. À moins que Renaud ne soit qu’un allumeur, et je le pense, parce que Maurice m’a dit
que Renaud le draguait dans son cours. Cours où, sur 12 gars, huit sont
officiellement gais. Il y en a partout, partout, partout. Le gars en face de ma
chambre, il est encore dans le placard. Il a vu tous les films gais que j’ai
vus dernièrement, moins Les Roseaux sauvages qu’il veut d’ailleurs voir. Il connaît de A à Z tous les
producteurs de films de notre siècle avec tous les acteurs, les titres, en
musique aussi, effrayant. C’est juste un indice de plus qui s’ajoute à la façon
bizarre qu’il a de regarder les hommes qui l’entourent. Il vivait avec un gai à
Ottawa, il fallait qu’il lui rase le poil du dos. Heeurk ! Peut-être qu’il
aimait ça !? Mon nouveau voisin l’est aussi ; selon Maurice, c’est écrit dans
sa face, il est du type que l’on rencontre à Montréal. Il étudie en théâtre. En
plus j’en ai partout dans mes cours, le Renaud en a dragué un au Queen qui est
justement dans notre cours de latin. Je lui ai demandé comment il avait pu
draguer au Queen, danser avec le gars alors qu’il désire rester fidèle ? Il a
dit que ce n’était pas une contradiction. Allumeur ! Allumeur ! Et il m’accuse de me servir de lui. C’est plutôt lui qui
va se servir de moi pour terminer sa nouvelle sur l’infidélité. Il en a
écrit une page et demie hier, et il en écrira autant aujourd’hui, puis ce sera
terminé. Ça lui prenait une heure d’écrire un paragraphe avant. Depuis huit
mois il a beaucoup de problèmes avec ses parents, ils sont en crise parce que
l’enfant modèle de la famille est gai. Ils lui ont proposé un psychologue, un
psychiatre, une automobile flambant neuve et n’importe quoi d’autre pour qu’il
change d’orientation sexuelle. Le meilleur, paraît qu’en ville il y a un
imbécile qui affirme qu’avec des pilules on peut redevenir hétérosexuel ; les
parents de Renaud l’ont exhorté à les essayer. Renaud a tout refusé, il ne leur
dit surtout pas que son copain est arabe, ce serait la fin du monde, ils sont
hyper racistes. Bref, Renaud est convaincu qu’ils vont être au courant bientôt
; il croit que ses parents ont payé un détective privé pour enquêter sur son
cas. Quel beau roman tout cela ferait.
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Sébastien est encore sorti dans un bar tapette d’Ottawa hier. Il
a été au restaurant Mother Tucker, a dû manger un gros steak, il a reçu des
roses aujourd’hui de ses amis, ils lui ont payé un danseur nu hier. Ça m’a mis
en christ. Tu vas dans une salle en arrière avec le gars et il te fait un
strip-tease. J’ai une certaine misère à croire que ce strip-teaseur ne te
touche pas, j’ai longtemps entendu parler que c’était du sexe, que tu pouvais
les toucher et les sucer. Sébastien me dit tout ça et il s’imagine que je vais
rire. Ça me donne juste envie de coucher avec le premier du bord. Quel est donc
le problème de ses amis ? Il part pour quatre mois, c’est pas la mer à boire !
Un strip-teaseur, pourquoi pas un prostitué ? Quel genre d’amis a-t-il ? Ils
veulent accélérer notre rupture ? Ça va marcher, parce que moi les sacrifices
inutiles j’en ai plein mon casque. Je ne sors pas au Queen parce que mon
Sébastien paniquerait, il sort deux fois en deux semaines, il se fait même
payer un strip-teaseur. Le sacrifice est inutile, j’aurais mieux fait de
coucher à droite et à gauche, profiter de
J’ai bien envie de raconter ma
rencontre d’hier avec Anne Hébert, mais je suis trop en maudit et je
détruirais tout le monde, les méprisant à
tort pour ce qu’ils ne sont pas. Une petite journaliste téteuse de
Radio-Canada entre autres, un autre con d’un journal quelconque. Le délégué aux
Affaires culturelles de la Délégation du Québec, un esti de snob qui ne voulait
même pas s’abaisser à me serrer la main quand le mari de la directrice nous a
présentés. Heureusement que tout s’est bien déroulé avec Anne, elle va
effectivement devenir ma grande amie, ainsi que son petit ami de 22 ans, André.
Il s’est précipité sur moi après la conférence pour me demander d’où me venait
ma passion pour Anne Hébert. J’ai eu l’air de connaître son œuvre en long et en
large, trois misérables questions qui ont impressionné tout le monde et qui
m’ont ouvert toutes les portes. L’éditrice du Seuil, section auteurs québécois,
me regardait lumineusement et m’a donné le nom et le numéro de téléphone de la
femme à qui je dois téléphoner au Seuil pour faire déboucher mon idée de
scénario. Elle m’a dit qu’elle croyait que je n’aurais pas de problème, je
connais tellement l’œuvre d’Anne.
8
Je ne reviens pas à la vie, je m’enfonce encore plus, n’ayant pas
plus de deux heures à ma disposition chaque jour. Sébastien, par sa seule
présence, à vivre dans la même pièce, rien n’est plus possible. Mourir à faire
une seule action, une demi-journée de perdue. Encore à trois heures nous irons
courir dans le parc Montsouris, ce parc qui emplit ma vue de la fenêtre,
heureusement cette vue ne m’appelle pas à elle. Je n’ai aucun remords à
demeurer enfermé dans
Je passe ma vie à faire des cauchemars ces
temps-ci. De la Sorbonne, c’est maintenant sûr, certain et acquis en mon
esprit, mes études ont pris le bord. Anne Hébert m’a levé du lit ce matin : à 10h30 elle
téléphona, m’invitant à aller prendre un café ce mercredi à 17h. Je lui ai dit
que j’emmènerais Sébastien, ma douce moitié inséparable. Maintenant je me
demande si je devrais l’emmener. Je crois que oui. Ne serait-ce que pour être
sûr qu’il n’y aura aucun blanc dans notre conversation. On emmènera des fleurs
et un gâteau. Je viens de terminer de lire Les Fous de Bassan, j’ai lu Héloïse avant-hier, je lirai L’Enfant chargé de
songes aujourd’hui,
si Sébastien m’en laisse
Quelle joie de marcher dans Paris et n’être rien, pas même un
écrivain en devenir. Le parc Montsouris nous appartient, nous appartenons à la
Terre quand nous n’appartenons pas aux hommes. Anne Hébert, je ne vais chez
elle que parce qu’elle est Anne Hébert. Une femme qui a écrit plus de romans
que j’en écrirai peut-être, qui a gagné plus de prix que je n’en gagnerai, qui
a trouvé sa voie dans Paris comme je ne la trouverai pas et ne veux
— Vous écrivez, m’a-t-elle dit.
— Ce que j’ai dit ce soir, madame Hébert, tous les étudiants de
la planète auraient pu élaborer davantage, lui ai-je répondu.
— Non, il y a plus, ça se voit que vous êtes écrivain.
J’ai une aura qui se déplace
au-dessus de ma tête, semble-t-il. Serait-ce mon adaptation cinématographique
des Enfants du Sabbat qui la
pousse à vouloir me rencontrer ? J’aime mieux croire qu’il s’agit de la
curiosité d’une grande écrivaine, qui en chaque personne va rencontrer son
prochain personnage de roman, ou du moins quelques détails qui le feront
devenir plus humain que les humains ne le sont. Une allusion au monde gai
depuis que je la lis, à part les deux sœurs au couvent qui voulaient mourir
toutes les deux sur la croix, ensemble et dans la jouissance, et qui sont
mortes le même jour. Les Fous de Bassan : « Les deux garçons
coiffeurs recommencent à chuchoter contre
Elle est comique
Serais-je que j’appartiens à la vie active de Paris, je me
morfonds de lire Céline, j’en ai lu une page au hasard, ça m’a impressionné.
J’en entendais partout parler. Ça paraît bien à Paris quand tu dis que tu lis
Céline, Renaud disait. Alors je ne voulais rien savoir, mais il semble que sa
crise existentielle va trouver preneur chez moi. Je vais changer de sujet de
maîtrise, d’Artaud à Hébert : le changement est radical mais nécessaire, je
connais maintenant son œuvre en entier, ou presque. Je ne sais cependant pas ce
que j’inventerais à ce propos. Peut-être qu’elle pourra elle-même me guider. Je
n’emporte rien avec moi, seule la lettre remise à l’éditrice du Seuil à propos
du scénario. Je ne veux pas qu’elle pense une minute que je vais me servir
d’elle. Renaud l’a cru et maintenant il fuit. Tant pis, le sot, jamais je n’ai
compté sur lui. Je sais très bien qu’on ne devient pas quelqu’un comme ça à
Paris.
9
La semaine passée Renaud m’a bien fait comprendre qu’il ne
voulait plus trop entendre parler de moi. Le café qu’on a pris chez Majestic,
lui, moi et Sébastien, ne semble pas avoir aidé. On a discuté de religion, et
il est tellement croyant qu’on dirait qu’il en est devenu homophobe. À se
demander comment il peut encore vivre un tel paradoxe en son esprit. Il est
contre les revendications des gais, contre la reconnaissance du couple gai,
contre le mariage ou les bénéfices sociaux auxquels ils auraient droit.
Pourtant son copain Habib n’a pas la nationalité française, et il sera
peut-être expulsé de la France bientôt. Il s’en fout, il est contre la gay
pride, les parades, il est anti-gai. D’un autre côté, il drague à la planche,
il veut prendre son café dans la galerie où ça drague le plus à la Sorbonne, il
quête une cigarette à un gars dont ça se voit qu’il est gai, alors qu’il ne
fume même pas. Bref, un allumeur pur et simple. Je lui ai demandé ce qui
arrivait avec ceux qui voulaient que ça aille plus loin alors que pour lui ce
n’est qu’un jeu ? Il m’a dit qu’implicitement c’est clair que c’est un jeu
puisque souvent son copain est juste en face de lui quand il drague. Mais je
lui ai dit que les gens pourraient croire qu’il veut le faire à trois. On
dirait qu’il découvre le monde. On dirait qu’il s’accepte à un certain niveau,
et puis le reste il est presque
10
Cher François,
Je t’écris cette lettre aujourd’hui, j’ai le temps. C’est moi,
lié à toi par nos idéaux, nos goûts, nos orientations, nos vies, puisque je me
lance dans l’écriture d’un scénario avec nulle autre qu’Anne Hébert. Je suis
vraiment à zéro, ne connaissant rien, je vais me payer des livres sur le
scénario pour en connaître la forme et le vocabulaire. Je ne puis prendre la
chance de me fourvoyer dans ce projet, trop de choses entrent en ligne de
compte. Je t’avoue que si tu veux m’aider et que le projet t’intéresse, j’en
serai ravi. Sinon je ferai mes propres démarches, et on verra.
On a déjà travaillé ensemble, tu te souviens ? Ce minable travail
de sociologie où tu n’avais rien osé dire, qui t’a servi ensuite à montrer que
nous étions incapables de travailler ensemble. Ou cette pièce de théâtre, De par les sept lieux, Cégep en spectacle,
expérience que tu as trouvée traumatisante. Nul doute, nous étions faits pour
accomplir une grande œuvre à nous deux, qui cette fois sera
À nous deux, je pense que l’on peut en faire une réussite, car tu
connais les moyens et nous admirons les mêmes productions. Probablement que
Stephen Frears m’inspire et t’inspire aussi. Une autre poésie que se retrouve
dans le style du film Swoon, que je t’invite à aller voir si tu peux. Mort à Venise aussi, un peu. Un style pas
comme les autres, suggestion, insolite, ne donnant pas toutes les réponses,
aucune à la limite, surprenant, étrange, fucké. Mais il ne faut pas sombrer
dans l’effrayant, drame d’horreur ou récit
narratif du livre, cela n’aurait aucun intérêt. Comment retrouver ce
style, ô François, toi qui t’y connais ? Le
style des grands du théâtre italien, le grandiose, la prétention des
personnages à la limite, un style bien similaire au mien et au tien. Cela
serait-il possible ? Dans la grâce et
Dans trois heures je rencontre Anne Hébert. Je pourrai t’en dire
davantage de ce qu’elle pense du projet. J’ignore à quoi m’attendre. Je t’avoue
que j’ai un peu peur. Elle me semble plus occupée que j’aurais pu le croire. Je
ne sais même pas ce qu’elle pense de moi. J’ai lu toute son œuvre dans la
dernière semaine, une vraie indigestion. Je n’ai même pas envie d’en parler,
surtout pas à elle. Le petit téteux qui a tout lu et qui maintenant veut les
clés et les réponses. Mais voilà, de quoi parlerons-nous ? De moi, bien sûr. En
long et en large, je vais lui raconter mes déboires, mes insuccès et
infortunes, mes histoires d’amour, mes fantasmes. Et puis je deviendrai son
amant, je coucherai avec elle, elle en mourra et j’habiterai son appartement.
Scénario simple, me diras-tu, irréaliste peut-être, mais elle est ma night-mère
! comme elle dit.
Si je te racontais ma vie sentimentale, je me répèterais. En
résumé, j’ai couché avec Edward, tu le sais, Sébastien a couché avec Ken, j’ai
flirté à peine depuis que je suis à Paris. L’arrivée de Sébastien fut
difficile, il a tout chambardé mon petit univers, brisant une par une chacune
de mes habitudes, comptant pour moi chaque dollar que je dépensais. Ainsi je ne
vais plus au cinéma, encore moins au théâtre, n’achète plus de sandwichs, me
couche à 23 heures au plus tard, me lève à 13 heures le lendemain, je fais le
lavage et la vaisselle pour deux, non pas que je sois la femme du couple, mais
Sébastien est vache et si je ne le fais pas, personne ne le fera. Notre chambre
est une vraie porcherie de toute façon. Je n’ai plus le temps pour mes projets,
moi qui y passais 24 heures par jour
de mon temps. C’est assez infernal, mais j’arrive maintenant à ne plus me
chicaner avec lui. On recommence à vivre, avec l’été, bien qu’il n’y ait pas eu
d’hiver à Paris. Tu vois à peu près le tableau, je suis à la veille de le
foutre dehors ou changer de chambre. M’en fous de payer plus cher, il me faut
travailler plein temps sur mes projets, sinon je n’arriverai nulle part.
Tabarnack, aucun moyen de s’en sortir. Pendant ce temps Sébastien pratique son
piano quatre heures complètes par jour et m’affirme qu’il n’a jamais travaillé
autant. Qu’est-ce qu’il foutait, lui, à Ottawa ? Je ne veux pas le savoir.
Pour tes amours avec Jean, et ce que j’en sais, je t’approuve
sous tous les points de vue. C’est tout ce que j’ose en dire dans cette lettre
; ainsi tu pourras la laisser traîner où tu voudras, dans les égouts de la
ville de Montréal par exemple.
Je suis vraiment fier de toi et heureux que ton court-métrage remporte ce succès et que cela ne fasse que commencer.
Je sais que tu vas aller loin et que, même, tu écriras les deux autres
projets de scénario qui en font la suite et en feras un long-métrage. Nous
allons construire l’histoire, nous sommes la nouvelle génération : que les
vieux crèvent, notre place, nous allons
Bon, je dois me préparer pour partir chez Anne Hébert. Je vais
lui parler de toi, de tes amours tumultueuses, elle sera contente.
Je reviens de chez Anne Hébert. Son appartement n’en est pas un
de riche, elle habite la même place depuis 25 ans, avec son chat de 12 ans qui
s’appelle Petit chat, alors qu’il est gigantesque. Elle avait acheté des gâteaux à la
pâtisserie du coin, nous avions apporté une belle tarte aux cerises à 105
francs. On a acheté des fleurs, orchidées, j’espère qu’elle ne pensera pas
qu’on cherche à l’acheter. Bref, son univers est tout de même bien, bel
appartement, elle a certainement passé une belle vie, je ne crois pas qu’elle
se soit ennuyée. Quelques clés ne nous ont pas été données, c’est-à-dire comment elle a réussi à publier ses premiers poèmes
au Seuil, si elle a déjà eu des amants et des enfants. Apparemment aucun amant,
aucune photo, aucun enfant, sinon ceux du sabbat. On a discuté de
religion, elle ne semble pas croyante une miette, ça me soulage. Je l’ai
peut-être insultée, qui sait ? Mais revenons aux réalités. On a parlé du film,
il ne faudra pas s’enflammer, elle ne semble pas chaude à l’idée de voir ça à
l’écran. Elle a déjà refusé à un certain
Gaston, metteur en scène je crois, d’en faire une pièce de théâtre. Elle
dit qu’il n’a jamais été question pour elle d’en faire un film. Elle semblait
vouloir me dire non, mais elle en était incapable. Elle a terminé la soirée en
me disant qu’elle réfléchirait et qu’elle rouvrirait le livre. Elle m’a dit qu’elle devait travailler sur
d’autres projets en ce moment, ce à quoi j’ai répondu que je peux écrire le
scénario et qu’elle pourra le relire ensuite et me dire, si elle n’est pas
satisfaite, quoi changer. Elle a dit qu’elle ne voulait pas que je travaille
pour rien. J’ai l’impression que je vais recevoir une lettre du Seuil sous peu m’affirmant que c’est non. Bref,
elle ne doute pas de ma bonne volonté, elle a peur que je perde le contrôle sur
le projet et que le tout finisse en un film d’horreur où règnent l’inceste et
l’exorcisme. Elle dit que le monde du cinéma est très ingrat et qu’on se fout
de l’auteur, que l’argent arrive avec toute une série d’obligations qui vont
conduire à l’échec du film par ces sacrifices. Je lui ai donc dit que nous
faisions toi et moi du cinéma indépendant, que nous n’avions donc personne pour
nous dicter quoi faire (je lui ai dit n’importe quoi). Je lui ai dit aussi que
certaines scènes étaient extraordinaires, par exemple Julie chez le docteur qui
trouve que la coiffe des sœurs
Elle viendra au concert de Sébastien ce 18 mars, on va aller la
reconduire après. Je me demande si elle va se désister.
Je te remercie pour tes affiches, elles sont très belles, je les
ai accrochées à mon mur chenu et vide. Ça me sacre un bon coup de pied pour me
motiver dans mes projets. Ta lettre est très profonde, maintenant que je
Tu me sembles bien à Montréal, bien sûr à Paris on fait toujours
plein de rencontres. À chaque nouvelle personne tu es certain de t’ouvrir à un
nouvel univers. Par exemple, hier on est allés à un concert en bas, on a
rencontré un gars qui a déjà enregistré trois disques compacts pour de la
musique de films et de pièces de théâtre. Il a un petit studio d’enregistrement
maison et il ne chargera que 50 francs de l’heure pour que Sébastien puisse
faire une cassette démo digitale. C’est une ville qui a beaucoup à offrir quand
tu prends le temps de t’y incruster, mais Montréal aussi, je suppose. Vois-tu,
tu ne pourrais pas demeurer ici indéfiniment. Le mieux, c’est de s’inscrire
dans une école, ça semble relativement simple d’être accepté. Ça ne coûte rien
et tu peux rester au moins deux ans sans problèmes. Je ne saurais cependant te
conseiller de venir ici. Je vois déjà Sébastien me tomber sur la fripe s’il se
rend compte qu’il est venu pour rien et que rien ne débouche. Mais je suis
convaincu que tout ira bien. Avec le monde qu’il y a ici, je te jure, tout
projet trouve son public et ses mécènes. Mais l’ailleurs est-il vraiment
meilleur ? Cela pourrait bien dépendre de tes rencontres. Les bars sont bien
garnis en tout cas, il y a des gais partout, même en dehors des bars. J’ai
rencontré une seule personne qui n’était pas gaie, et je t’avoue que je n’en
reviens pas encore. Comment ? Tu n’es pas gai ? Impossible, tu es l’exception.
Probablement que tu ne t’acceptes pas encore.
En ce qui concerne le jour de l’an, c’est
vraiment terrible. Je suis demeuré un mois au Canada et je n’ai passé que trois jours au
Saguenay. Je n’ai même pas vu mes parents, puisque je demeurais chez ma sœur et
que nous avons passé notre temps à tenter de voir tout le monde. Je n’ai même
pas appelé Gaston, il ne me parlera plus jamais après ça. Bref, j’ai des
remords immenses, mon père m’a donné 650 $ pour que j’aille le voir. On a passé
une soirée ensemble, tu te rends compte ? Le problème, c’est que je voulais
absolument emmener Sébastien, et que celui-ci travaillait, avait des cours de
piano, de voix et pratiquait avec Gordon au violon. Ô triste univers, comme
j’aurais dû laisser l’enfant à
À bientôt !
11
Il est temps que je parle de mes nouveaux copains et copines
d’étage. J’ai appris dernièrement que les couples hétérosexuels aussi se
demandaient parfois qui était la femme dans le couple. Entre autres, nos deux
guitaristes un peu plus loin. C’est la femme qui est en contrôle de tout et qui
prend les décisions devant son copain plutôt mou et passif. Ce pauvre, lui,
a-t-il encore une vie ou vit-il en fonction de sa blonde ? L’autre à deux
portes de moi me fait chier parce qu’elle a toujours un grand sourire et que
c’est hypocrite, quand nous savons ce qu’elle dit dans notre dos. Les deux
autres de chaque bord, c’est la même chose. Celle d’en face doit avoir 40 ans,
ne me dites pas que ça étudie au doctorat, ça. En plus elle semble se permettre
de nous juger, nous la jeunesse, et de me chialer parce que la veille il y a eu
une fête dans la cuisine et je n’ai absolument rien à voir avec cela. Le plus
beau morceau, il s’agit d’André. Ce gars me méprisait tellement, j’ai bien vu à
parler un peu avec lui qu’il n’était plus de notre monde. Un gros rejet de
notre société qui se revalorise dans sa prétention et ses études, s’y
accrochant comme s’il s’agissait de sa dernière motivation à vivre. Alors il me
dit qu’il est l’élite de la société et qu’il ne peut pas s’abaisser à parler à
ceux qui ne sont pas l’élite. Je lui fais remarquer que ça le limite
complètement, puisque c’est impossible alors de parler avec l’élite qui a
étudié une autre branche que la sienne, l’histoire de l’art par exemple.
Ensuite, il me dit qu’il étudie en
littérature, et comme par hasard nous sommes incapables de communiquer
puisque nous avons étudié des auteurs différents. Le voilà bien mal pris. Mais
lorsque je lui ai dit qu’Anne Hébert viendrait peut-être au concert de
Sébastien, le voilà qui fantasme tout haut, qu’en tant que grand responsable du
comité qui organise les activités culturelles, quelle gloire ce serait pour lui
d’avoir Anne Hébert en conférence et pouvoir prendre une photo d’elle avec lui
pour que ça se retrouve sur le mur de
12
Ne suis-je pas en crise parce que le mois de mars est com-mencé ?
Aujourd’hui avec Renaud j’ai discuté. Ça touche à sa fin, la
conversation fut cinglante, directe, intenable. Ça me rappelle la crise de
François dans le temps, quand on s’écrivait. C’est peut-être moi le problème,
je devrais être plus hypocrite et ne pas provoquer les conversations franches.
Plutôt laisser couler le temps et voir les sentiments des gens changer. Bref,
j’ai des choses à apprendre, que je ne discerne pas pour le moment, mais je
sais que cela fait deux fois que je me retrouve dans cette situation. Enfin,
voici ce que j’ai dit à Renaud au cours de latin :
— M. Renaud, qui êtes-vous ? Vous êtes fier d’avoir eu 83 % à
votre examen de latin ? Vous avez bien travaillé. Je suis fier de vous, M.
Renaud. C’est votre copie qu’elle cite sans cesse ? Alors, vous vous êtes bien
reposé de moi ? C’est bien connu que je suce l’énergie de mes amis. Cette
semaine, c’est l’alerte anti-moi sur Paris : « La semaine prochaine je veux
rester seul. » « Après le cours je dois m’enfuir. » La vie est difficile
lorsqu’il y a le rejet, même d’une amitié. Voilà pourquoi ma dépression. Ne te
serait-il pas plus simple de me dire que tu ne veux pas de mon amitié ? Ou
restons superficiels, nous nous dirons bonjour au cours, voilà. Selon Maurice,
je suis un paranoïaque convulsif. J’avoue que c’est peut-être vrai, et même
j’espère que c’est vrai. De toute façon, il est évident que c’est moi le
problème, si je t’ai effrayé à quelque part. À moins que toi aussi sois
paranoïaque, tu crois que je veux me servir de toi, ce qui est absolument faux.
Je me fous bien d’où tu travailles et je n’ai pas besoin de toi pour écrire un
livre. Mais c’est vrai que j’exagère peut-être. Qui sait, peut-être suis-je
plus exigeant que toi en amitié. Peut-être aussi tu m’as laissé m’approcher
trop près de ton intimité avant de couper les ponts ensuite. Mais peut-être que
tout se tassera au retour d’Habib, et sincèrement je l’espère. Tu me sembles
vouloir fuir et cela m’affecte moralement. Mais peut-être n’est-ce que de
— Jaloux ?
Quand Renaud a écrit « jaloux » sur la feuille, j’ai éclaté de
rire dans
13
Renaud a rencontré Maurice à la biblio, paraît qu’il est en panique puisque je semble fâché contre lui. Comme c’est
bizarre. J’émets une hypothèse : je crois qu’il veut être ami avec Maurice et
que, malheureusement pour lui, c’est moi qui fais le pont. À moins
qu’effectivement il ait encore une quelconque
intention d’être mon ami. Comme s’il pouvait n’être en rien effrayé par
ma paranoïa, puisqu’on s’amuse à me trouver
des névroses. Je propose également que les gens sont devenus tellement renfermés
socialement, que la simple demande de la vérité rend fou, et aussitôt
t’apporte des remarques telles que tu es névrosé et devrais être enfermé. On
doute, mais on se tait. Quand on cherche à voir plus loin, à comprendre
certaines actions, c’est déjà trop pour le peuple. Jusqu’où allons-nous pousser
la sottise de nos conversations ? On pourrait nous croire en chicane de couple,
comme dirait Maurice, voilà pourquoi ça ne vaudrait plus la peine que nous
tentions d’être amis. L’avenir nous dira ce
qu’il en est. Je devrais le revoir mercredi prochain, il dira sans doute
que je lui fais la gueule, et ce serait vrai. Je ne le supporte plus, mais en
même temps je dois aller m’asseoir près de lui. M’asseoir ailleurs implique
trop de choses et c’est de l’enfantillage. Belle société, faut continuer à être
superficiel et hypocrite. Le problème, c’est qu’il connaît Maurice, c’est déjà
plus difficile pour moi de couper les ponts. Franklin me dit de ne rien couper,
puisqu’il travaille chez ce grand éditeur. Comme si cela pouvait m’arrêter de
l’envoyer chier, au contraire, c’est une motivation de plus. Je suis rempli de
préjugés, parce que j’ai l’impression que tout le monde est rempli de préjugés.
Que nous réserve donc l’avenir ? Je me demande s’il y aura une évolution. Moi,
les évolutions qui avancent à pas de tortue pendant des semaines, ça ne
m’intéresse pas. Si c’est pour me présenter la stagnation, fuck it. C’est le
temps de fermer le Chapitre Renaud. Il me faudrait l’accrocher dans un coin
noir, l’embrasser, le déshabiller, le sucer. Sinon je ferme le Chapitre Renaud.
14
Je parle très peu de Sébastien. Pourtant il occupe toute ma vie.
Tellement qu’il ne me laisse plus le temps de rien faire. Il veut toujours sortir le soir, parce qu’il n’a plus rien à faire.
Résultat, on dépense comme des malades et il mate les hommes dans les
bars gais du Marais. Hier c’était au Duplexe. Avant-hier c’était à l’Amnésia.
Je ne compte pas ses matages dans le métro, au resto U, à l’épicerie. Il n’est
vraiment pas discret, il fait vraiment chier. Je l’endure parce que je sais que
ça ne va pas plus loin ; mais aussitôt qu’il se retrouve seul, qu’est-ce qui se
passe ? Il est sur le point de réussir dans la musique, il deviendra peut-être
riche. Ce n’est pas suffisant pour me convaincre de rester avec lui. D’un autre
côté, je ne peux pas le laisser sur des frivolités, pour le reste, je l’aime et la rupture serait très difficile.
Peut-être en serais-je incapable ? C’est grâce à moi s’il sera annoncé dans Pariscope
et l’Officiel des spectacles pour son concert à
15
Monde de tapettes pourri ! Toutes des estis de tapettes, grandes
folles, qui ne pensent qu’au sexe, qu’à sortir, danser, flirter, s’arranger, et
puis quoi encore. Inutile de vouloir prouver le contraire, c’est ça et c’est
rien d’autre. Et moi j’en suis à l’écœurement le plus complet. J’aime encore
mieux les p’tites histoires pédophiles de Gide dans des contrées lointaines que
l’esti de vie gaie de Paris. Sébastien vient de décrisser à un Gai-T-Dance au
Palace, une boîte qui charge 70 francs l’entrée, 40 francs si tu arrives avant
17 heures. Ça continue jusqu’à 2 heures du matin. Et là je suis en christ parce
qu’on passe notre vie à sortir dans tous les estis de bars tapettes de Paris,
et pendant ce temps je ne fous plus rien et je m’inquiète inutilement de
Sébastien. Tellement que maintenant j’en suis au bout du rouleau et que
j’aimerais mieux lui rendre sa liberté et m’en balancer complètement. Le crisser
là, lui, le classer grosse tapette incapable de se contrôler et qui veut des
amis avec qui coucher, go for it ! Je ne veux pas passer ma vie à m’imaginer le
pire, je ne veux plus rien savoir. C’est drôle que toutes mes aventures
foirent, et que les siennes doivent déboucher. Je vais être incapable de faire
quoi que ce soit, je vais crever à me lamenter sur ce qui pourrait arriver. En
plus je ne serai pas parlable lorsqu’il va revenir, s’il revient. Comment m’en
sortir ? On vit ensemble, et si on se laissait, il trouverait quelqu’un d’autre
dans la semaine qui suit. C’est moi qui souffrirais, je ne suis même pas
certain qu’il s’en rendrait compte que je ne suis plus là. Il est à deux doigts
de réussir dans la musique et moi à deux doigts de lui dire que je voudrais que
ce soit fini, sans trop savoir comment on peut finir cela sans trop me faire
mal. Et de toute façon je n’ai pas un sou.
Franklin vient de téléphoner. Je l’ai pratiquement envoyé chier.
Je regrette, mais que voulez-vous ? J’en ai assez de la vie à Paris, maintenant
que j’y pense. J’ai vraiment envie de partir. Heureusement que je n’ai pas
d’argent, je décrisserais immédiatement. Départ autour de la planète, n’importe
où. Je n’en veux plus de la Sorbonne qui nous empêche de respirer, j’en ai ma
claque ! Et ce n’est pas vrai qu’il fait chaud à Paris en hiver. Il fait froid
et il n’y a pas de neige. Et quoi d’autre qui n’est pas vrai et que l’on essaye
tant que l’on peut de se convaincre que c’est mieux ici. Ce n’est pas mieux
ici, la France ne m’intéresse plus. Je l’ai démythifiée tant que j’ai pu, j’ai
compris que l’on est mieux près de chez soi avec sa famille. Comme le mythe est
séduisant. J’envie les crétins qui n’ont pas terminé leur secondaire 5 et qui
rêvent de partir pour Paris. Eux au moins ils seront heureux et garderont
espoir à quelque chose. Rêver qu’un jour ils réaliseront leur rêve, être
heureux au-delà de tout. Car il vaut mieux espérer être heureux un jour que de
comprendre que nous ne serons jamais heureux. C’est là le prix de la
réalisation de nos rêves de jeunesse. Ainsi je m’accrocherais encore à des
chimères qui me motivent à vivre. La vie est d’une éternelle platitude.
Se peut-il que je sois resté ici et que rien ne va arriver dans
ma vie ? Ce n’est pas pour rien que je suis demeuré ici ce soir, plutôt que de
sortir. Il se pourrait que ce ne soit que pour Sébastien en fait, il va lui
arriver quelque chose et je ne veux pas savoir quoi. Se pourrait-il que cela ne
marcherait que dans un sens ? C’est-à-dire que nous serions laissés chacun à
soi pour que seulement lui puisse en retirer quelque chose de bénéfique ?
Pourquoi me l’avoir parachuté du Canada si c’était pour me faire comprendre que
c’était terminé et qu’il a besoin de respirer sans m’avoir tout le temps sur
son dos ? Christ ! N’ai-je pas suffisamment prouvé à la face de la planète que
je m’en foutais qu’il soit quatre mois tout seul au Canada sans moi, libre de
faire ce qu’il veut ? Je dois apprendre peut-être à être moins possessif ?
Franklin et Maurice sont prompts à me dire que je dois laisser Sébastien sortir
sans moi. C’est quoi leurs expériences que je n’ai pas ? Ils se sont fait
tromper combien de fois, eux, tellement qu’ils s’en balancent. C’est normal,
pour eux. Pourquoi ? Parce qu’eux-mêmes ne sont pas fidèles. Je me rends compte
aujourd’hui que je ne connais rien de la vie de Franklin et de Maurice.
Maurice, c’est encore pire. Il a couché avec quantité de gars depuis qu’il est
à Paris, à l’écouter, on dirait qu’il est pur. Combien de fois m’a-t-il dit de
me mêler de mes affaires quand on arrivait à parler de ses relations amoureuses
à Paris et ailleurs ? Moi, pendant ce temps, je leur dis tout, je leur fais
lire mes écrits, ils ont l’impression de devenir mes vieux potes. Il n’y a que
de la superficialité là-dedans. Et combien de fois, chaque fois que je
m’approche de Sébastien, il me repousse. Bon Dieu ! Il n’en veut pas
d’affection, lui ? M’aime-t-il ? On fait l’amour à peine une fois par semaine,
je voudrais le faire à chaque jour. On a deux lits simples séparés, on dirait
que ça lui fait plaisir, comme ça on n’a plus besoin de se prendre dans les
bras. J’en ai ma claque ! Et si tout ce qui existe à Paris ressemble à Renaud,
vaut mieux laisser faire. J’aurais peut-être envie de l’appeler, lui,
aujourd’hui. Mais j’ai comme l’impression que Sébastien trouverait ça bizarre,
et qu’en plus Renaud ne voudrait rien faire. De toute façon, c’est vrai que je
ne puis plus le sentir. Il me fatigue énormément. J’ai téléphoné à André, le
genre de petit-fils à Anne Hébert. Il ne m’a jamais rappelé, malgré mes
messages sur son répondeur. C’est clair qu’il ne veut rien savoir. Peut-être me
rappellera-t-il ? J’en doute, son message change à chaque fois, aujourd’hui ça
dit qu’il ne couchera pas chez lui, qu’on devrait rappeler demain. Or, ce
message date-t-il d’aujourd’hui ? Un autre crétin, je suppose, hétéro
peut-être. Et j’avoue que ça ferait changement de rencontrer un hétéro pour une
fois. Les gais ne tiennent plus à terre.
Life sucks. Aujourd’hui, j’ai repassé en revue les différentes
façons de se suicider. Pilules, fusil, rails d’un métro ou RER,
J’attends, patiemment, que Sébastien arrive. Incapable de faire
quoi que ce soit d’autre. Ensuite, il ira directement jouer au piano pour deux
heures. J’attendrai patiemment qu’il revienne, comme d’habitude, incapable de
faire quoi que ce soit d’autre. Lorsqu’il reviendra, je vais m’enfuir à la
cuisine avec mon ordinateur, il ne dormira pas de la nuit et il me le
reprochera amèrement. On se lèvera à une heure de l’après-midi, il me le
reprochera la journée durant. La vie de couple, rien de pire.
Sébastien vient d’appeler, je passe pour le gros paranoïaque,
depuis que Maurice le crie un peu partout. Ils ont dû discuter toute la soirée de mon cas, de ma paranoïa. J’aurais dû
décrisser de l’appartement, ne pas répondre au téléphone. Je croyais que
c’était le salut extérieur, Renaud ou André. Mais c’est bien connu, il n’y a
jamais de salut extérieur. Les soirées
tristes seront toujours des soirées tristes. La vie est d’une platitude
à laquelle on ne nous prépare pas suffisamment. On devrait parler de la
platitude de la vie aux enfants en bas âge. Leur dire qu’ils n’ont absolument
rien à attendre de la vie, et que la mort risque fort d’être leur seul bon
moment. Tant mieux si ça se passe dans la solitude la plus complète. Il n’y
aura personne pour faire la marionnette
autour de soi, personne qui souffrira en silence en se faisant croire
que tout va bien et que la vie est agréable et extravagamment intéressante,
alors que tout le monde le sait que la vie est plate à mourir, ce pourquoi je
meurs.
Sébastien vient d’appeler pour me dire que c’était plate la vie,
que les gars étaient tous laids au bar, que ça lui rappelle Montréal et que Montréal c’est plat. Il dit que les gens avaient
l’air de trouver la vie plate, ce pourquoi ils semblent sortir là sans cesse.
Christ ! Il me prend pour un con ou quoi ? Je le sais bien qu’il a
trouvé la vie passionnante l’instant de ces quelques heures, manquant de temps
pour bien se remplir les yeux de tous ces beaux jeunes hommes, en en matant une
série, ramassant peut-être un numéro de téléphone, jasant avec un autre. Dansé,
il a dansé. C’est vrai que la vie est plate pour les habitués des lieux, mais
pour les non-habitués, la vie peut sembler passionnante l’instant d’un moment.
Moi parti, quel fardeau vient de prendre le bord. Libre de draguer enfin,
d’avoir du fun, d’espérer un peu de sexe facile avec autrui. Ahhhh ! On dirait
que je ne le contente pas. Pourtant, c’est de sa faute si on ne fait plus rien
dans le lit. Christ ! On dirait que je l’attache avec une laisse, l’empêche de
respirer par ma seule présence. On sort ensemble, alors le fun est coupé.
Quelle drôle d’idée se fait-il de la vie d’un couple. Je ne crois pas qu’on va
finir nos jours ensemble. Éventuellement je crois qu’il va me dire qu’il faut
se séparer pendant quelques mois, lui et moi. Alors il ne me faudra pas manquer
ma chance, coucher avec le plus de monde possible. Pour le faire chier, parce que
ce sera la seule raison de sa pause. Mais moi la pause sera longue. En fait, on
ne reviendrait pas ensemble. En fait, j’aimerais bien me sortir de cette
relation. Je suis de mauvaise humeur en permanence, ça déteint partout, tout le
monde le sait. Lui, Sébastien, se complaît dans l’innocence. On dirait que ce
n’est que moi le problème alors que c’est tout lui le problème. C’est moi le
paranoïaque. Pauvre Sébastien, on te comprend, un copain comme ça, ça étouffe.
Ces gens-là n’ont jamais compris ce qu’était une relation durable, on le voit,
on l’entend, ils n’ont jamais pu rester avec quelqu’un plus d’un an ou deux. Et
ils en sont fiers de leurs deux ans ! Mais de quels deux ans parlent-ils,
lorsque tous les jours ils vont faire du sport, matent quelques beaux gars, se
font sucer vite-vite, repartent ni vu ni connu auprès de leur belle relation ?
Et ils viennent me traiter de paranoïaque. Trois ans et demi avec Sébastien,
c’est vrai qu’il faut parler de miracle dans le monde gai. Faut s’accrocher, je
vous jure, lorsque tes amis te disent que tu as un problème si tu ne partages
pas ton copain avec
16
Sébastien est chaque jour plus près de son concert à la Maison
des étudiants canadiens. Tout le monde s’active autour de lui. Mes amis, je les
vois comme des menaces, me voler mon Sébastien, me le corrompre dans les
piscines et clubs de sports de la ville de Paris. Cette insistance de Franklin
et Antonin, qui ont encore téléphoné aujourd’hui pour aller à la piscine. Ça
les intéresse donc bien de nous voir à moitié à poil. Menace tellement grande,
qui me fatigue tellement, que j’envie l’époque où je pouvais rencontrer mes
amis à Paris, prendre un verre, sans que je sente un danger. Je suis à la merci
de Sébastien, à la merci de chacune de ses décisions. Je ne voudrais pas
apprendre un jour qu’il a couché avec Maurice, Renaud ou Franklin. Ça me
mettrait vraiment en maudit. J’enverrais chier tout le monde, je partirais de
Paris. Si Sébastien veut appartenir à la masse, je n’y serai plus.
Renaud est venu aujourd’hui, visite surprise. J’ai encore fait la
gueule, j’ai peur qu’il commence à paniquer et qu’il disparaisse de ma vie.
Somme toute, il serait un bon ami, et il pourrait éventuellement m’ouvrir
certaines portes, même à Sébastien d’après ce qu’on peut comprendre. Il me
faudrait changer d’air mais j’en suis incapable. J’ai juste envie de l’envoyer
promener. En plus, il s’habille tellement mal que j’ai une certaine misère à
définir si ce sont ces vêtements qui clochent ou si c’est son physique. Il y a
une limite à vouloir être nerd ou intello. Mais ce n’est certainement pas à moi
à lui faire comprendre de s’habiller mieux. Parfois il paraît bien. En plus, il
ne semble pas se laver souvent ; il est arrivé quelques fois avec des graines
un peu partout, dans les yeux, dans les cheveux, dans les oreilles, sans compter
les poils qui lui sortent par le nez. Ne lui a-t-on jamais dit que ça se
coupait ces poils-là ?
Finalement ça m’a un peu libéré cette soirée seul avec moi-même.
Je ne me suis pas trop inquiété et je vais laisser Sébastien respirer
davantage, maintenant. Je pense qu’il s’est calmé aussi, il ne recommencera pas
de sitôt ses escapades répétées dans les bars gais de Paris. Une erreur de sa
part et c’est fini, qu’il le sache. De toute façon je n’ai rien à attendre de
lui. S’il fait de l’argent, ce n’est que pour lui. Je ne recevrai pas de
salaire. Je le connais, il est vraiment mesquin de nature. Il sera du genre à
se rouler dans ses millions et ne pas donner un dollar à personne, pas même à
sa famille. J’exagère sans doute, j’espère. Aujourd’hui, j’ai confectionné son
affiche, Shades of Devotion, et il m’a fallu céder à Renaud le discours d’ouverture qu’il a
pris quatre heures à composer, alors que je savais déjà exactement ce que
j’allais dire pour présenter Sébastien. Des concessions, s’il se sent dans le
coup, on a plus de chances qu’il apporte ses amis, et qu’il tente d’amener des
grosses légumes importantes. Ce qui semblait un petit concert à la noix au
début, est devenu le concert du siècle de
17
Aujourd’hui fut ma pire
journée depuis que je suis à Paris. Du moins depuis que Sébastien est arrivé.
J’ignore comment il a fait son compte, il a réussi à se mettre la moitié des
étudiants de la maison à son dos. Ça paye d’être du bord de la directrice, mais
maintenant le comité des résidents a ajouté un potin à leur ordre du jour : le
cas Sébastien. Merde ! Il n’étudie même pas, il n’a pas le droit d’être ici, et
là tout le monde est contre lui parce qu’il exagère dans les horaires du piano.
Je peux comprendre qu’il veuille pratiquer quatre heures par jour en bas dans
la chambre insonorisée, et trois heures dans le grand salon sur le Steinway,
mais là il ne respecte plus ses heures, en plus il a le culot d’en demander
davantage. Il est comme ça avec moi aussi, et ça me soulage de voir que c’est
lui le problème. En plus, je suis heureux de le voir orienter sa haine vers
Annick et non vers moi. Il avait le piano jusqu’à 15 heures aujourd’hui. Il est
tellement con ! Il a oublié de demander la clé du piano, alors il a fallu
qu’ils attendent 13 heures avant de pouvoir commencer à enregistrer. À 13h15
ils n’étaient même pas installés. À 14h la banque téléphone, il doit aller
signer des chèques de voyage qu’il avait oublié de signer. Résultat, ils ont
travaillé jusqu’à 18 heures et ils n’ont même pas deux chansons d’enregistrées.
Même pas, parce qu’il reste tout le re-mixage des voix à faire. On n’avait pas
besoin d’un enregistrement de haut niveau, bon dieu ! J’avais dit à Sébastien
d’acheter la machine à quatre voies et le DAT, Walkman digital. Mais non
! Il voulait payer Victor 50 francs de l’heure. Alors là, ça lui a déjà coûté
300 francs et il n’y a aucune chanson d’enregistrée. Et Victor n’est pas
fiable, demain il va s’inventer des raisons pour ne pas venir. Mais, à 15
heures, Annick a commencé sa crise. Elle s’impatientait, disait à tout le monde
comment Sébastien ambitionnait et qu’il monopolisait
18
Sébastien vient de se faire offrir un emploi à Londres, il y
pense sérieusement. Je pourrais le suivre, mais la question de l’argent flotte
sur nos têtes et j’ai l’impression qu’il
serait heureux de me renvoyer à Ottawa travailler cet été. Non merci,
plutôt mourir, trouver un emploi ici. Je ne désire pas repartir. Je suis cependant
vraiment mal pris. Je ne dors plus tellement, je fais du stress à cause d’un
professeur, M. Abarnou, et mes études. Comment vais-je expliquer à mes parents
que j’ai abandonné mes études ? Ah, si l’on
pouvait partir pour Londres. J’avoue que cela me tenterait et, à la
limite, si ce n’est de m’occuper des concerts de Sébastien, je crois que je
pourrais me débrouiller pour donner des cours de français ou traduction. J’irai
voir dans les universités, les lieux de résidence des étudiants, je sens que je
trouverais. Suffisamment pour en vivre ? Je sens bien qu’il doit y avoir
beaucoup de Français en Angleterre, au moins autant qu’à New York, alors je ne
sais pas à quoi m’attendre. Sébastien ne veut pas payer pour moi.
La sœur de Sébastien est arrivée avec son fiancé. Ils vont
s’acheter des assiettes de Limoges, et j’ai comme l’impression que ces
assiettes, c’est de l’arnaque. Sébastien veut tellement s’en acheter que je
pense que ça en prendrait peu pour qu’il y engouffre ses derniers 1,500 $.
Demain ils vont à Limoges, sans moi, je
n’ai plus un sou. En plus, Sébastien ne me donne pas d’argent, il paye pour
moi. Il dit qu’ainsi je ne dépense pas. Alors je me retrouve comme les filles
du père Goriot de Balzac, mon sugar daddy ne me laissera pas dans la rue,
mais il me laisse l’humiliation de ne pouvoir même m’acheter un café lorsque
mes cellules en revendiquent un. Mais si j’ai le choix entre ça et qu’il me
renvoie au Canada, c’est certain que je reste. Le problème, c’est que je ne
pourrai définitivement pas payer le mois prochain. Et la Banque nationale de
Paris m’a déjà envoyé un premier avertissement, mon compte est en souffrance et
je dois rembourser ça tout de suite,
19
Je suis devenu le chouchou de la directrice depuis la venue
d’Anne Hébert au concert. Elle court presque après moi dans les corridors.
Aujourd’hui, c’était pour me remettre un article sur Anne Hébert, une analyse du rôle féminin alias sorcière dans son
œuvre. J’avoue que je m’en fous et qu’Anne Hébert également va s’en foutre
lorsqu’elle recevra la photocopie de
20
Voilà soudainement que je me
retrouve devant un vide. Londres me semble logique comme changement radical, je
ne doute pas que l’on ira, d’autant plus que l’on n’a plus d’argent. Ou alors
Sébastien partira, et moi, ma vie prendra un autre virage. Anne Hébert me
semble avoir beaucoup de mérite pour réussir à nous inventer un roman complet
comme elle le fait. Non pas que j’en sois incapable, mais de le soutenir pour
que ce soit intéressant pendant 300 pages, c’est autre chose.
Je crois que j’aurais tôt
fait de retourner au Canada, m’arranger avec Abarnou pour faire ma maîtrise
là-bas. Je n’ai plus le choix. Sébastien me tient par la peau des fesses, me
reproche sans cesse de ne pas lui rembourser ses 3,000 $, et il anticipe déjà
que c’est lui qui devra m’entretenir tout l’été. Même si j’avais mon prêt cet
été, je suis incapable de le repayer et je n’ai pas suffisamment
d’argent pour vivre. Pire, je n’ai aucun revenu pour le prochain mois, je n’ai
pas deux francs. Dans deux semaines je dois payer mon loyer. On s’est chicané
aujourd’hui, il n’est plus parlable, il me reproche cinquante-six choses, il
m’a dit qu’il n’avait pas besoin d’un deuxième Éric dans sa vie (son
ex-copain). Il menace de me laisser. L’argent, agent destructeur. Le monde
s’est arrêté de tourner avec l’arrivée de sa sœur, et là j’en ai plein mon
casque. Il est 20h30, de toute ma journée aujourd’hui je ne me suis occupé que
de sa sœur et son fiancé. Puis, pendant qu’ils étaient à Versailles, j’ai fait
toute la vaisselle, le ménage et le lavage. Sébastien n’a plus le temps pour
cela, comme d’habitude, étrangement. Il y a toujours une bonne raison pas loin
pour qu’il ne fasse rien, il s’agit de réfléchir pour
Edward a téléphoné de New York, il a parlé
avec Sébastien, lui a dit qu’il avait trop de copains en même temps. Il me parle ensuite
et me dit qu’il n’en a pas tant que cela, et que rien n’est aussi fort que ce
qu’il éprouve pour moi. Peut-être que je devrais partir pour New York. En fait,
si Sébastien me laisse, c’est là où j’irai. Car je ne puis plus retourner à Ottawa
chez ses parents si nous ne sommes plus ensemble, et je ne retournerai certes
pas à Jonquière chez mes parents. Vivre illégalement aux États-Unis, ce serait
bien. Aux crochets d’Ed, encore mieux. On va aller tester ses sentiments pour
moi. Ed, Ed, Ed ! Je t’aime ! Ta chambre est si bien rangée que je crois bien
que tu seras la femme du couple à part entière. C’est de ça que j’ai besoin en
réalité. Et tu me nourriras et m’offriras un toit, je crois donc que tu seras
aussi l’homme du couple. Je serai donc l’animal domestique, a pet, celui que
l’on nourrit et que l’on cajole. Plus de femme ni d’homme dans le couple. Je
suis prêt pour mon nouveau rôle social.
21
La voisine d’à côté a été déviergée cette semaine par un autre
vierge intello français à lunettes de l’étage du dessus. Ils font l’amour en
cachette à 5h30 du matin et s’imaginent que personne ne les entend. Elle se
lamente comme un animal qui a mal, elle aussi, c’est la mode dans cet
établissement. Lui aussi jouit fort, à se demander si les hétéros ne jouissent
pas davantage que les gais lorsqu’ils font l’amour. Ce qui expliquerait
pourquoi ils jouissent si fort. Ils ont beau le faire la nuit, je les entends,
comme par hasard, chaque nuit. À l’heure actuelle, tout le monde est au
courant, je l’ai déjà raconté à deux ou trois personnes. Tant pis pour eux, eux
aussi ont raconté à tout le monde que l’on faisait l’amour. Paraît que le
lendemain de leur première fois, ils sont allés à l’épicerie ensemble, et
qu’ils étaient si heureux que leur sourire faisait peur. Je crois que leurs
études viennent de prendre le bord pour un bon bout de temps. Ils font l’amour
deux fois par jour. Avec Sébastien, en ce moment, on ne le fait qu’une fois par
semaine. Et encore, c’est parce que je le force. Il dit que je suis nymphomane,
j’ai plutôt l’impression que c’est lui qui est impuissant et que ça lui prend
toute la misère du monde pour s’exciter. Peut-être ne lui fais-je plus d’effet,
et je m’en fous.
22
Je me demande ce que fait Anne Hébert, si elle a pris le temps de
lire un peu mes écrits. Je suis tellement anti-vieux là-dedans qu’il lui faut
être en béton pour trouver cela bon. Plus j’y pense, plus je crois qu’elle ne
me reparlera plus. Tant mieux. Si elle ne peut accepter le minimum qui est
écrit là, c’est qu’elle appartient à sa génération et alors nous n’avons rien
en commun. Les vieux, qu’ils crèvent dans leur religion et n’en parlons plus.
Bien que je ne sois pas fédéraliste, je ne suis pas séparatiste non plus. Ce
qui produit une autre barrière entre elle et moi. À la Maison des étudiants
canadiens, les plus séparatistes sont les plus crétins. Si c’est ça l’élite
québécoise de demain, autant s’enfuir. Des petits énervés qui se prennent pour
le nombril du monde. Le plus drôle, c’est que les Québécois ne sont rien pour
23
L’atmosphère qui sévit à la Maison des étudiants canadiens
devient insoutenable. C’est le congé de Pâques, tous reçoivent leurs parents du
Canada, il y a deux fois plus de personnes que d’habitude. Surtout dans notre
propre chambre. Le copain repart demain, mais la sœur sera ici jusqu’à
dimanche. Je vais devenir fou avant qu’elle ne reparte. Aujourd’hui, ils m’ont
traîné visiter les égouts de Paris, que je m’en balance, moi, des égouts de
Paris, d’autant plus en circuit organisé pour touristes. Encore heureux que ça
sentait le christ en décomposition, j’aurais cru que la visite était inutile.
On le sait que c’est dix fois pire dans la
rue à côté. Étrangement, c’est dans les égouts que m’est venu un vrai
sentiment nationaliste français. Incapable de me reconnaître dans les TGV, les
Airbus, les autobus Renault, les voitures Citroën, voilà que j’admire les
égouts de la ville de Paris, découvrant sous terre une société aussi organisée
que sur terre. Comme c’est rassurant de savoir que, si on oubliait le nom de
telle rue, il n’y aurait qu’à aller dans les égouts, tout est très bien
indiqué. Et s’il y avait une guerre, on pourrait se sauver par-là, on peut
traverser toute la ville par les égouts. Bref, la marde des Français ne pue pas
trop, c’est un autre plus à mon sentiment nationaliste français. De retour au
bercail à la MEC, cependant, il m’a fallu revoir de face le poids de
l’injustice qui pèse sur mes épaules. À la cuisine, on fêtait deux téteux qui
venaient de recevoir leur réponse de bourses du FCAR et du CHRS (je crois), ils
ont eu pour 15,000 $ chacun. Une autre fille se lamentait, parce que cette
année on n’a pas augmenté le montant de sa bourse. Sous prétexte qu’avec 13,000
$, au lieu de « 15,000 $ comme tout le monde ! », on a jugé qu’elle serait en
mesure de vivre cette année. Cela fait quatre années en ligne qu’elle les
reçoit ses 13,000 $. Les deux autres téteux, j’ignore depuis combien d’années
ils reçoivent des bourses, mais je sais qu’ils en ont eu une l’an passé. Je ne
puis plus me battre contre cette injustice, je ne pourrai même pas me vanter
plus tard : voyez, j’ai payé toutes mes études moi-même, je vais toutes les
rembourser. Parce que les gens s’en fichent, et qu’en plus je ne la finirai pas
l’école. Je n’en peux plus, je vais mourir. Tant qu’à souffrir, j’aime autant
souffrir à écrire. C’est ma seule motivation pour me garder en vie. Sébastien,
bien que je l’aime très fort, chaque jour je souffre davantage de le voir
regarder les petits garçons partout où l’on va. Le dernier en titre, dans le
RER, il l’a fixé pendant dix minutes. Eh bien, le soir, après que l’on ait fait
l’amour, il s’est masturbé. Je lui ai demandé à qui il pensait, il a dit au
petit flot du RER. J’en ai fait un cauchemar la nuit même. Nous étions à
l’extérieur du métro dans les tunnels, quelque chose était arrivé, il fallait
se protéger. J’attendais que Sébastien me suive ; au lieu de ça, il était allé
retrouver le flot plus loin dans le tunnel, pour faire l’amour. Est-ce que je
peux vraiment survivre à cela longtemps ? Pourtant il m’aime, il a besoin de
moi. Bien qu’il soit prêt à m’envoyer dans le premier avion en partance pour le
Canada, parce qu’il refuse obstinément de me soutenir pendant que je n’ai pas
d’argent. Comme j’ai déjà dit, quelle sorte de couple formons-nous donc à ses
yeux ? Est-ce que les couples hétéros se séparent ainsi, parce que pendant
quatre mois l’un des deux n’a pas d’argent ? J’ignore ce que l’avenir nous prépare.
24
Je n’ai plus de nouvelles d’Anne Hébert : a-t-elle lu mes écrits
? Peut-être ne me reparlera-t-elle plus. Elle est sans aucun doute
anti-religieuse, mais peut-être croyante. Et puis je suis vulgaire, et puis je
décris des scènes homosexuelles assez effrayantes, et puis elle a tout de même
près de 80 ans ! Et puis j’ai peur qu’elle meure
25
Sébastien continue à payer pour moi, ne me laisse jamais un franc
dans mes poches. Trop dangereux que je le dépense, qu’il dit. Je suis assis
dans le salon de
Tiens, Maurice m’annonce avec empressement qu’il est maintenant
boursier du FCAR, 13,000 $ qui lui tombent du ciel. Et cela s’ajoute à ses
études tous frais payés à Harvard, qui, eux, lui donnent 11,000 $ U.S. pour dix
mois, accompagné d’un emploi à même l’université. Il m’appelle en pleurs, parce
qu’il ignore s’il pourra cumuler les deux bourses ! Va pleurer ailleurs ! Un
fusil, mon règne pour un fusil !
Hier, William m’appelle pour me demander de corriger un six pages
de français d’une fille qu’il ne connaît même pas, mais qui est débarquée chez
lui d’Angleterre. J’ai commencé à corriger (je n’avais pas le choix, William a
corrigé quelques paragraphes d’anglais de certains de mes écrits). Le sujet
était on ne peut plus affreux : le nationalisme français qui serait, selon
elle, exagéré. Elle accuse la France de ne pas s’ouvrir à la multiplicité des
cultures, parce qu’elle a voté une loi qu’elle a ensuite abolie, pour se
protéger de la langue anglaise partout présente.
Vous ai-je dit que France ne me parlait plus depuis qu’elle sait
que je sais qu’elle gagne dix dollars l’heure à la réception, et que moi je ne
puis travailler à la réception ? Moi qui en aurais besoin davantage qu’elle ? «
Le monde est en ordre, les vivants au-dessus, les morts en dessous. »
N’avez-vous jamais entendu parler du gros bonhomme sept heures qui ramasse et
tue les enfants qui traînent encore dans les rues le soir après sept heures ?
Eh bien, il fallait l’appeler le gros bonhomme dix-neuf heures, hostie !
26
Je viens d’assister à la pièce d’Alfred Jarry, Ubu Roi. C’était tellement différent
de mes attentes, que je n’ose pas me prononcer sur la version humaine que je
viens de voir. Je voulais des grosses marionnettes, humains sur des échasses,
déguisés en pantins gigantesques suspendus par des cordes au plafond. Je ne
peux pas croire que l’on ait éliminé le minimum que cette pièce demande. Ce
n’était pas du tout absurde, même pas pataphysique. Je m’excuse, des boules de
quilles un peu partout, ça en prend plus que ça pour me fasciner. En plus que j’ai
passé près d’en recevoir une par la tête, nous étions assis au premier rang.
Les personnages devaient s’asseoir sur la première rangée. Alors ils sont venus
très rapidement, dans le noir, tirer Sébastien et sa sœur de leur place, pour
pouvoir s’asseoir. Sa sœur criait comme une malade : Non ! non ! je veux pas !
Ils se sont pris à trois pour la soulever, complètement enragés. Ensuite, il y
a un con qui brandissait son bâton à phynance et a passé proche de me frapper,
sans compter qu’il l’a lancé dans la foule après, et que le bâton a revolé à
27
Mon mea culpa aujourd’hui, la
sœur de Sébastien est enfin partie, je n’en pouvais plus. Les parents d’Annick
décrissent aussi, j’espère de même pour la mère de Patricia et les amis de
Lilianne. Si je pouvais me débarrasser de Sébastien par la même occasion pour
quelque temps, je n’hésiterais pas à le mettre bien confortable dans l’avion
avec tous les autres. Car il va revenir de l’aéroport et ce sera la guerre
entre lui et moi. Il me reprochera d’avoir été bête avec lui et sa sœur cette
semaine. Il me dira que je n’avais aucune raison. Mais que fait-il du fait
qu’il ne me reste plus un franc pour vivre, que je dépends de lui et qu’il me
le reproche sans cesse, sans me donner un sou ? Comment lui expliquer que j’ai coulé mes études, que la maîtrise c’est
terminé... le voilà qui entre... la planète s’est arrêtée de tourner avec
l’arrivée de sa sœur. Le voilà qui sera bête, il ne me parle pas. Et que
fait-il que je n’aie aucun revenu pour vivre cet été, et qu’il n’y a pas
suffisamment d’espace dans cette pièce, et qu’à trois on manque d’air ? Oh God,
j’ai fait des efforts pour être gentil, ça n’a servi à rien. J’ai cette vague
impression que, si je me sors de mon marasme stagnant, je serai en mesure
d’être heureux et de ne plus être bête. Mais c’est absurde, le changement est à
un autre niveau, c’est moi qui vais changer mon attitude, riche ou pauvre, dans
la rue ou non. Une chose de positive à être un peu bête, c’est que sa sœur
s’est mise à essuyer la vaisselle un peu avec le temps. N’est-il pas
normal que l’esclave éclate à un moment donné ?
28
Par où commencer ma description des derniers événements ? Semblerait
que, même dans la stagnation, des choses arrivent. Pas de nouvelles d’Anne
Hébert cependant. Franklin a fini son roman, lui aussi est tombé dans une
déprime qui suit l’écriture d’un livre. Ça lui a donné le goût de sauter
immédiatement dans l’écriture d’un autre, pour s’encourager.
Jean, le copain de mon meilleur ami
québécois appelé François, est débarqué à Paris avec sa copine Brigitte, une Française qui
habite maintenant au Québec. Elle a des problèmes avec son appartement sur
Sébastien multiplie les crises. Depuis que sa sœur est partie, il
juge qu’il ne veut plus rien savoir de mes amis. Ça l’a mis en maudit que nous
soyons obligés de les inviter à manger et d’aller faire l’épicerie. On en a
acheté pour 800 francs, deux jours après nous n’avions plus rien à manger,
étrangement. Jean et Brigitte nous invitent à souper. On a rencontré un de ses
copains au café Beaubourg qui fait sa maîtrise à Paris VIII, comme d’habitude
le crétin a passé une heure à nous justifier pourquoi il avait choisi Paris
VIII plutôt que la Sorbonne, alors qu’on sait très bien que c’est parce qu’il
n’a pas été accepté à
Je suis tellement à bout de ressources qu’il me faut vendre
l’imprimante le plus tôt possible. La femme aujourd’hui à la Banque nationale
de Paris m’a fait une morale effrayante, me disant qu’il était temps que je devienne
sérieux et que je comptabilise mes finances. Pauvre conne, il y a une limite à
mes ressources, cela n’est pas dû à
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Sébastien m’a traité d’immature encore
aujourd’hui, parce que je n’étais pas d’accord avec lui concernant l’amie de sa
sœur. La jeune fille de seize ans vient d’annoncer à tout le monde qu’elle
attend un bébé au mois de mai, et qu’elle emménage dans l’appartement du sous-sol chez son copain, où les
beaux-parents pourront s’occuper du bébé plus facilement. Alors la crise chez
la famille de Sébastien, pour dénoncer à grands cris l’infamie de la jeune
fille. Ils prônent l’avortement, en n’oubliant pas de lui apposer le
qualificatif d’âne méprisable, de jeune inconsciente niaiseuse à souhait. Une
enfant qui élève un enfant, répètent-ils. L’avortement, répètent-ils. Lorsque
j’ai dit à Sébastien que je trouvais qu’ils exagéraient, il s’est mis à
m’accuser d’être pro-vie et non pro-choix. Écoutez, je suis pro-choix, une
fille devrait avoir la chance de se faire avorter si elle le désire, mais je
suis pro-choix jusqu’au bout. C’est-à-dire que si elle désire accoucher et
garder l’enfant, malgré ses seize ans, pourquoi pas ? Nous ne vivons pas dans
un pays pauvre, elle ne se retrouvera jamais tout à fait dans la pauvreté, et
les beaux-parents seront toujours là pour les soutenir. Alors moi, jeune
innocent que je suis, je parle encore sans savoir. Il y a que la mère de la
jeune fille est disparue, et que le père est alcoolique et bat sa fille. En
plus, la jeune n’a aucune éducation, n’a aucunement l’intention d’en avoir,
bref, elle sera pauvre toute sa vie. Elle et son enfant vivront sur l’aide
sociale jusqu’à la fin des temps. C’est inacceptable selon eux. Mais d’où sortent-ils
leurs statistiques ? Selon eux, toutes les filles mères, c’est du gâchis, et
ça, toutes les femmes vous le confirmeront. Elles sont immatures, elles gâchent
leur vie, elles seront malheureuses. Bullshit. J’en connais des filles mères,
elles sont si heureuses, même dans la séparation pour certaines, que j’en suis
jaloux. Et même, je dirais qu’il existe énormément de mères qui, à trente ans,
sont davantage immatures que des mères de seize ans. Enfin, peut-être que je me
trompe, il est vrai que je ne connais absolument rien de la situation de cette
jeune fille. Il est vrai aussi qu’elle ne m’a pas semblé particulièrement
intelligente, dans les limites de la définition de ce qu’est l’intelligence.
Mais je me permets de freiner l’entourage dans son élan. Elle fera bien ce
qu’elle voudra
30
À la Maison des étudiants canadiens, Louise
la réceptionniste me dit à peine bonjour. Madame Teissier m’évite et la
directrice m’ignore. J’espère qu’il s’agit de paranoïa, et que c’est la lourdeur du
mois d’avril qui leur fait remonter leur sentiment tendant vers
Ce sentiment de culpabilité me suit partout aussitôt que je
m’étends sur mon lit. À l’état de veille, pourtant, je suis assez fort pour le
repousser, mais le demi-sommeil ne m’épargne rien de cette douleur. Culpabilité de quoi au juste ? D’être capable de
dire que l’université, j’en peux plus et que je ne veux plus jamais y
mettre les pieds ? Peut-on me dire ce qui me pousse encore, dans mon esprit, à
me dire qu’il me faille absolument y mourir ? Peut-être est-ce des parents, à
qui je demande encore 150 $ toute les deux semaines, argent que mon père n’a
même pas. Mentir, leur dire que je vais avoir une maîtrise très bientôt, alors
que je ne fous absolument rien. Quelle déception ce sera, quel enfer ce sera
pour moi. Cette culpabilité, suis-je donc obligé d’être autant éduqué ?
Pourtant, cela ne me permettrait que d’être prof ; or, si tous les étudiants
qui vont recevoir un diplôme de doctorat en littérature vont devenir prof, ils
n’ont certes pas besoin de moi. En plus, je n’en peux plus de
31
Hier, nous sommes allés chez Anne Hébert. C’est la troisième ou
quatrième fois que l’on y va, toujours aussi gentille et intelligente. Par
contre, elle n’a pas lu mes écrits. Reste à voir si cela est mieux dans le
contexte. Éventuellement elle nous a mis dehors, elle devait dîner avec un
vieux scénariste con qui enseigne à Sherbrooke. Il a commencé à nous parler,
j’avais juste envie de lui dire de sacrer le camp. Peut-être couche-t-il avec
Anne ? Sinon, pire, il projette de faire un scénario avec un des livres d’Anne
? Ça m’a rendu jaloux. D’accord, Anne est accessible, mais je voudrais être son
seul ami. Elle est à moi ! C’est moi qui l’ai découverte dans une librairie
perdue du Quartier Latin (
Décidément, le livre d’Anne Hébert collectionne les succès
critiques, c’est extraordinaire, lorsque l’on sait comment la critique se fait
destructrice de ce temps-ci. Semblerait que Pierre Marcotte s’insurge contre
cela. Il est fâché de cette critique positive. Moi pas. Un peu d’hypocrisie en
ce qui concerne ceux qui ont réussi, moi je trouve cela bien. Surtout pour
Anne, à son âge, on devrait plutôt la remercier de nous faire encore des
livres. Pensez-y, d’habitude, après 60 ans, un vieux, ça arrête de vivre et ça
attend une mort qui, parfois, arrive seulement trente ans plus tard. Il n’y a
pas à dire, pas beaucoup de sociétés dans le monde dans l’histoire ont pu
supporter autant de vieux qui ne foutent rien. Au Québec, en plus, on trouve le
moyen de les envoyer, tous, à Miami. Il y a aussi que jamais la balance entre
les naissances et les morts n’a été aussi déséquilibrée. Je ne doute pas qu’un
jour cela tombera et que nos vieux devront produire quelque chose de leur peau
en attendant la mort, ceux qui le peuvent du moins.
Anne nous expliquait pourquoi elle était partie du Québec. Petite
société cloîtrée que c’était ça, je fais maintenant très bien le parallèle
entre le Québec et le couvent des Enfants du Sabbat. Il y a qu’il y avait une
censure totale sur à peu près tout, que personne ne savait ce qui se passait
ailleurs ou presque. Une femme qui tombait enceinte sans être mariée devait s’exiler, etc. Tout le monde
connaît ce genre de société où l’on fait tout pour t’empêcher de
réfléchir. Ainsi ces critères ont fait fuir
Anne est bonne amie avec Marie-Claire Blais, une lesbienne de
premier ordre, celle qui a écrit Les nuits de l’Underground. Ça me laisse songeur sur
l’orientation sexuelle d’Anne Hébert. Il est vrai que dans son œuvre,
impossible de deviner quoi que ce soit. Ni même à aller chez elle, sinon
qu’elle adore Colette. Encore que, qu’est-ce que ça veut dire ?
32
Hier, nous sommes allés prendre une bière à
Aujourd’hui j’ai un emploi, deux heures à planter des pétunias en
face de
33
Je deviens fou ! On a pris l’appartement à Londres qui exige
4,300 $ de dépôt ! Demain matin, à sept heures, Sébastien s’en va payer, et
aussitôt tentera de louer la deuxième chambre à un gai ou une lesbienne qui
chercherait un lieu assez cher à habiter. On vient de prendre les 6,000 francs
de crédit dans notre compte de banque et la BNP qui justement nous causaient
des histoires à propos du crédit en souffrance. Jouer plus qu’aujourd’hui,
impossible. J’arrive à la banque sur la Cité, je vois la blonde qui m’avait
engueulé. En la voyant, j’ai fait une syncope et je suis retourné sur mes pas.
Elle m’a vu ! Aucun moyen d’avoir de l’argent par là. Alors je suis allé
prendre
Les Anglais sont peut-être très beaux, mais c’est une question
d’habillement. Les Français se cachent derrière leurs vêtements. Les Français
aussi sont beaux, mais faudrait d’abord les déshabiller. Et puis, ils font plus
intellectuels que les Anglais. Alors il faut coucher avec les Anglais et
discuter avec les Français.
34
Je sens que la journée commence mal. J’avais décidé de me
débarrasser de mes centimes pour acheter mes billets de métro. Finalement il me
manquait 5 centimes, j’ai été obligé de donner 5 francs. Le con en a profité
pour me redonner tous mes centimes qu’il avait déjà classés. C’est ça les
Français ! C’est un des nombreux exemples que je puis offrir pour le démontrer.
Il est devenu impossible avec Sébastien de manger au restaurant sans
s’engueuler avec le serveur. Ils ne semblent pas se rendre compte que nous ne
sommes pas de la merde, mais des consommateurs, et que ce sont les
consommateurs qui font vivre l’industrie (non ?). Ah, si seulement le service
n’était pas compris dans l’addition, aucun serveur en France ne recevrait de
pourboire, alors peut-être ils apprendraient l’amabilité. C’est quoi l’histoire
d’ouvrir les épiceries sur les heures de repas seulement ? Et de toujours être
fermé à cause des fêtes nationales, des vacances ou des grèves ? On se demande
comment la France est devenue une puissance mondiale avec de telles coutumes.
Ils ne sont pratiquement jamais ouverts, et si les employés ne sont pas en
vacances, alors ils sont en grève. Si bien qu’ils ne travaillent même pas un
jour sur trois, et seulement quelques heures. À moins que ce ne soit ça la
société moderne ? La semaine de moins de quinze heures, payée à quarante heures
? À une crêperie dans le quartier grec près de Saint-Michel, le serveur nous a
tellement fait chier que Sébastien s’est fâché et lui a dit de sacrer le camp
trois fois. De même, un serveur a fait une crise sur l’île Saint-Louis parce
que, si on ne mangeait qu’une omelette, fallait changer de place. Au prix
qu’ils vendent les omelettes et le café, bon Dieu, il me semble qu’on la
méritait la petite table laide avec chaises en bois, dans un restaurant
totalement vide en plus. Font chier les Français. Dans le fond, vive la reine
d’Angleterre !
Il y a un paquet de monde à l’ambassade d’Angleterre. Tout ce
monde veut des visas. J’attends en ligne avec les Noirs, les Pakistanais, les
Cambodgiens et les Chinois. Je ne vois qu’un seul Blanc, un Américain. C’est
normal après tout, les Blancs qui vont en Angleterre sont ordinairement de la
Communauté européenne et, pour eux, toutes les portes sont ouvertes. Je suis né
pour mourir sous
35
En ce moment je marche jusqu’à la Cité internationale, faute
d’argent pour le métro. J’ai marché de la Place de la Concorde jusqu’à
J’ai rappelé Renaud hier, pour la première fois depuis des lustres.
Sébastien est à Londres dans l’appartement en train de tenter de louer
Je regarde quantité d’oiseaux qui survolent les arbres du parc
Montsouris, je me demande s’il y a une logique à leur vol ou s’ils volent
n’importe comment en rond et dans toutes les directions ? Pourrais-je même y
voir un quelconque présage pour moi et mon avenir ? Londres est une ville
triste, autant que Paris peut l’être. Autant que Jonquière et Chicoutimi, mais
je les trouve moins tristes que ces deux dernières. J’adore le Lac-Saint-Jean,
c’est là où je veux demeurer, nulle part ailleurs dans le monde.
Ah ! Je reviens du parc Montsouris, il m’a complètement revigoré,
la vie est belle !
Que me faudrait-il donc pour me motiver à l’existence ? Suis-je
éternellement condamné à souffrir de mes journées ? Si je vais à la Sorbonne,
je panique. Si je travaille, même chose. Si j’ai enfin une journée à moi où je
ne fais ni l’un ni l’autre, j’ignore quoi faire, je m’ennuie, j’ai envie de me
lancer sous un pont. Je n’arrive pas à voir ce que la richesse m’apporterait ;
de plus, il vient un temps où peu importe ce que tu fais, tu as l’impression
que ça ne sert à rien et que cela n’a pas de but. Des fleurs, c’est bien beau,
mais pourquoi perdre son temps à les entretenir ? Ceux qui travaillent pour
payer leur logement et leur nourriture, et n’ont que ce seul but, doivent être
plus heureux qu’ils ne le pensent. Ils savent pourquoi ils vivent, ils doivent
travailler pour leur logement et leur bouffe. Je radote. Écrire ne me fournit
plus de motivation, parce que je sais que c’est inutile. Pourquoi me faut-il
venir au monde dans des temps si difficiles ? Londres ne m’inspire pas pour
l’instant. Je sens bien qu’il m’est inutile de demeurer à Paris dans le moment.
Sait-on jamais, peut-être que Londres m’apportera beaucoup, autant que Paris
m’a apporté au début. Sans doute. Ah, et puis arrêtons de nous lamenter, les
lamentations appartiennent aux ratés, aux médiocres. Or, ils pourront se
lamenter toute leur vie, ça ne changera rien au fait qu’ils soient pourris. La
question, c’est : suis-je donc tant pourri qu’il serait temps que je prenne mes
études au sérieux ? Et qui me répondra franchement à une telle question, et qui
donc pourrait venir me dire comme cela de tout abandonner et j’abandonnerais ?
Que la vie peut faire souffrir, parfois. Que veulent-ils donc ? Je ne puis tout
de même pas être plus terre à terre pour leur plaisir. La simplicité, la beauté
dans la simplicité, sans tomber dans le prosaïsme. Ouf !
36
L’agressivité des Français nous fait fuir la France avec le
sourire. Enfin la belle et bonne hypocrisie anglaise. J’en ai assez de me faire
envoyer promener. Quatre fois encore aujourd’hui. Ce doit être le changement de
température, il est vraiment temps de partir. Le pharmacien nous a engueulés
parce qu’il a essayé de nous passer un produit qu’il jugeait meilleur (Maurice
pour ses verres de contact). Ensuite, un arroseur de rue nous a engueulés, moi
et Maurice, parce que ça faisait dix minutes que nous voulions passer et que là
nous avions décidé de passer. Lui s’en foutait pas mal de bloquer tout le monde
pendant dix minutes. Après, c’est ici à
37
Hell ! Help ! Le bateau est en train de couler et rien ne semble
vouloir déboucher. Comment s’en sortir ? Moi et Sébastien avons emprunté tout
l’argent possible sur nos cartes, BNP, Visa, etc., voilà que Sébastien est
davantage endetté, et moi j’en suis à
Au moins notre appartement est bien. Mais nous ne travaillons que
pour le payer. La vie fait chier à Londres. Personne n’arrive à épargner de
l’argent, on se demande comment ils se payent des automobiles. Hier on est allé s’acheter 12 bières et un coke.
Treize livres ! Vingt-sept dollars ! En plus ils sont alcooliques comme ce
n’est pas possible, moi et Sébastien planifions de le devenir pour vrai à moyen
terme. Il est midi dix, j’ai presque envie de m’ouvrir une cannette de bière.
Il y a des grands-mères et des enfants de douze ans dans les pubs sur l’heure
du midi qui boivent des pintes en série, seuls au comptoir. On aurait pu croire
qu’en Angleterre, puisque c’est le même voltage qu’en France, ils auraient les
mêmes prises de courant. Bon Dieu, il me faut maintenant connecter trois
adaptateurs différents, le tout branché sur un transformateur de courant, pour
faire fonctionner mon imprimante. Cette maudite imprimante que Sébastien me
reproche sans cesse de lui avoir emprunté 3,000 $ dont il aurait besoin
maintenant.
Trois personnes sont venues visiter la chambre à louer. Le
premier, je ne l’ai pas vu, j’étais à Paris. Le deuxième était beau, il venait
lui aussi d’Afrique du Sud, famille moins bien nantie que l’autre à qui on
voulait louer une chambre. Il n’y avait donc pas une dizaine de servants et
servantes. Il ressemblait à Morrissey, son père est allemand, il est comptable.
Voilà sa vie, plaçons-lui une étiquette vite faite, il vient de refuser la
chambre, aux poubelles le bel Allemand timide à la grosse bite. Le deuxième m’a
l’air d’être sur la drogue, il est photographe, un peu trop distingué, et qui
dit distingué, dit coincé. Au suivant ! Le premier est aussi un comptable,
selon Sébastien : au suivant ! On est probablement trop difficiles. On croirait
presque que nous sommes en train de chercher le troisième du couple, la tapette
de service avec qui on couchera quand notre copain sera trop loin de
l’appartement. Ou comme en Chine, on passe par l’agence pour se trouver l’homme
idéal avec qui finir nos jours. Au suivant ! Au suivant ! Le problème, c’est
que les suivants n’appellent pas et l’on sera bientôt mal pris avec les
colocataires de seconde catégorie.
Je suis allé à Soho pour chercher les journaux gais pour de
l’emploi. En arrivant à Tottenham Court Road, sort un super jeune garçon, à
peine 18 ans, il commence à me suivre. Là, je commence à paniquer, à courir
presque. Je suis entré au First Out, il m’a suivi, je n’avais qu’à lui parler, à lui dire bonjour, on
aurait couché ensemble, ça aurait été l’expérience sexuelle de ma vie ! Mais
j’ai pratiquement fui dans le sous-sol pour enlever l’annonce de la chambre à
louer qu’on avait mise sur le tableau. Alors il a disparu, me laissant seul
avec mes regrets et mes remords. Alors je pensais à cela, je marchais dans la
rue, j’entre alors chez Virgin Records Mégastore. Un autre petit jeune de seize
ans peut-être commence à me tourner autour. Bien évident qu’il était là pour
ça, il était à côté de moi, me regardait, je ne respirais plus, je le regardais
aussi, comment faire ? Que lui dire ? Après cinq minutes de tétage, il fallait
bien qu’il parte. J’étais tellement découragé de moi, j’y suis retourné. Mais
il n’y avait plus personne. Les sensations fortes, ma foi, il y a des gais
partout à Londres !
38
À mort
Je sors d’un magasin de livres à Soho près de Tottenham Court
Road, j’ai perdu deux heures de ma vie à lire ce qu’a écrit le Dieu de
Je suis le Dieu de ma génération car je m’en vais la créer à
l’instant, disons ceux nés entre 1971 et 1981, je vous déclare de la génération
de l’an 2000. Aucun doute que c’est au début du nouveau millénaire que nous
commencerons à devenir actifs dans ces sociétés, et que ce sera à nous
d’élaborer les lignes directrices des générations futures. À notre tour de
décider ce qui est bien et ce qui ne l’est pas, de décider qui on veut bien
intégrer ou non avec nous dans nos projets et nos programmes. S’il faut,
toutefois, encore s’exprimer en ces termes, lorsque enfin nous serons en
contrôle.
So here I am, in
Il est clair que je n’appartiens pas à
39
Il faut être bien conscient qu’une génération se régénère
toujours ; ainsi, à notre tour, on va se faire rentrer dedans et rejeter à
l’arrière-plan. Les boomers ont su se maintenir au-delà de dix ans, pourquoi
pas nous ? Je ferais mieux d’élargir ma génération si je veux être un Dieu
durable. En affirmant que tout ce qui vient après 1971 fait partie de la
génération de l’an 2000, implique tout simplement que ceux qui sont nés après
1981 ne seront pas rejetés et entraînés dans des mécanismes infernaux, ou des
dédales comme les institutions scolaires, et ce jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Ainsi ils seront une partie intégrante de nos sociétés, on saura bien voir à
leur éducation avec des méthodes plus adaptées. Ceux nés durant les années 70,
supposés trop jeunes pour prendre part aux années 70, ont été en plein
développement durant les années 80, et ont découvert tout leur potentiel
créatif durant les années 90. Cela, pour enfin éclater au grand jour au
tournant du deuxième millénaire. Ce qui signifie qu’autour des années 2010,
nous devrions être en contrôle de tout. Un tout qui aura été repensé
graduellement de A jusqu’à Z. Même si nous voulions que ça se passe autrement,
la seule chose que l’on réussirait à faire, c’est de retarder l’avènement de ce
qui doit venir.
Bienvenue tout le monde ! Pas de discrimination dans notre
génération, on vous accepte tels que vous êtes ! Drogué, alcoolique, cancéreux,
travesti, prostitué, vieux ! On vous légalise et on vous aidera à vous en
sortir, si vous le désirez. Si vous vous complaisez à continuer à vivre comme
vous le voulez, on vous aidera encore si cela devait causer du tort à vous ou
aux autres. Je souhaite la bienvenue même à ceux qui sont tout à fait conformes
à la majorité des gens qui vivent sur cette planète. Mais attention, on ne voit
pas votre cœur, mais on sait que vous n’êtes
pas plus parfaits que tout le reste. Alors, avant de condamner, on va s’aérer
l’esprit. On ne condamne que si ça cause du tort à autrui d’une manière
directe. Cela peut déjà s’interpréter de mille et une façons, et déjà je
pressens les débats insupportables. Il est difficile d’arriver quelque part,
cela exige-t-il nécessairement un paquet de règlements et de lois ? Liberté !
Allez en ce sens au moins. Et ne pas discréditer trop vite. Il est parfois
nécessaire de revenir sur ses opinions. On aurait tendance à croire que dans
nos sociétés changer d’opinion est impossible. Tu as tellement parlé pour telle
ou telle chose que reculer n’est plus possible. Ce qui serait dangereux. La
honte et l’orgueil sont causés par la critique et les jugements. La flexibilité
des idées et des décisions, cela est un bon point à approfondir. Les
institutions coulées dans le ciment pour 100 ans, cela n’existe plus. Des
mentalités sociales complètement fermées, centrées sur elles-mêmes, c’est un
génocide pour l’humanité. Des limites, des barrières, des règlements, des lois,
des catégories, autant de bornes à faire sauter si on veut aller quelque part.
Et voilà la vraie question, où va-t-on ? Quel est le but de notre existence ?
Ça fait je ne sais plus combien de millénaires que l’on se perd à
tenter de répondre à cette question. Pour ma
part, pour avoir longtemps voulu mourir, je crois que la motivation à
vivre serait déjà une bonne chose. La motivation implique que nous soyons
heureux, et puis il y a l’expérience à acquérir. Tout devient relatif, je
serais tenté de dire qu’il suffit d’avoir l’impression d’évoluer ou d’avancer.
L’intuition donc. Ne plus sentir la stagnation nous ronger, attendre des années
avant d’agir, de confronter les problèmes, de construire. Motivation et
expérience, qui conduisent à l’évolution et la plénitude.
Tout ceci peut être contredit et faux pour une majorité de gens.
Il le faut ! Parce qu’il ne faudrait jamais que quelqu’un puisse se lever et
affirmer : « Voici le but de votre existence, voici ce que vous devez faire de
votre vie. » Combien de critiques ou de juges biaisés ont détruit quantité de
vies ? Ayons conscience que l’analyste ne détient aucune vérité, pas plus que
le curé qui réussit à faire jeter sur le pavé une génération de gens
différents, en pompant une autre génération sur ce qui est bien ou mal,
acceptable ou non. Il appartient à chaque humain de croire en ce qu’il veut et
de faire ce qui lui plaît. En aucun cas il ne faudrait les rejeter de la
communauté, car alors on crée des points de non-retour, et il devient surhumain
de se retrouver là-dedans. Me voilà en train de réécrire la Bible, ce livre de
lois qui a été, Dieu merci, quelque peu oublié. Tout est toujours à remettre en
question.
Je suis assis à l’heure actuelle sur une poubelle de Harrow Road
dans le W9 de Londres. Voici d’où provient cette morale soudaine du dimanche
matin. Ce quartier pauvre, à majorité
composée d’immigrants, des Noirs, des Arabes et des Indiens, je m’y sens chez
moi. Je mets au défi quiconque qui aurait fait des études universitaires de
marcher dans cette rue tous les jours en se sentant à l’aise, sans avoir
l’impression que la fin du monde lui tomberait sur la tête si quelqu’un
l’accostait pour lui parler. Il est tellement bien de pouvoir marcher sur une
rue sans se sentir jugé. J’ai mes souliers et mes jeans troués, personne ne me
dévisage ; au contraire, je suis partie intégrante de leur univers. Dieu sait
comment au début je me sentais bizarre, que je regrettais d’habiter dans un
bâtiment où il n’y avait que des étrangers, la peur de ces étrangers.
Cette peur qui fait qu’il existe un paquet de lois pour les empêcher de venir
jusqu’ici, et les empêcher de respirer une fois qu’ils sont ici. Je ne suis pas
européen, alors je n’ai aucun droit en Europe, voué à mourir pauvre. Encore
chanceux que je sois un immigrant du Canada et que j’aie eu la chance
d’étudier. Éventuellement peut-être, je rencontrerai cette personne qui n’a pas
trop de préjugés ou qui sera désespérée, et qui aura besoin d’une personne qui
connaît bien le français. En autant que je pourrai lui prouver que je parle
bien l’anglais, ce qui n’est pas certain du tout. On en a encore du chemin à
parcourir. J’habite un bloc construit pour ceux qui sont sur l’aide sociale,
mais qui a été vendu en partie à des particuliers, qui à leur tour nous louent
les appartements pour trois fois le prix que ça devrait coûter. Néanmoins, il
n’y a pas de honte à être pauvre et je suis heureux.
Le premier sens de Génération, selon Le Petit Robert, c’est : Action
d’engendrer. Production d’un nouvel individu ; fonction par laquelle les êtres se
reproduisent. Le deuxième sens : Espace de temps correspondant à l’intervalle
qui sépare chacun des degrés d’une filiation (évalué à une trentaine d’années). Le troisième et dernier
sens est celui qui nous concerne : Ensemble des individus ayant à peu près le
même âge. Ainsi
une génération pourrait bien se calculer à deux ou trois années près, et offrir
à l’humanité une multitude de générations. Sans compter que les jeunes en
Amérique sont très différents des jeunes en France ou en Angleterre. Sont-ils
de la même génération, alors ? Tout bien compté, une génération, c’est bien
relatif. But who cares ? On ne fait pas de la philosophie ici, on doit parler
pour voir si quelque chose peut en ressortir. Ainsi, situons notre génération
de ceux qui sont nés entre 1971 et 1981, mais ce serait encore se limiter. Ceux
qui sont nés après 1971, jusqu’à ce qu’un autre Dieu se rende compte que ça ne
fonctionne plus et qu’ils n’ont plus rien à voir avec nous. C’est leur droit.
Si nous n’avons qu’un seul devoir, c’est de faciliter l’avènement de la
génération suivante, comme nous mettons au monde un enfant en tentant de
l’élever du mieux que nous pouvons. Je parlais avec William à Paris, il y avait
trois enfants chez lui. Ils avaient des parents tellement stricts et
conservateurs, que l’explosion a été inévitable. La première s’est rangée,
après une vie de prostitution et de drogue. Le deuxième est en prison. Et William, lui, me semble bizarre, mais comme il
était le troisième, les parents ont fini par comprendre que, plus tu veux tenir
une génération en laisse, plus l’explosion est forte, et plus vite tu te
ramasses aux vidanges.
40
Jorg est débarqué du Canada via Amsterdam et Paris. Le temps d’en
fourrer une couple avant d’espérer coucher avec notre colocataire Martin. Il
tourne autour de nous trois comme une vraie mouche à merde, demandant attention
et affection. Je l’ai toujours détesté, parce que sans cesse il a voulu
Sébastien et qu’il n’a jamais arrêté de le toucher et de lui courir après. Je
n’aime pas l’idée qu’il couche avec Martin non plus. On a néanmoins passé une
excellente journée hier. Son voyage à Londres ne sera peut-être pas inutile, il
nous a présenté son ami Sean qui demeure à Croydon dans la banlieue sud de
Londres. Son frère, qui est très beau mais hétéro, est guitariste et cherche à
former un groupe de musique. Il pourrait bientôt emménager à Londres. On a
magasiné, mangé chez Maxwell, restaurant immangeable, essayé des pantalons de
clown chez Harrod’s, la honte de ma vie. Vais-je apprendre qu’il n’y a rien de
pire que de faire du shopping avec trois tapettes dans un magasin à rayons
bourré de vendeurs, eux-mêmes de vraies queens ? Un petit christ de vendeur
hyper beau s’est mis à draguer Sébastien et a réussi à le convaincre d’acheter
une paire de pantalons hyper laide. Heureusement que j’ai convaincu Sébastien
qu’il ne fallait pas acheter uniquement parce que le vendeur est jeune et beau
et qu’il fait pitié et qu’il risque de perdre son emploi s’il ne vend pas au
moins un morceau de linge ce week-end.
Il y a des jours où je me demande ce que je fais avec Sébastien.
Ce n’est certainement plus une histoire de cul ; si ce n’était que ça, je
n’aurais point besoin de lui. Encore hier on me draguait, peu importe le club
où nous sommes allés. Un, entre autres, pas mal impressionnant avec sa chemise
ouverte. Sébastien n’arrêtait pas de me dire que l’on pourrait coucher ensemble
à trois. Je ne voulais rien savoir. Ça commence à m’emmerder cette histoire de
le faire à trois, ça me fait penser qu’il va bientôt sauter sur quelqu’un et je
ne vois pas le but de continuer cette relation. Je suis l’esclave qui fait tout
dans l’appartement sous prétexte qu’il travaille, et je dois endurer la
pression de ne point être capable de trouver de l’emploi. Sans compter l’argent
que je lui dois. Et puis, être dans un couple ça demande tellement de compromis
et de sacrifices qu’il vaudrait mieux que cela nous rende heureux. Avoir des
enfants est une bonne raison pour qu’un couple tente de continuer, mais selon
les statistiques cela n’empêche pas les hétéros de se séparer et de divorcer.
En ce qui nous concerne, les gais, c’est beaucoup de souffrances inutiles s’il
n’y a pas une raison de nous tenir ensemble.
41
Je m’en vais au méridien zéro, Greenwich station. Je m’en vais au
centre du monde, celui défini par la convention nationale, après qu’il eut été
défini à Paris. La Maison des étudiants canadiens aussi gît sur l’ancien
méridien zéro, c’est que Paris n’est plus le centre du monde de la convention,
il est le centre du monde en lui-même. On peut encore voir les bornes Arago
traverser le parc de la Cité internationale, la ligne traverse mon ancienne
chambre. Enfin, je me rends aux limites du parc au célèbre observatoire, j’y
trouverai peut-être un emploi de serveur au pub Gloucester. Entre-temps, la BBC
est en train de me considérer pour le poste de responsable de la section française
de leur radio. Je me demande bien pourquoi j’ai postulé ; il est bien certain
que mon curriculum vitae ira directement dans les poubelles.
Je suis assis sur le méridien zéro. J’ai enlevé mon t-shirt, un
merveilleux parc que le Greenwich Park. Je ne peux en dire autant de la police
qui vient de me faire subir un interrogatoire, me demandant pourquoi j’étais
assis au sommet de
Greenwich station, à chaque fois je lis Greenpeace station.
Greenpeace commence à me faire peur. Oui, je suis pour l’environnement, pour un
coin de planète vert de temps en temps, lorsque c’est possible, mais Greenpeace
me fait peur. Je vais dire comme les critiques anglais, l’écologie est devenue
la nouvelle religion de la jeune génération, et cette religion a maintenant un
budget annuel phénoménal et une vraie armée à son actif. Une armée capable de
couler des bateaux, prendre des vies en croyant en sauver quelques autres. Et ça
me fait peur, parce que c’est encore aveuglément que la jeune génération se
lance dans Greenpeace, pour le seul plaisir d’avoir quelque chose à faire en ce
bas monde. Oui, les problèmes environnementaux sont importants et il faut agir,
mais pas avec une armée et un lavage de cerveau qui a commencé à l’école
primaire chez les jeunes. Il y a quantité d’autres problèmes mondiaux, et
Greenpeace ne semble pas vouloir les voir. Quels sont donc leurs intérêts en
fin de compte ? Les multiples partis verts qui s’incrustent dans les
gouvernements, ça aussi ça m’inquiète. On dirait qu’il n’y a pas que
l’environnement qui entre en ligne de compte lorsqu’il faut maintenant
s’accaparer le pouvoir dans le monde entier, être en contrôle des gouvernements
pour le plaisir de faire disparaître des industries. C’est comme toute chose,
lorsqu’il y a des milliards en cause, le tout risque de devenir corrompu. Et
dans l’ignorance des dessous de cette organisation planétaire qu’est devenue
Greenpeace, je vais m’abstenir de les aider et je vais continuer de lire
attentivement ce qu’ils font.
Greenwich station, les trains se font rares à deux stations du
London Bridge. J’ai la drôle impression d’avoir déjà demeuré à Londres avant
aujourd’hui, plus précisément lors d’une des deux guerres mondiales, plus
probablement
42
Hier, nous sommes allés à
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Avant-hier, Sébastien, Phil et moi sommes allés au Village Soho pour prendre une bière. Un
de ces soirs où l’on me remarque, alors que Phil passe tout à fait inaperçu.
Alors déboule sur moi le plus bel homme rencontré depuis des lustres. Une vraie
vedette de film porno, et encore, pas n’importe quel film. Un petit gilet en
filet noir qui met en évidence son ventre parfait, son corps extraordinaire. Un
visage tellement beau ! Là c’est clair qu’il me veut, Phil a failli exploser.
Toute la soirée, Phil me regardait en voulant dire : qu’est-ce qu’il a de plus
que moi ce jeune morveux pour attirer de telles beautés ? Je l’ignore ! Mais on
a parlé et on s’est donné rendez-vous le lendemain à onze heures en face du Village Soho. Mais je n’y suis pas allé,
l’idée de tromper Sébastien m’a fait tourner l’estomac, et j’ai cru que je ne
serais point capable de retourner à
Encore ce matin une jeune fille de 14 ans nous annonce en grande
pompe son gros message : débarrassons-nous des routes pour l’année 2010, sauvez
les baleines, les arbres, tuons les industries, plus aucune automobile sur les
rues. Si ce n’est pas là une preuve que l’on peut faire d’une génération ce que
l’on veut, qu’est-ce que c’est ? Pas un enfant ne vous dira qu’il ne faille se
débarrasser de l’économie de l’Angleterre pour sauver trois ou quatre espèces
d’arbres. Sauver la Terre à tout prix, même s’il faut se débarrasser de
quelques millions d’humains pour ce faire. C’est rendu à un niveau si grave
qu’effectivement, pour sauver une espèce animale en voie d’extinction, la
nouvelle génération serait prête à laisser mourir de faim un peuple peu fortuné
qui n’a que cela à manger. Oui, je suis végétarien, pourtant je suis contre la
disparition de certaines peuplades d’Amérique du Sud, que Sébastien voudrait
bien interdire de chasser l’Armadillo. Selon les nouveaux écologistes, la vie
de l’humain ne vaut pas davantage qu’une espèce animale quelconque, et pas
davantage que les arbres. On dirait qu’il n’y a jamais de juste milieu. On a
beau construire les consciences dans un sens positif et humanitaire, on finit
toujours par oublier où sont les limites. Des gens vont en prison pour des
arbres coupés, bientôt ils iront en prison pour l’utilisation d’une automobile
ou la lecture d’un livre. Ceci dit, j’appartiens à ma génération.
Effectivement, faire disparaître les routes et le papier me semble une très
bonne idée, d’autant que l’on apporte les solutions de rechange. Les journaux
et les livres vont disparaître bientôt avec la venue de l’autoroute
électronique (oui, oui, les routes électroniques, c’est bien), il n’y a pas à
s’inquiéter à ce propos. Tant qu’à faire disparaître les industries, j’invite
les professeurs à constater combien la jeune génération ne sait plus où
s’arrêter. Posez la question, à savoir, devons-nous faire disparaître toutes
les industries pour l’environnement ? Ils diront tous oui. J’en ai pour preuve
ma classe de philosophie du collège de Jonquière voilà quelques années. La
majorité avait plus de vingt ans et ils ont tous oublié que l’économie du pays
et leur niveau de vie reposaient sur les industries régionales (papeterie,
aluminerie).
Bref, la fille a envoyé une lettre à un politicien important, lui
demandant ce qu’elle devrait faire de sa
peau. Il a répondu qu’elle devrait devenir politicienne. Elle a annoncé
en retour que les politiciens sont politiquement incorrects. Les politiciens
sont-ils politiquement incorrects ? Sont-ils essentiels ? Peuvent-ils être
remplacés ? Y en a-t-il trop ? Sont-ils vraiment représentatifs de ce que le
peuple demande ? Bref, sont-ils le symbole par excellence de la démocratie ? Il
serait intéressant de faire un essai là-dessus. Mais pas moi, s’il vous plaît,
j’ai une vie à vivre !
44
Parlant de la génération perdue (Evening Standard de lundi
dernier) : Ceux qui ont été étudiants entre 1940 et 1970 sont de la «
génération perdue ». Avec une attitude formée dans l’ère industrielle, ils font
face à un nouvel âge d’information qui les perçoit comme passés date et
déconnectés. [ ... ] La vie commence à 40 ans ne signifie plus la même chose aujourd’hui.
La technologie a détruit la sécurité qui était auparavant garantie par
l’éducation, l’expérience et le système d’affaires traditionnel. [ ... ] Nous sommes dans une ère
d’économie de ferraille où la bonne expérience ne sert de rien en échange d’une
main-d’œuvre technologique bon marché.
Tout y est, 1970, l’année charnière. D’après cet article, la
dernière moitié des boomers s’est fait prendre au jeu de la première moitié.
Semblerait que l’expérience suffisait, on ne s’est pas inquiété outre mesure
avec l’idée qu’il fallait apprendre la programmation informatique, et il ne
leur est pas venu à l’idée non plus de suivre quelques cours en parallèle de
leur emploi pour ne pas être déphasés. Trente à quarante ans, une génération
déphasée avant même d’arriver aux années grasses, et qui a probablement la
mentalité qu’ils sont trop vieux pour retourner sur un banc d’école. Je
comprends, le collège ou l’université, c’est là un système hiérarchique affreux
de destruction de liberté de penser. Ô Dieu, ces interminables heures de cours,
tous ces déplacements pour deux heures de bullshit, tous ces travaux longs tout
à fait inutiles pour la société et qui ne satisfont jamais un prof. C’est ça ma
définition des études, et l’idée d’y retourner me soulève le cœur. Même pour
apprendre le langage informatique C++, qui me permettrait du jour au lendemain
d’avoir un emploi qui paie très bien. On a tant perdu de temps à me faire
avaler des choses plates et absurdes, que les seules choses importantes pour
survivre aujourd’hui, je n’ai plus le courage de les apprendre. Pourtant ce
gros problème de génération dont parle l’Evening Standard n’en est pas
vraiment un. Il suffirait de se mettre à jour, mais voilà, où trouverons-nous
la volonté, pire, qui nous obligera ? Mais je crois que si on peut apprendre
chez soi, d’autant plus que certains programmes spéciaux sur ordinateur sont
devenus assez impressionnants, ce sera déjà plus motivant. Qui a besoin des
bancs d’école et des professeurs ? Et puis comment peuvent-ils dire que l’expérience
est perdue ? Il faudrait plutôt dire que l’expérience n’est pas la clé du
succès et n’est pas indispensable à chaque domaine de la société. Ça implique
également que quelqu’un de 22 ans peut être davantage compétent et expérimenté
qu’un autre de 40 ans qui est expérimenté dans un créneau qui n’existe plus. Le
problème, c’est qu’ils ont travaillé tellement fort pour arriver où ils sont,
que ça semble être une injustice. Problème d’une génération. J’y ai goûté,
toutes ces études, pour rien. Maintenant, j’espère que l’on va oublier
l’argument classique qu’avant 40 ans, quelqu’un ne sait pas de quoi il parle et
ne mérite pas qu’on l’écoute, ou qu’on lui fasse confiance. Finalement, la
jeune fille de quatorze ans qui a reçu
45
Les Anglais ont la prétention d’être les
meilleurs du monde dans plusieurs domaines. Partout on lit : meilleur « X » du monde.
Meilleur festival dans le monde, meilleur concert rock dans l’univers, meilleur magasin à rayons du monde (à lire le plus
cher magasin à rayons de l’univers). Pourtant, les Anglais sont reconnus
pour être un peuple qui ne sort pas souvent de chez lui, même pour les
vacances. Sur le mur de l’aéroport : « Heathrow, voté meilleur aéroport
international dans le monde. » Mais d’où sortent-ils une connerie pareille ? Je
commence à comprendre que leur vision du monde s’arrête à l’île de
Je suis découragé, sans aucune motivation. Éric est venu cette
fin de semaine de la Maison des étudiants canadiens. Il était mon voisin d’en
face à Paris et il retourne maintenant à Montréal. On a de sérieux doutes sur
son orientation sexuelle. Il nous a suivis dans les pubs gais de Londres et est
même venu à l’anniversaire de Neil, une soirée de tapettes assez lourde. Il dit
qu’il s’est fait énormément de fun. Je comprends, après le champagne et le vin
rouge français, on a sauté dans le whisky. Le monde était en train de se
toucher et de se manger sur le divan, pour ne pas dire embrasser le divan.
Lorsque nous sommes partis, ça virait en orgie. Et il a eu beaucoup de plaisir,
le petit-fils à son poupa. Ça lui a pris toute la misère du monde pour m’avouer
un mensonge. Non, il n’a couché avec aucune fille de la MEC, mais il en a
rencontré d’autres ailleurs. Une en particulier. As-tu couché avec elle ?
Euhnonouieuhoui. Ah bon. Tant mieux pour toi, je commençais à m’inquiéter, un
an sans sexe, pauvre toi, je croyais bien que tu allais mourir (même si je sais
que ça fait 22 ans que tu es vierge). Alors, pourquoi est-ce si difficile de
m’avouer que tu as sauté une fille cette année ? Parce qu’il ne s’est pas
suffisamment passé de choses pour que j’en parle. Ainsi je crois qu’il voulait
coucher avec elle mais a été incapable, ou le plus probable, elle voulait et il
a refusé. Comment expliquer ce week-end à Londres avec nous, autrement ? Je me
souviens les quelques soirs où il travaillait tard avec moi à la biblio de la
MEC, j’étais en pantalon de gymnastique sans caleçon, il me regardait la
mauvaise place. Coincé à mort, pauvre Éric, ça en prend donc bien pour sortir
du placard !
46
Je suis assis en avant d’un bus numéro 23, d’où je vois Londres
de mon deuxième étage. J’arrive de prendre un Cappuccino près de Baker Street
avec une jeune fille japonaise qui termine sa médecine, qui joue
merveilleusement bien du piano depuis ses trois ans, qui a publié un livre à 14
ans en gagnant un concours, qui a une mère éditrice et qui roule en BMW (ça ne
vous donne pas l’envie de l’assommer ?). Ce quelqu’un connaît la haute société
londonienne, m’invite à son anniversaire dimanche prochain, et est d’une beauté
éclatante. Rami n’a que 21 ans, la réussite sociale incarnée. J’avais honte de
mon habillement à l’hôtel chic où l’on est allés, surpris que l’on me laisse
même entrer et m’asseoir. Mais les touristes du monde entier sont tout aussi
mal habillés que moi, riches ou pauvres. Ils se permettent de me dévisager en
plus, les vieux laids. À quatre livres le café, c’est le pianiste que tu paies.
Bref, je me demande ce que va m’apporter Rami, et l’impression que je lui ai
laissée. À notre première rencontre à l’anniversaire de Gil, Rami m’a demandé :
« Crois-tu en Dieu ? » J’étais saoul, ce n’est pas la question à poser à
quelqu’un incapable de se tenir debout. Je suis incapable de me souvenir de ma
réponse, j’espère que je n’y suis pas allé trop fort. Je me suis repris lors de
notre café, lui affirmant que Dieu est une hypothèse envisageable, mais de là à
bâtir des institutions sur des hypothèses, changer notre rythme de vie, prier
et tout, il y avait une marge à ne pas franchir. Les Japonais n’ont pas vraiment
de religion, semble-t-il, une petite influence du christianisme dans son sens
global, sans plus, d’après ce que me dit Rami.
Hier, je suis sorti de la maison, j’ai marché sur Elgin Avenue
jusqu’à
— N’est-ce pas triste qu’ici, aussitôt que tu ouvres la bouche,
on sait de quel milieu social tu viens ?
— Pas du tout, ma chère ; ce qui est triste, ce sont les préjugés
des gens qui écoutent ce qui sort de cette bouche.
— Nous sommes chanceux, notre accent est
étranger, personne ne peut nous étiqueter.
— Oui, mais pendant ce temps
nous sommes incapables de fonctionner normalement dans cette société et je suis
incapable de trouver un emploi. En passant, quel âge avais-tu lorsque
tes parents ont divorcés ?
— Comment sais-tu qu’ils sont divorcé ?
— Ma pauvre fille, selon les statistiques, la chance de tomber
sur quelqu’un dont les parents sont encore ensemble est nulle.
— N’est-ce pas triste ?
— Pas du tout ; ce qui est triste, ce sont tous ces jeunes qui se
marient inutilement et toutes ces institutions qui sont complètement déphasées
en rapport aux réalités de la vie.
— Comment as-tu trouvé la pièce ?
— Je suis heureux.
— Pourquoi ?
— Parce que je croyais que j’allais être soulevé de ma chaise
durant une quelconque apothéose, et que je serais retombé sur mon siège au
désespoir, honteux devant le génie de Wilde. Et ce ne fut pas le cas, je suis
demeuré bien incrusté dans ma chaise, me demandant avec effroi : est-ce
possible que la critique puisse qualifier cette pièce comme étant la meilleure
comédie de tout le répertoire anglais ?
Bien sûr, il faut remettre les choses dans
leur contexte. Voilà cent ans cette pièce fut une révolution. Et comme la bourgeoisie
anglaise, ou plutôt l’aristocratie anglaise, n’a pas trop changé en un siècle,
cette pièce demeure d’actualité. Mais je suis ignorant de ces réalités
londoniennes. Je n’ai pu m’empêcher de dire, encore une fois, comment Ionesco,
lui, avec sa Cantatrice chauve à la Huchette de Paris, a réussi à me soulever de ma chaise. Ceci
dit, Le Portrait de Dorian Gray, c’est dur à battre.
47
Une femme de Radio-Canada m’a téléphoné hier, pour me dire
qu’elle aura peut-être besoin de moi. Son accent est tellement bizarre, à peu
près comme tous les journalistes sur les ondes de SRC. Je me demande s’ils ont
des cours pour apprendre à parler comme personne ne parle ? Peut-être que c’est
un accent qui se développe avec
J’ai eu l’emploi chez WHSmith à l’aéroport
d’Heathrow, salaire ridicule d’environ £ 2.50 de l’heure. Je me demandais s’il fallait
ouvrir le champagne ou se tirer une balle dans
Le lavage de cerveau est commencé. Huit heures de vidéos et de
propagande WHSmith. Sortir d’ici, ma seule idée, partir, me flinguer plutôt.
Ils ont dix-neuf WHSmith à l’aéroport d’Heathrow, un vingtième ouvre ses portes
en septembre dans le terminal 1. Je commence dimanche, le B shift. Ce qui
signifie trois journées successives de douze heures. Cela est-il humainement
possible ? Leur petit lavage de cerveau me fait d’autant plus vomir que les
seules lettres WHSmith ont maintenant pour moi la pire des connotations.
Pourtant, à les entendre, ils encouragent l’initiative, nous exhortent à
multiplier les erreurs afin d’apprendre. J’ai vu le superviseur, au premier
coup d’œil j’ai vu à quoi ça va ressembler. Le cercle du pouvoir anarchique,
pardon du lapsus, hiérarchique, dont McDonald’s, apparemment, se fait le chef
de file. Tout cela est clairement démontré dans leurs vidéos de présentation.
Ils ont des caméras cachées partout dans leurs magasins, un trou d’environ un à
deux millimètres suffit. C’est effrayant. Jusque dans les toilettes, je suis
convaincu que l’on me surveille. À Heathrow, le terrorisme est devenu la
maladie qui justifie la surveillance mythique, celle que l’on n’aurait jamais
crue possible.
48
Aujourd’hui, je déclare la
guerre contre les colliers et les laisses à chien, c’est-à-dire les cravates,
et aux camisoles de force, c’est-à-dire aux costumes et aux uniformes. Oh, God,
vous devriez voir le costume de mon humiliation que je devrai porter pour
travailler chez WHSmith, je pense déjà à quitter mon emploi. Des pantalons
serrés brun laid, une chemise blanche lignée et une cravate, what a pity.
Je suis le servant de ces messieurs en complet cravate, qui vont prendre la
business class, je suis l’esclave de ces mesdames trop bien habillées dont la
jupe trop courte va bientôt craquer et tomber sur les belles tuiles de
l’aéroport, parce qu’elles se sont mises à courir de peur de manquer leur vol
international. Ces codes d’habillement, d’où viennent-ils ? Liberté, liberté !
Expression de la personnalité, confort, vie, survie ! Ces pauvres étudiants en
Angleterre, tous habillés dans leur petit uniforme noir avec cravate.
Discipline et appartenance à une même tribu, dit-on. Nécessité de l’humain,
depuis des millénaires, de se reconnaître avec une même strate de
Incapable d’ouvrir un compte de banque, incapable d’avoir un
numéro d’assurance nationale, je suis en ébullition. D’où me vient tout ce
stress ? Mes études me pèsent encore durant la nuit, pourquoi se donner tant de
mal ? Les trains sont en grève, les mouches noires sont sorties par milliers,
les Londoniens sont misérables, que peut-on attendre de pire de la vie ? En
plus je suis en manque de sexe.
Plus j’y pense, plus ma Japonaise me lève le cœur. L’idée de la
revoir m’inquiète, elle jouait un double jeu, pour mieux me connaître. « Comme
c’est triste qu’il y ait des pauvres, pendant ce temps jouons aux riches prétentieux.
» Elle demeure dans le W1, très onéreux selon Martin. Ceux qui ont le
moindrement d’argent s’amusent, et je n’ai pas envie de jouer avec eux.
49
Le temps passe, je m’en vais à Heathrow, ma première vraie
journée de travail depuis octobre. Dieu que je suis misérable ! Hier, nous
sommes sortis sur King’s Road, ensuite Old Compton Street. Pour les 35 dollars
que j’ai dépensés, je vais travailler huit heures aujourd’hui. J’aurais mieux
fait de demeurer à la maison hier soir et aujourd’hui. Voilà que je passe à
côté des studios de la BBC, ça tombe en ruine. Il y a un beau petit gars dans
le wagon à côté, il vient de me regarder. Tout ce qu’on peut dire, ça drague
pas fort à Londres un dimanche matin. Je lui donne 25 ou 26 ans, ce qui est
encore plus jeune que la majorité des tapettes que je rencontre dans cette
ville.
La femme qui engage le monde où je travaille, est indienne. Très
belle d’ailleurs, et gentille. Mais j’ai bien peur qu’elle soit biaisée dans
ses choix d’employés, il n’y a que des Indiens partout dans
Moi qui espérais travailler avec un beau jeune homme pour m’aider
à faire passer le temps. Il n’y a qu’un paquet d’Indiennes couronné par un flot
anglais de 15 ans tellement maigre, que s’il fallait que l’on fasse l’amour, il
casserait en deux. De toute façon ce serait illégal, alors je m’en tiens loin.
Illégal jusqu’à ce qu’il ait 21 ans. À moins que ce ne soit 18 ans maintenant ?
Elles ont toutes 17 et 18 ans. J’ai eu le job McDonald’s de l’aéroport. Des
enfants incapables de trouver de l’emploi, qui travaillent là une journée par semaine
et qui s’amusent à dire à Francis, le flot de 15 ans : « Alors, tu l’aimes
beaucoup Pam ? » Certaines me draguent comme des malades, elles savent que même
à 16 ans c’est légal que je les étende sur mon lit. Enfin, c’est rafraîchissant
cette jeunesse qui ne s’inquiète pas encore avec la vie. Ça me montre jusqu’à
quel point je n’y suis plus, sur
Je suis mort. On m’a lancé sur la till (caisse) comme ça, avec
les cartes de crédit, les chèques de voyage, les monnaies étrangères, les
chèques personnels, et, ah oui, l’argent liquide anglais. J’ai vu des faux
billets, très belle imitation. Franchement, les photocopieurs couleurs font du
bon travail. Comme il se doit, la superviseure est hyper bête et ne tolère
rien. Inutile de dire que je continue ma recherche d’emploi à Londres.
N’importe quoi fera l’affaire, je suis prêt à lâcher aussitôt qu’ils viendront
faire leurs petites crises. Parce que moi, il y a une limite à ce que je peux
endurer d’un supérieur. Dieu, j’ai mal à la tête, il n’est que 15 heures. Il me
reste sept heures d’ouvrage. Je n’ai plus suffisamment d’argent pour manger, je
n’avais plus rien dans les armoires à emmener. Je me dis que le jeûne ne peut
faire de tort. J’ai besoin d’un ami !
Toute la journée j’entends Tokyo, San Francisco, New York,
Paris-Orly. Si je n’avais pas d’attaches, comme la vie serait bien. J’achèterais
un billet avec ma carte de crédit à plafond illimité, je louerais une voiture à
l’arrivée, prendrais une riche chambre d’hôtel, je me paierais un jeune
prostitué qui voudrait passer une semaine avec moi.
Je me sens vieux aujourd’hui, pourtant ces jeunes sont de ma
génération. Eux, ils me trouvent jeune, ils m’ont tous donné 16 ans. Christ, ai-je vraiment l’air d’avoir 16 ans ? J’ai
les yeux assez cernés, je les fais mes 22 ans. Pourquoi travaillent-ils ? Ils
n’en ont nul besoin. Que font-ils de leur argent ? Sylvie, la
superviseure, est tellement coincée. Elle n’a certainement pas de mari, sinon
je le plains. Elle a beau terrifier tout le monde, elle ne me fait pas peur.
Bitch de nature, ou exaspérée de travailler avec une génération différente de
la sienne, qui semble avoir des soucis différents. Surtout pas les soucis de
WHSmith. La jeunesse a encore certaines qualités, je constate que le lavage de
cerveau, qui prend place lors de la première journée de training, ne fonctionne
pas fort. En pratique, de toute manière, il n’y a aucunement place à
l’initiative de l’employé. Sylvie m’a déjà fait comprendre de prendre mon trou
et de me
Je viens de finir. Je suis vivant, aucun doute. Mais je pue dans
un rayon d’un wagon et demi. J’empeste donc pour trois wagons. J’ai honte,
parce qu’il y a des touristes à côté de moi, mais ils empestent aussi. Il y a
une petite Indienne au travail qui m’a littéralement sauté dessus, elle me
drague et je me laisse faire. Davantage pour le besoin d’une alliée contre eux
tous que parce que cela m’amuse. Comme elle sera déçue lorsqu’elle comprendra
qu’il n’y a aucun espoir. Sukh, c’est son nom. Elle semblait insultée lorsque
je lui ai demandé si elle prenait l’Underground. Madame, à 18 ans, possède sa
voiture. Cet argument convaincant aurait dû me faire tomber à ses pieds. On
aurait dit qu’elle m’affirmait sa supériorité. Que, point de vue social, elle
se trouvait à un degré plus haut que moi. Loin de m’impressionner, je l’ai
pratiquement traitée d’innocente, qu’en fait, elle ne travaillait que pour
payer sa voiture. Elle s’est défendue, il lui reste de l’argent lorsqu’elle a
tout payé. Oui, mais combien plus pourrais-tu avoir ? Mais encore là, je ne
comprenais pas son jeu. Pour elle, posséder une automobile, ça représente tout.
La réussite,
Il y a un gars qui me drague dans l’Underground. Insuffisam-ment
beau, trop vieux. Sébastien, viens à ma rescousse ! Il faudrait éloigner cet
étranger de moi, il faudrait lui dire que cette senteur de fromage français
bleu pourri, c’est moi qui
Un autre me regarde sur Hammersmith & City Line. Décidément,
plus je suis fatigué mort, plus je ressemble à un zombi, plus on me drague. Un
peu efféminé celui-là, avec son nez cassé de boxeur. Non, pas mon genre. Il a
une tête de Français. Il chante, il se meurt d’envie de me parler, je lui donne
26 ans. Il a les jambes croisées et le regard d’un gai sans cesse à l’affût du
sexe, jusque dans les égouts s’il le faut. Je me demande s’il est gai. Il a une
tête qui ne me revient pas, difforme. La nature fait bien mal les choses. Il a
la tête déformée parce qu’il est gai et que c’est biologique. Il a trop bu de
lait dans le ventre de sa mère, il est devenu gros de la tête et est resté
coincé dans le trou de
Il m’a fait un clin d’œil, il me fait signe de sortir. Ladbroke
Grove, ce nom n’allume rien en mon esprit, non merci. Ce n’est pas ce soir que
je vais tromper mon nounours en peluche poilu qui revient de ses vacances au
Canada ce jeudi.
50
Trois heures à ne rien faire, tourner en rond en tentant d’éviter
la superviseure, déplaçant et replaçant les barres de chocolats lorsqu’elle se
promène sur le plancher. Placez-moi sur la caisse au moins. Mon temps précieux
perdu chez WHSmith. Je l’aurai fait mon sacrifice de guerre, la guerre entre
les différentes organisations qui s’arrachent les milliards du monde du livre.
Un superviseur, ça pense qu’il y a toujours quelque chose à
faire. Il y a l’essentiel, l’important, le moins important, le futile et
l’inutile. Moi, après l’essentiel, j’arrête et je commence à tourner en rond.
Alors elle me crie d’arrêter de faire la toupie et me pointe l’important (un
employé sous-payé ne voit pas ce qui est important à faire, il ne veut même pas
voir l’essentiel). Le problème avec les superviseurs, c’est qu’ils finissent
toujours par te montrer l’inutile qu’il y a à faire, pour le bien de
Avant-hier, notre colocataire Martin a ramassé quelqu’un au Astoria G.A.Y. Il l’a ramené à
l’appartement. Un Colombien. Martin est laid, il n’a pas de copain pour cette
raison, mais on dirait qu’il a plus de sexe, et du bon, que moi. Même que ce
sont des gens pas si mal. Il fait chier, le Martin.
Je voudrais m’envoler, mais pas en avion. On étouffe dans ces
corbillards où l’air trop pur semble sortir directement d’une bonbonne à
oxygène. Les connes avec qui je travaille font leurs saintes nitouches. Un
garçon de 12 ans environ est venu acheter une revue porno, une femme avec des
gros seins en couverture, elles étaient scandalisées. Je me suis dépêché de
foutre tout ça dans un sac, lui ai fait un grand sourire de complicité, ai pris
son argent et lui ai souhaité a nice day. S’il existe une loi qui l’empêche
d’acheter cela, en tant que Canadien, je ne la connais pas. Mais les filles
autour de moi, à qui j’ai raconté le tout après coup, me disaient que lorsque
des « big pigs » viennent acheter des « dirty magazines », elles leur lancent un
regard de travers et ne disent ni s’il vous plaît ni merci. Elles m’ont demandé
si j’en achetais, ma réponse fut oui, pour le principe. La syncope, lorsque je
leur ai lancé que c’était le temps qu’elles viennent au monde et qu’elles
s’intéressent aux seules choses auxquelles elles tiennent vraiment. Christ,
elles sont toutes en manque de sexe, la langue pendue au plancher. Ces
filles-là ne se sont jamais regardé le trou, ont-elles seulement conscience
qu’il y a un trou ? Masturbation, connaissent pas. Elles me font pitié, c’est
le temps qu’on les déniaise avant que l’on profite d’elles. Il y a un livre au
WHSmith principal dont le titre, à mon avis, dit tout, pas besoin de lire le
livre : Get the control of your life, or someone else will do. Vaudrait mieux les
déniaiser avant qu’elles ne s’embourbent dans des situations trop lourdes pour
elles, avant qu’elles ne rencontrent un malade qui saura bien profiter de leur
innocence.
Glyn, un Anglais pas mal beau, 19 ans, mais je lui en aurais
donné 25, reprend pour la troisième année consécutive son A level. En octobre,
il va à l’université de Reading, étudier le droit. Il est déçu d’aller juste à
une heure de Londres, il voudrait étudier à Paris, comme moi. Sais-tu à quoi
t’attendre au moins en Common Law britannique ? Ce sera triste et difficile,
crois-moi. Il m’a répondu que la seule chose qui compte, c’est le salaire au
bout. Pauvre lui, il va être désillusionné. Pourtant il a la tête d’un avocat,
je crois qu’il pourrait réussir. Mais il a également la tête d’un superviseur
de chez WHSmith... danger à l’horizon ! Pip ! Pip ! Sirènes d’alarmes,
dépêche-toi de partir pour Reading, tu pourrais bien finir tes jours à
Heathrow, Terminal 4.
Il y avait des petites Arabes voilées qui achetaient des revues
féministes assez militantes. Leur révolution se préparerait-elle ? Même que de
très jeunes Arabes achetaient des magazines qui n’ont rien à voir avec
Vingt minutes d’attente pour le prochain train, il y a une limite
! Je me demande si l’on me draguera ce soir, et si j’aurai le culot de sortir à
la même station que lui. Vite, il me faut un prétexte pour l’aborder ! How
about : « How big is your dick ? » De toute manière, il sait ce qu’il veut et
moi de même. Un petit coup vite sur le bord d’une table, ni vu ni connu, on se reparlera peut-être dans la semaine des
quatre jeudis.
Il y en a un qui vient de parcourir un wagon en entier pour
s’approcher, il m’a reconnu de sur la caisse en achetant des magazines. Il m’a
demandé si j’avais terminé le travail. Non, pas du tout, je m’en vais pitonner
sur une caisse enregistreuse pendant mon sommeil, arrêtant parfois pour me
perdre dans les lignes de métro, cherchant la façon la plus rapide d’arriver au
travail sans jamais être capable d’y arriver. C’est du moins l’étrange
expérience que j’ai vécue la nuit passée, peut-être devrais-je demander un
salaire pour ce travail-là ? Il semble hétéro, je vais enquêter.
Il s’appelle Samy, vient du Liban, habite depuis neuf ans à Los
Angeles, ce qui explique son genre intéressant. Il parle français, il a manqué
son avion.
Je suis à Hammersmith. Il était beau, mais je ne pouvais pas
l’inviter chez moi. Il sort en ville et retourne dormir à l’aéroport. Vingt-six
ans, il a été bien payé comme acteur, il a tourné dans deux annonces
publicitaires sur le réseau national, ce qui veut dire beaucoup d’argent chaque
fois que l’annonce passe. Son père est riche, mais il a fait du mal à sa mère,
alors ils ne sont plus proches comme avant. Il ne sait pas trop ce qu’il veut
faire de sa peau, c’était clair qu’il voulait que je l’invite. J’ai été tenté,
c’était ma chance d’avoir un ami à Los Angeles. Puis j’y ai repensé, je n’ai
pas vraiment besoin d’ami à Los Angeles. Suffit d’y aller, sortir dans les
bars, rencontrer du monde. Et puis j’ai besoin de dormir pour demain, et cela
aurait été injustifiable en ce qui concerne Sébastien. Il est gai,
probablement. Il m’a demandé combien nous étions dans l’appartement et combien
de chambres il y avait. Quel beau langage codé pour se comprendre, malgré nos
silences et nos mensonges.
Il y avait un gai sur le bord du quai, trop efféminé pour moi. Un
autre assis sur mon banc, trop vieux pour moi. Là, je viens d’en voir un beau,
je l’ai observé moins de cinq secondes, il semblait prêt à me bûcher, oups, ils
existent encore ces hétéros. Ce gars de Los Angeles, quel beau style. Ses
cheveux en arrière, teints bizarrement. Los Angeles serait un beau coin où demeurer
après Londres. Mais il dit qu’il commence à s’y emmerder et qu’il lui est
impossible d’y passer douze mois par année. Il va partager son temps entre les
États-Unis et le Liban. Il dit qu’il est arrivé aux USA après la guerre au
Liban, guerre dont j’ignore tout. À mon avis, il a eu un visa assez facilement.
Personne de suffisamment intéressant dans l’Underground, je me
suis assis dans le dernier wagon, qui vient de devenir le premier depuis que le
chauffeur vient d’entrer dans son cockpit. Ainsi ce n’est pas ce soir que je
vais tromper mon bébé. Il devrait être fier de moi, je fais d’énormes efforts
pour réussir ainsi à m’enfuir devant toutes ces mines que je rencontre sur mon
seul chemin du retour. Tiens, un autre vient de s’asseoir en avant de moi. Efféminé,
mais je dirais qu’il est hétéro, marié avec enfants. Un homme rose, comme sa
chemise. Néanmoins il a les pantalons troués à la mauvaise place et j’essaie de
voir s’il a des caleçons. Je vois de la peau sur le côté, je ne peux pas en
faire une fixation, combien embarrassant ce serait s’il levait les yeux de son
journal et qu’il était hétéro. Il me prendrait pour un voyeur pervers, alors
que c’est lui le pervers qui nous montre son trou à la mauvaise place qu’il a
dû faire lui-même. Ça y est, il m’a vu regarder sa mauvaise place, il s’est
caché avec un manteau. Quelle honte ! En plus de sa chemise rose, il a une
boucle d’oreille en forme de fleur, genre marguerite. Je vois son trou de
nouveau, j’ai l’impression qu’il n’a pas de caleçons. Ladbroke Grove, too bad,
je débarque à
51
Mais qui les engage ces bitchy superviseures ? Personne ne semble
jamais les avoir engagées, elles sont là d’avant la création, transcendant la
compagnie durant ses heures de calvaire. Les enfants du démon, lâchées par le
diable lui-même à l’intérieur des murs de WHSmith, pour notre plus grande
perte. J’aurais envie de lutter contre Sylvie avec les mêmes armes. Sacrifier
mon emploi à l’aéroport afin de la détruire complètement. La prendre en défaut,
Je me prépare psychologiquement à affronter les touristes du
mardi. Rien de plus effrayant qu’une quantité phénoménale de touristes qui ont
décidé de dévaliser WHSmith, mais qui désirent tout de même être ensuite
dévalisés par WHSmith, c’est-à-dire qu’ils se battent entre eux pour nous
remettre tout leur argent. Ils achètent tout, de n’importe quoi. Acheter est
leur seule idée. De gigantesques boîtes de chocolats à £ 5 que l’on retrouve
partout dans le monde. Ils les achètent par paquets de six. De misérables
petites boîtes de biscuits à £ 5.50, des magazines hors de prix pour souvent £
6.95, des livres qui vont jusqu’à £ 35. Le genre de livres qu’un WHSmith en
ville est incapable de vendre. Dans les aéroports, il n’y a plus d’oxygène, ou
au contraire il y en a trop, ça leur monte à la tête, les gens perdent
Je renifle le café de Costa Coffee Boutique, j’espère naïvement
que ça me gardera éveillé jusqu’à ce soir. Ce sera l’équivalent de la tasse
trop douce que m’a faite Martin ce matin. Moi, il me faut deux thermos de café
fort, sinon il m’est impossible de fonctionner. Je viens au travail avec les
seuls £ 4.20 dont j’ai besoin pour le métro. Je n’ai pas le droit d’avoir de
l’argent sur moi pendant le travail, il me faut laisser cela dans un casier en
bas, mais ils sont déjà tous assignés. Mais enfin, même si je voulais emmener
de l’argent, je possède au penny près ce dont j’ai besoin pour me rendre au
travail cette semaine. Il n’y a plus rien non plus dans les armoires à
Seconde pause, ma cervelle est en fusion,
plutôt dire qu’elle n’est plus avec moi. Je comprends maintenant pourquoi les caissières
sont de nature innocente et ne comprennent jamais rien. C’est parce que 25 ans
devant une caisse, tu deviens entièrement déshumanisé. Tu
es une machine à pitonner, £ 25.30 please, cheers, do you want a bag ? Have a
nice day. Il
est venu un homme qui voulait 50 pence comptant, et je ne l’ai compris qu’une
heure après. Il désirait donc que j’ajoute 50 p sur sa carte de crédit.
Première des choses, je ne comprends plus rien de l’anglais lorsque je suis
fatigué. Ils me demandent si je viens de Paris, je leur réponds : Oui, il reste
de
Ahhh, il est seulement 15h22, j’en ai jusqu’à 22 heures. Je
quitte la maison à 8h45, arrivée à la maison à 23h30. Tellement de choses
aujourd’hui vaudraient la peine d’être faites. Tellement de loisirs ici à
Londres. Pendant trente minutes je suis demeuré immobile sur ma chaise à
observer un écriteau lumineux bleu : café. Je dors les yeux ouverts, je crois,
ou bien c’est un des premiers signes de la réussite du lavage de cerveau. Ma
tête est maintenant vide, je ne pense à rien. Bientôt on va me retrouver tout
nu en train de courir à
Il y a une fille assise à
une autre caisse devant moi, elle me regarde depuis un bon moment. J’ignore si
c’est de la drague, ce n’est pas évident chez elle. Un super beau ti-cul vient
de passer, je l’ai regardé, et lorsque mes yeux sont retombés sur ceux de la
fille, elle m’a observé observer le ti-cul, a compris que je le regardais, et
s’est mise à rire. Ses yeux se posent ailleurs que sur moi maintenant, elle
regarde au plafond. Je n’ai pas revu mon copain de Los Angeles, je me demande
ce qu’il devient. Il y a un vieux qui bouffe quelque chose de dégueulasse à
côté de moi, je donnerais cher pour qu’il me le donne.
J’ai changé mes heures de 10h à 19h, plutôt que jusqu’à 22h. Ça a
tout chambardé, Sylvie doit maintenant m’avoir dans le collimateur, d’autant
plus que je suis passé par la femme qui m’avait engagé. Alors que je savais que c’était changé, je suis retourné à
Cette nouvelle n’enchantera pas Sébastien. Je suis mort, il est
18h, j’en ai encore pour quatre heures. Sébastien n’est pas à l’appartement en
train de m’attendre, mais s’il l’était, ces quatre heures deviendraient
insoutenables. On ne se verrait plus, on aurait notre vie chacun de notre bord.
Je m’ennuie, je m’ennuie tellement de lui. Je voudrais le prendre dans mes
bras, l’embrasser, le déshabiller, le sentir, le manger. J’espère que mes trois
jours de jeûne m’auront rendu plus beau, sinon, mon cas est désespéré. J’ai
tellement faim, ce soir je vais vider ce qui reste dans le fond des armoires.
Ils passent une annonce en ce moment : Mme Lucie Poulain de Paris
est priée de ramasser sa valise qui traîne près d’un téléphone. Si elle ne va
pas la ramasser d’ici cinq minutes, un petit robot va sortir d’un coin noir,
ramassera la valise et ira la faire exploser dehors. Le nouveau millénaire est
à nos portes, rien de plus plaisant. Tu perds un de tes enfants pendant 4
minutes et 30 secondes, tu as trente seconde pour le retrouver. Sinon une
trappe s’ouvre et l’enfant sera détruit. Alors, môman, surveille ta couvée !
52
Encore aujourd’hui je lis un article anti-français dans le
journal. Qu’ont-ils donc contre la France, ces Anglais ? Leur supériorité en
tout, semble-t-il. Car il ne faut pas se le cacher, les Anglais ont un complexe
d’infériorité marqué dans pratiquement tous les domaines. Ils le savent, ils ne
cessent d’en parler. Alors à chaque fois que l’occasion se présente, on ne
manque pas de dire de boycotter le vin, le fromage, les voitures, les
restaurants, la cuisine des Français. Cette fois on utilise les essais
nucléaires de Jacques Chirac. Mais dites-moi, qu’est-ce que le vin et le
fromage ont à faire avec les essais nucléaires ? Rien, absolument rien. En fait,
on cherche un prétexte pour cracher sur les Français et pousser les ventes de
nos propres produits, même s’ils sont de moins bonne qualité. Ainsi, les pays
qui ont dénoncé la France le plus fort, la Nouvelle-Zélande et l’Autriche, ont
tout de suite mis en place un boycottage généralisé de tous les produits
français. Je m’excuse, cela n’a plus rien à voir avec l’environnement de la
planète, ce sont des réalités économiques sociales. Le vin qui va sur les
tablettes maintenant, ou sur les tables dans les restaurants, ce sont des
bouteilles autrichiennes et de Nouvelle-Zélande. Même les Allemands s’y sont
mis de
Je viens de voir une annonce dans le journal, la compagnie de
disques Mute Records cherche un P.A. - Chairman. Le meilleur, c’est que c’est
sur Harrow Road, juste à côté d’où j’habite. Je vais m’armer d’une cassette de
Sébastien et aller marcher par là, sait-on jamais. Sébastien a fait exprès
d’enregistrer ses quatre moins bonnes chansons sur sa cassette démo, sous
prétexte que les autres chansons demandaient trop de travail et qu’il n’avait
pas le temps. Alors, à moins d’un miracle, il risque effectivement d’ouvrir son
bureau de conseiller en informatique en octobre. Cette seule idée me fait
courir à l’extérieur de l’appartement, courir aux bureaux de Mute Records, dans
un dernier espoir de faire déboucher le tout. Mais il faudrait un miracle pour
cela.
Je reviens de chez Mute
Records. C’est encore mieux que j’aurais pu l’imaginer. Ainsi la compagnie qui
nous a offert Dépêche Mode, Yazoo, Alison Moyet et Erasure, sied en un édifice
en décomposition dans un des quartiers les plus pauvres du centre de Londres.
Les bureaux semblent vides, on dirait qu’ils sont en déménagement. Le gars à la
réception semblait décontracté, très gentil, ce qui n’est pas le cas des
éditeurs de Paris. Dans chaque grande maison d’édition, habituellement, on
retrouve des bureaux vainement luxueux avec une bitch à la réception qui n’a
pour rôle que de te mépriser et te faire retourner là d’où tu viens. Le gars
m’a dit que ce serait écouté, et je le crois. Maintenant, est-ce que ça va
porter fruit ? J’ai réécouté la cassette : s’ils l’écoutent attentivement, il y
a des chances. Somme toute, le premier disque de Dépêche Mode sonnait la
casserole et le film d’audition des Jackson Five, on n’en parle pas. Puis ça
rentre dans leur créneau de musique : dépressive, noire, alternative. Let’s have a black
celebration, tonight.
Je viens de téléphoner à Edward à New York. Il me manque, New
York également. Je me rends compte aujourd’hui que j’ai eu beaucoup de
sentiments pour lui, et que de coucher avec quelqu’un qui est très beau ne
suffit pas à m’exciter complètement. Ô Ed, tu es tellement loin, en même temps
il y a six départs pour l’aéroport de JFK, New York, chaque jour à partir
d’Heathrow. Il y a même des Concorde qui le font en un temps record. Londres et
New York, une même ville pour qui a de l’argent. Mais il semblait bizarre au
téléphone. Me disant qu’il pense encore à moi et regarde mes photos. Je n’y
crois plus tellement. Je pense qu’il veut être gentil, tous ses sentiments sont
morts. Il a tellement eu de copains depuis. Le dernier me ressemblait, mais il
est trop bizarre pour lui, paraît-il. Sébastien est tellement distant ces
temps-ci. On ne fait plus rien au lit, je n’existe même pas pour lui. Il ne me
regarde plus, me parle machinalement. Ce n’est pas le genre de relation que je
veux, même si je l’aime. J’ai de gros sentiments pour Sébastien, mais ils
fondent aussitôt que je lui parle ou que je le vois. Il est tellement loin
qu’il ne me reste plus qu’à jouer à celui qui est loin. Ou alors je lui saute
dans les bras et il commence à se lamenter, il veut que je le laisse
tranquille. J’en ai ma claque. Est-ce moi le problème ou c’est lui ? D’accord,
il arrive tant fatigué du travail que la seule chose qui compte en arrivant
c’est écouter
53
Salut, François !
Ta lettre est la meilleure chose qui me soit arrivée depuis que
je suis à Londres ! Je suis incapable de terminer de la lire avant de commencer
à t’écrire. T’en fais pas, si c’est biologique d’être gai, l’infidélité l’est
aussi. Les nouvelles études américaines prouvent que l’homme n’est qu’un animal
préprogrammé à s’accoupler avec le plus de personnes possible, dans un dessein
bien simple de survie de l’humanité. Ils ont identifié le gène, le pape est
parti en croisade pour le protéger des femmes qui voudraient le faire
disparaître du cerveau de leur mari (somme toute, le pape a longuement
réfléchi, il aime mieux la multiplication des bébés en continuant son sentiment
global de culpabilité généralisée en rapport à la fidélité). Too bad, le mien
est passé. Je ne me sens plus coupable parce que, somme toute, je ne connais
rien de la vie de Sébastien et qu’il m’a probablement trompé dans quelques
détours, d’autant plus lorsque j’étais à Paris. Alors je m’étais mis en
campagne, trouver l’homme idéal. Vainement j’ai trouvé des laids, des pas mûrs,
des bizarres, des effrayants, des efféminés. Wouash ! Alors j’ai pris mon mal
en patience, fouinant au First Out et au Village Soho, deux bars intéressants dans le village gai de Soho. Bien sûr, ce
n’est pas les saunas, et je manque d’expérience. Je tète et ils finissent par
partir. Nous sommes allés au Astoria G.A.Y., un christ de beau gars, la chemise ouverte, m’a regardé toute
Tu me parles de Nathalie… fais attention, ta Nathalie est loin
d’être une vierge. Je ne crois pas que tes histoires pourraient
Dieu que Jonquière et le Lac-Saint-Jean me manquent ! C’est le
dernier été que je passe sans y aller passer au moins un mois. C’est trop
souffrant. Je n’ai pas l’impression, même à Londres, d’être là où il faut être.
C’est qu’il y a quelque chose de plus haut que Londres, c’est les États-Unis.
On développe une sorte de complexe, on a cette fausse impression de manquer des
choses, à se convaincre qu’on est au centre de l’univers, alors que ce n’est
pas le cas. À Paris, c’est différent. Il n’y a rien de plus haut. Même pas
besoin d’être un Français pour cela. Même pour les Anglais et les Américains, Paris
représente l’endroit où tout se passe. C’est un peu différent lorsque tu t’y
retrouves comme étudiant, partageant ton temps entre la Sorbonne et la Cité
internationale, via le métro-RER à
Saint-Michel (as-tu entendu aux nouvelles ? une bombe a explosé à Saint-Michel,
la station où je passais quatre fois par jour voilà à peine deux mois encore).
Bref, je suis prêt à partir pour les États-Unis après l’Angleterre. La question
est : c’est où que ça se passe ?
Trois jours on, trois
jours off, je
travaille maintenant au WHSmith à l’aéroport d’Heathrow, le plus grand aéroport
du monde. Je vois des gens de partout dans le monde, j’essaie de savoir
l’endroit où habiter. Personne ne parle de New York, alors que moi j’ai
l’impression que c’est là que ça se passe. Pour les vieilles tapettes, c’est
San Francisco, pour les jeunes tapettes, ce serait Seattle (depuis que Kurt
Cobain s’est tiré une balle dans la tête, je suppose). Mais selon un autre que
j’ai rencontré, ce serait Los Angeles. J’ai comme l’impression que je vais
partir bientôt pour la Californie, mon beau François. Si cela est possible,
cela dépend de Sébastien peut-être.
Parlant de Sébastien, tu ne m’as pas parlé de la cassette démo.
Durant les deux derniers jours je suis allé la porter à son insu à toutes les
compagnies de disques, pas mal impressionnant. Virgin,
Mute Records, Rough Trade, EMI, SONY, RCA, MCA, CBS, BMG, A&M,
C’est drôle que tu sembles paniquer à l’idée de m’envoyer ta vie
noir sur blanc. En quoi m’es-tu vulnérable maintenant ? Tu ne penses tout de
même pas que je te ferais du chantage ? Est-ce donc si difficile d’avoir des
amis qui connaissent tout de notre vie ? Les seuls avec qui, justement, on ne
peut mentir ? Toi qui te fais mentir à tour de bras par une génération
d’obsédés, qui ont manifestement une autre vie ailleurs qui sied dans le
mensonge, alors qu’ils ne veulent la mêler avec leur deuxième vie cachée. Ne
t’ai-je pas tout dit moi aussi ? Quelle autre chose ne sais-tu pas de moi ?
J’ai couché avec Martin, un prof de français de 29 ans qui m’a sucé, et puis je
suis parti en courant, ensuite Sébastien, Ed. Est-ce que j’en oublie au passage
? Et puis, de quelle critique as-tu peur ? Et lequel de nous deux est mieux ?
Le fait demeure qu’on est stigmatisé par les religieux et les mémères qui nous
disent immoraux, ou amoraux, ne cherchant que du sexe facile par tous les
moyens. On ne parle jamais des hétéros qui commencent dix ans avant nous et qui
en font dix fois plus. Car ceux-là, leurs vices sont institutionnalisés et
désirés par
Oui, ton cas est différent d’Edward. Effectivement, j’avais des
sentiments pour lui et en ces temps j’étais plutôt rangé. Comme un gai pas
encore sorti du placard. J’aimais la pureté, mais avec le temps on comprend
qu’elle n’existe pas et que l’on ne perd rien de soi après chaque relation.
Cette croyance vient peut-être de la phrase classique : coucher à tort et à
travers, c’est une perte de semence, qui sait ? J’avais l’impression que chaque
fois que tu couches avec un autre, tu perds un peu de toi-même et que tu valais
moins. Mais tout cela nous est inspiré de la religion, et la religion, on s’en
fout. On le sait qu’elle cause plus de tort que de bien avec ses tabous. La
seule chose qui la rend respectable, c’est de réussir à cacher en surface la
merde qui se démène en dessous des apparences. À vrai dire, la vie active d’Ed
ne m’arrêterait plus. Je l’aime, et si ça vient qu’à se terminer avec
Sébastien, je te jure que je lui saute dans les bras, je ferai tout pour
demeurer à New York s’il le faut. Il m’affirme qu’il a encore beaucoup de
sentiments pour moi, que jamais il pourrait me remplacer. Je sais cependant
qu’il ne serait jamais question de fidélité entre lui et moi. Et si c’était le
cas, c’est-à-dire s’il me jurait fidélité, je serais malade de croire en sa
sincérité. Il est somme toute un très grand menteur, ce qui rendrait la
relation difficile. Mais qui me dit que Sébastien n’est pas lui aussi un
menteur, mais plus habile ? Je n’y crois guère à la sainte vie de mon Sébastien,
ça doit bouillonner quelque part. Enfin, ça reste à voir, mais j’aime mieux
Sébastien à Edward, ça c’est certain. Alors je reste avec mon Sébastien et
j’espère pour le mieux. En novembre, ça fera quatre ans.
C’est quoi tes histoires vacances-travail en Australie ? Es-tu
malade ? Tu veux ruiner ta carrière ? T’as des films à produire, un
court-métrage à pousser, une vie à accomplir. Tu vas aller faire quoi en
Australie ? Caissier chez WHSmith dans un aéroport ? Toujours prêt à prendre
l’avion, mais prenant plutôt l’autobus chaque soir pour retourner à la maison ?
Je commence à comprendre que non seulement le projet d’Anne Hébert pourrait ne
pas t’intéresser, mais que tu n’auras même pas le temps pour ça. Si tu n’es pas
en Australie, tu seras occupé à un autre scénario durant la prochaine année ou
deux.
Mais pourquoi tu veux aller en Australie,
bon Dieu ? C’est pas le temps... encore qu’un an ça passe tellement vite. Et c’est vrai
que ça fait longtemps que tu veux décrisser
de Montréal. À t’entendre parler, ça a l’air pas mal triste, Montréal. C’est
une fausse perception que je m’en fais, et probablement que tu regrettes
de m’avoir donné cette impression. Mais je t’avoue que Montréal ne semble pas
avoir cette aura qui ferait que je m’y plairais. Me lever chaque matin et être
heureux d’être à Montréal, ça me semble impossible. Quant à cela, j’aimerais
mieux demeurer en banlieue de Québec. Mais mon objectif c’est le retour au
Lac-Saint-Jean. Même pas le Saguenay. Mais ça, ce sera seulement si je réussis
à travailler à distance, et si j’arrive à convaincre la personne que j’aime de
venir y habiter. Ce qui n’est pas évident. Et puis tu risques de rencontrer
quelqu’un en Australie, et de vouloir mourir là-bas, tu sais comment l’amour
rend aveugle. Encore que, tu feras bien ce que tu voudras. J’espère que tu vas
les perdre tes 250 $. Excuse-moi, c’est pas de mes affaires. Perds-le ! Pardon,
pardon. Grrr ! Demande plutôt ton visa Working Holiday de l’ambassade
britannique à Montréal et viens-t’en à Londres. Ou décrisse à Paris, j’sais pas
moé, mais à Paris tu peux pas travailler. Tu es le bienvenu ici, viens-t’en
quand tu veux, reste aussi longtemps que tu veux. On est chez-nous ! et
chez-nous, tu es chez-vous ! Et puis Jean dans tout ça ? Tu penses à lui de
temps en temps ? Qu’est-ce qu’il en pense de l’Australie ? Et puis, je me
demande pourquoi je m’inquiète, tu ne trouveras pas de travail, tu n’auras pas
4,000 $ et je t’interdis de demander de l’argent à ton Poupa, ce serait immoral
au sens chrétien du terme. Mais ce n’est pas mes affaires, tu feras bien ce que
tu voudras. J’espère t’avoir convaincu de faire ce qui te plaira. Tu vois, je
suis un bon ami... et puis, je vois que tu as écouté les Simpsons, un peu comme
Bart, tu veux aller vérifier de quel côté l’eau de la toilette s’écoule dans
les égouts australiens. Qui sait, peut-être ce sera décisif dans ta vie, une
expérience qui remettrait tout en question. Par quelle audace oserais-je te
dire de ne pas partir ? Pars, mon petit François, si c’est ce que tu veux. Je
suis parti pour Paris dans une situation beaucoup plus complexe et difficile
que
Bref, question niveau scénario et ton anglais, ces arguments ont
achevé de me convaincre. Je suis parfaitement bilingue maintenant, deux mois à
Londres ont fait une méchante différence. Il n’y a même plus un accent qui me
donne de la misère, plus aucune marque de cigarettes dont je ne connaisse
l’essence même. Christ ton camp de Montréal, François ! Australie ou Londres ! Si
tu ne peux trouver 4,000 $, prend un aller-retour Londres. C’est à peu près
tout ce que ça te coûtera, et je te permets de demander l’argent à tes parents.
Ce serait moral dans le contexte où c’est pour apprendre l’anglais et te
procurer de l’expérience pour de futurs projets. Londres-Sydney, c’est vrai que
c’est tentant, notre correspondance devient passionnante. J’ai l’impression que
j’ai joué beaucoup dans ta décision de partir, quel hypocrite je ferais en te
conseillant de rester. Et puis c’est tellement vrai, fiche le camp avant d’être
pris là où tu es ! Sinon tu risques de le regretter.
Tu me reparles encore que tu me donnes une arme pour revenir
contre toi avec ta sincérité. Cela m’est tellement incompréhensible, de quoi
as-tu peur ? Alors c’est que tu me connais mal, cher François. Jamais je ne
ferais une telle chose. Il ne serait jamais non plus question que je fasse lire
tes lettres à n’importe qui, ni même à Sébastien. Surtout pas à un journaliste
qui m’offrirait £ 150,000, comme c’est la mode à Londres. Notre amitié a plus
d’importance à mes yeux, de même mon respect pour toi, même après ta mort.
J’aimerais bien que l’on trouve notre voie et que l’on puisse
produire des choses. Le public est ouvert, non touché encore, à nous de parler
et de prendre notre place. Parler de nous, de nos problèmes communs en tant que
génération. Surtout pas l’image que les Américains veulent faire de nous. On
n’est pas que des jeunes insignifiants en manque de sexe, qui expérimentent en
surface seulement des petits problèmes familiaux, genre le chien est mort. Il y
a une profondeur à aller chercher qui n’a jamais été sondée. Toujours on prend
l’enfant pour un con, un innocent, un naïf, un inexpérimenté de la vie,
quelqu’un qui ne connaît rien, qui parfois a expérimenté quelques problèmes
lors du divorce de ses parents. Bref, allez donc chier ! On est homosexuel, on
bûche comme des malades, on crève de faim, on finit par en connaître plus que
les profs n’en ont jamais appris en trente ans, on est sur la drogue, on pogne
des maladies vénériennes, on souffre, on fait fonctionner la machine et les
institutions. Je m’excuse, la jeunesse c’est pas mal plus consistant que ce que
vous semblez penser ou voulez que l’on en pense. Les enfants de quatre à cinq
ans ont une conception pas mal claire du calvaire qui les attend dans la vie,
et ça, les adultes se surprennent un peu de cette lucidité enfantine. Se
félicitant que leur enfant est supérieur à la moyenne, question intelligence,
mais continuant à les prendre pour des cruches. Or, les enfants sont
intelligents par nature, et le monde autour d’eux, systématiquement, ne fait
que les abrutir. C’est ça la vie et c’est ainsi que je vois les choses, et que
ces choses vont changer. Pierre a ouvert sa compagnie de production ? Un bébé,
marié ? Je ne suis pas plus cave que lui, bon Dieu ! Et qui sait, peut-être
pour lui ce sera passager, peut-être pour moi ce sera le début d’une nouvelle
ère. Je suis André Gide réincarné ! Je m’en vais reconstruire le monde ! (Il
est temps venu de m’enfermer, je crois, un peu comme Artaud et Jarry.)
Tu me dis que tu ne m’as pas donné le dernier chapitre de ta
lettre. Le suspense me tue, d’autant plus que tu ne me l’enverras peut-être
jamais ton dernier chapitre ! D’un seul coup je viens de comprendre toute la
théorie relative au suspense dans un scénario. Ce que les profs ont tenté de
nous faire comprendre depuis cinq ans, s’y prenant tellement mal. Genre, nous
faisant répéter mille fois, sans nous expliquer la logique, les stupides règles
de grammaire et de mathématiques. Je t’en voudrai pour cela, de ne même pas me
donner un indice sur ce qui semble être la chose la plus importante de toute la
lettre, la plus captivante. En plus que tu as le culot de me dire que peut-être
je ne lirai pas le chapitre ultime ? Tu veux ma mort ou quoi ? La tienne,
peut-être ? Comment puis-je être plus franc
avec toi ? Je ne sais pas. Je lis tes choses, j’approuve le tout, je me
tracasse lorsque tu te tracasses, je suis malade
lorsque tu es malade, je tue une guêpe lorsque tu tues une guêpe. Je
vois que Jean n’est pas heurté par tout ce qui se passe dans votre vie, ni toi
non plus, ce qui me rassure et rend toutes vos aventures totalement légitimes.
Y a-t-il quelque chose de plus beau que la franchise et l’honnêteté ? Votre relation
en est certainement une à très long terme, je vous admire pour ça. Et puis
sinon, tant pis. Je ne m’inquiète ni pour toi, ni pour lui. Personne n’est aux
crochets de personne, personne n’est le trompé ou dans la patiente attente de
quelque chose qui ne viendra jamais. Soyez heureux et multipliez-vous dans la
paix du Christ notre Seigneur, amen ! Et puis, je me demande franchement ce
qu’il peut y avoir dans le chapitre ultime - de plus que ce que tu m’as déjà
raconté - qui mériterait que tu te taises sur le sujet. Ce serait triste et je
le prendrais comme un affront terrible. Bref, tu vantes les vertus d’un ami à
qui tu dis tout, puis au chapitre ultime tu lui annonces que tu n’as plus
confiance en lui et qu’il peut aller se perdre dans
Tu regrettes nos soirées d’antan, où tu débarquais chez moi et
que l’on discutait toute la nuit de tout, sauf de NOUS. Mais, François, nous
nous comprenions dans notre langage codé, tout ce langage qui fait que l’on
parle un discours tout à fait différent, mais que l’on comprend. On parlait de
nous, crois-moi. De nos passions, de nos idéaux, de notre art qui était déjà
effectif. Musique, film, peinture, amis, école, amour. Et lorsque je t’ai avoué
mon homosexualité, on a vraiment parlé de tout, je t’écoutais et te parlais
exactement comme au flot que tu as rencontré dans l’autobus. Doutant encore,
certes, mais agissant comme si tu l’étais peut-être. C’est pourquoi je te l’ai
avoué d’ailleurs, pour pousser plus loin nos conversations. Je t’aimais
vraiment, tu sais ; bien sûr, je ne te l’aurais jamais lancé en pleine face. Je
te trouvais très beau aussi (encore aujourd’hui d’ailleurs, mais je veux
décrire ce que je ressentais alors). Mon seul regret, c’est lorsque je t’ai
emmené à Desbiens sur la plage, et que non seulement tu as refusé de te
baigner, mais il était impossible de te faire enlever ton gilet pour en voir
plus. Es-tu poilu ? Enfin, si tu veux tout savoir, j’ai un autre grand regret,
un remords même. Tu te souviens le soir où tu es venu chez moi ? Je t’ai fait
une crêpe ce soir-là, alors que tu voulais partir au plus sacrant, alors que la
gratte avait enseveli ton auto dans
Ainsi, tu crois connaître
tout de quelqu’un en couchant avec lui, sans même échanger un mot. Je puis te
dire que je ne connais rien de quelqu’un même après quatre ans avec ce
quelqu’un à coucher avec lui. Les gens sont souvent bourrés de secrets, de
mystères, de culpabilités inavouables. Me connais-tu vraiment ? Te connais-je
vraiment ? Malgré toute notre correspondance, François, on ne se connaît
pas. Moi-même, je n’ai pas la prétention de croire que je me connais. Ce qui
serait grave en fait, ça démontrerait que j’ai des bornes, et comme tu dis si
bien, le ciel est
Dernièrement, j’ai vu au cinéma The Madness of King
George. À
oublier, ne perds pas ton temps et ton argent. J’ai vu une pièce d’Oscar Wilde
au théâtre, The Importance of Being Earnest. J’ai été bien déçu. En ce
qui concerne Shakespeare, ça doit être trop mystique pour moi, je n’ai jamais
été dans la capacité de lire plus de dix pages de son œuvre, non plus d’écouter
plus de dix minutes de n’importe quel film que l’on a fait avec son œuvre. Faut
dire qu’à chaque fois que je m’y mettais, c’était en anglais, et il est vrai
qu’à l’époque mon anglais faisait pitié. J’aimerais bien m’enfermer dans un
théâtre et subir sa meilleure œuvre. Mais j’aurais peur d’être déçu. Un peu
comme d’assister à une pièce de Molière. C’est toujours ennuyeux de mon point
de vue. Vaut mieux s’accrocher au mythe que l’on a construit de ces grands
maîtres, plutôt que de s’attarder à leurs œuvres en tant que telles. C’est triste
d’en arriver à une telle conclusion. Il y a des maîtres d’époques ultérieures
qui valent plus que Racine et Claudel à mon avis. Du moins, au temps où nous
vivons, bien sûr. Et dans le contexte aussi, parce qu’à la Sorbonne, je te
jure, ils ne vivent pas à la même époque que nous. Pour eux, l’art s’est arrêté
avec Le Soulier de satin et Bérénice (ou Britannicus selon le prof qui radote en avant).
Paris me manque, Paris me manque énormément. Londres, ce n’est
pas Paris. Rien à voir. Deux mondes différents. Je ne puis plus me passer de
Paris, et ça c’est révélateur de mon futur. Vivement qu’ils passent leurs lois
sur la reconnaissance des couples gais, ce ne sera pas long avant que je
demande ma carte de résident, Sébastien étant français. Ils veulent des preuves
? On a un compte de banque commun, on habite ensemble depuis presque un an,
notre courrier en fait foi, ça fait quatre ans que nous sommes ensemble. Ils
pourront décortiquer tout cela et en venir à la conclusion que, malgré les
orages, notre relation tient le coup, et que nous méritons de pouvoir se suivre
l’un l’autre. La vie pourrait être si simple sans toutes ces lois souvent
inutiles. La vie serait totalement différente, c’est certain. Mais à qui donc
profitent toutes ces lois, je te demande ? Et jamais personne ne songe à les
changer. Et même lorsqu’ils veulent les changer, elles demeurent inchangeables
pour des siècles. On l’a prouvé avec la Constitution canadienne vieille de
1867, seul héritage anglais à part les œufs et le bacon le matin. Il n’y a pas
de quoi se réjouir. Je me demande quels sont les vestiges anglais qui font
encore problème en Australie.
Voilà, je te laisse, ma lettre est longue. Faut que ça t’arrive
vite avant que je ne m’enfonce davantage du mauvais côté du ravin. Et puis, tu
risques de partir en Australie, et
54
Hier, j’ai laissé Sébastien officiellement. J’étais mort d’une
journée de travail lamentable où quantité d’hommes arrivent à la caisse avec
leur accent qui ne ressemble en rien à l’anglais (bien qu’ils soient British),
me répètent trois fois la marque de cigarettes qu’ils veulent, avant d’exploser
et de carrément me dire « to fuck off ». Ils ont un complexe à cause de leur
accent, je dirais, voilà pourquoi ils perdent patience. Somme toute, la
meilleure preuve qu’ils parlent autre chose que l’anglais est finalement en
face d’eux, je ne comprends pas un mot de leur jargon. Mais la journée a été
difficile, et Sébastien m’est devenu une source de soucis incontrôlable. Il ne
m’apprécie plus comme avant, je n’ai pas l’impression qu’il m’aime comme il
pourrait m’aimer. Je suis toujours inutile dans le décor. S’il voit du monde
alors que je suis là, pour lui ce n’est pas voir du monde. Il faut que je sois
absent. Ainsi le Philippe samedi passé, dont j’ignore s’ils ont couché
ensemble. Mais dans l’appartement c’est pire. Notre colocataire Martin est
devenu une force négative, me méprisant sans cesse, me prenant pour un jeune
imbécile incapable de parler, m’envoyant toujours des craques. Lorsque
Sébastien n’est pas là, il s’invente des raisons pour ne pas m’inviter à faire quoi
que ce soit. Mais avec Sébastien, c’est tout différent. Il est à ses pieds. Il
aime mieux aller au cinéma avec nous et aller prendre une bière ensuite, que
d’aller avec ses amis. Sébastien le lui rend bien, il suit Martin dans la
maison comme un petit chien. Partout. Si Martin va dans sa chambre, Sébastien
le suit jusqu’à
Aujourd’hui marque la victoire de Martin sur moi. Non seulement
il a passé la journée complète avec Sébastien, se levant ensemble, plaçant
ensemble le linge de la laveuse jusque dehors sur le porte-linge, vidant
ensemble le lave-vaisselle, se préparant ensemble à manger, mangeant ensemble,
faisant la vaisselle ensemble, allant magasiner ensemble, et revenant après moi
à l’appartement, mais en plus Sébastien m’annonce qu’ils vont m’emmener manger
au restaurant. Je m’excuse ! C’est moi qui t’emmène au restau, et l’étranger,
tu peux le laisser à
Sébastien est à côté de moi, ne sachant plus
quoi faire. Il est trop tard pour reprendre le dessus, je suis en mode destruction. Il mange des nouilles qu’il s’est fait cuire, moi je
crève de faim. Je découvre qu’il y a une prolongation au régime WHSmith,
le régime du couple Sébastien-Martin. Échec, on ne va pas manger, eh bien, je
ne mangerai pas. Il veut faire quelque chose juste nous deux ce soir pour
compenser. Pourquoi donc, cher Sébastien, je suis en mode destruction ! Tu ne
comprends pas que je ne pourrai faire autre chose que de me lamenter, te
reprocher mille et une choses : la première, c’est que tu jouis de la vie avec
Martin, Philippe, Maurice et Franklin, tandis qu’avec moi tu endures le
calvaire ? Il vient de m’offrir d’aller au restaurant maintenant qu’il a mangé.
Il dit qu’il va me regarder. Tabarnack ! Viens, mon petit garçon, on va te
contenter. Sèche tes larmes, le voilà ton biscuit. Tabarnack ! Snif, snif,
merci. Hostie ! J’ai besoin de sortir seul de la maison, le besoin d’appeler la
christ de Japonaise, puisque c’est ma seule amie. Mais vous savez ce que
Sébastien en profiterait pour ajouter au calvaire ? Sortir avec Martin au G.A.Y. Et je n’aime pas ça du
tout, je m’oblige à demeurer ici pour l’obliger à demeurer ici. N’est-ce pas
absurde, le comble de la jalousie ? Pourquoi suis-je donc aussi enragé ? Prêt à
mordre tout ce qui bouge ? Cet emploi, je vois maintenant qu’il me met à
l’épreuve, c’est ma confiance en Sébastien, mon sentiment de possessivité.
Ainsi, on voudrait que je laisse Sébastien sauter dans les bras de n’importe
qui ! On voudrait que je le laisse à Martin et Philippe ! Qu’ils aillent à la
piscine, aillent dans le sauna, s’observent méticuleusement ! Mais quel besoin,
la piscine ! Où ai-je la tête ? Il suffit que je ne sois pas à
55
Je termine à l’instant de
lire Count Dracula par
Roderick Anscombe. Peut-on imaginer pire littérature ? J’ai acheté le livre à
cause de son apparence, j’ai lu la première page et ça parlait de Paris. Jamais
je n’ai eu l’intention de le lire, je vous jure. Mais je l’ai dégusté jusqu’au
dernier meurtre. C’était là le livre d’un intellectuel, pire, d’un psychiatre
qui croit tout savoir sur la psychologie des meurtriers. Mais quel artiste ce
Roderick ! J’ai honte d’être incapable de lire un classique de la littérature
française en entier, alors que je dévore à pleines dents un Big Mac fast-food
de la littérature anglaise. Je le lisais même entre deux clients au travail.
Pourtant je suis convaincu que ce livre, comparé au reste de la littérature,
est moyennement intéressant. Du moins je l’espère, et je crois qu’aucun
prof d’université ne pourrait affirmer que c’est là un chef-d’œuvre. Le titre
lui-même est voué au succès immédiat et à l’oubli universitaire. Je regrettais
même en le lisant que ce soit l’histoire du comte Dracula. Quel roman éternel
cela aurait fait s’il ne s’était agi de la vie secrète de Laszlo. Ce n’est
certes pas dans les meurtres des jeunes vierges que réside l’intérêt d’un tel
livre, c’est dans le style. Mais à ce propos, n’est-il pas inquiétant que
présenté d’une telle manière, on en vienne à accepter la nature même de Laszlo
et que l’on prie, non pas pour qu’il épargne sa prochaine victime, mais pour
éviter qu’il se fasse prendre par la justice ? Nous sommes devant un médecin
intelligent, avec une implacable logique sur le déroulement des événements, un
fin psychanalyste de tous les détails. En un tel homme on pourrait confier
l’humanité, le trône de
56
Je lisais le magazine Gay Times hier, ça m’a déprimé. The
Dark Ages are back ! selon eux. Les relations entre l’homosexualité, la religion et l’autorité
gouvernementale, dans quantité de pays dans le monde, sont devenues
effrayantes. Elles laissent craindre pour notre futur, pour mon futur. Tous ces
islamistes fondamentalistes qui tuent les gais, qui professent des arrêts de
mort à droite et à gauche, qui deviennent nombreux ici et qui finissent par
gagner du pouvoir en politique, jusqu’ici. C’est définitivement inquiétant.
D’autant plus que l’on ignore tout des gens
qui seront au pouvoir dans 10 ou 20 ans, et certains gouvernements occidentaux
laissent également entrevoir le retour de périodes sombres. Plus je lisais,
plus je regrettais qu’il y ait déjà tant de gens qui connaissent mon
orientation sexuelle, bien qu’il n’y en ait pas tant que cela en fait. Mais
c’est déjà trop. Je suis fatigué, je lis des choses sur un couple gai harcelé
par la police à l’aéroport d’Heathrow. C’est tellement sérieux qu’ils ont
quitté le pays. Partout, il y a des caméras, des micros, dans tout l’aéroport
je n’ose plus parler. Au téléphone je n’ose plus parler non plus. On sait bien
que les téléphones mobiles utilisent des ondes que l’on capte sur n’importe
quelle petite radio amateur. Toutes les semaines on rapporte des gais battus,
accomplis par diverses personnes qu’on ne réussit jamais à retracer. Et le
pire, il y en a déjà tant qui sont rapportés et il ne s’agit là que d’un faible
pourcentage de ceux qui se sont fait attaquer. Il me semble absurde de se
battre chaque année pour un minimum de droits, alors que tout cela va
disparaître aussitôt le prochain gouvernement un peu trop chrétien fanatique au
pouvoir. La religion n’a rien de plaisant, la face de la vraie religion est bel
et bien l’orthodoxie, et cette orthodoxie poursuit des buts que je ne
m’explique point. Le statut des femmes en tant qu’être humain est la deuxième
chose qui est à craindre avec
57
Lorsque ma collègue à l’aéroport m’a remis le livre de Michael
Crichton, Disclosure, et que j’ai vu qu’il était l’auteur de Jurassic Park, je lui ai dit que je ne
lirais pas ce livre. Puis, devant sa panique et la crise qui allait suivre, je
lui ai dit que j’oublierais mes préjugés de petit étudiant en littérature qui
méprise tout ce qui ne date pas d’au moins cinquante ans, et que je lirais les
cinquante premières pages pour voir si ça accroche. Eh bien, ça m’a accroché,
et même, ça m’a fait réfléchir. En deux lignes je peux résumer les 168
premières pages : un directeur dans une compagnie de télécommunications, qui
attendait une promotion, s’est fait supplanter par une ancienne copine qui
l’accuse de l’avoir harassée sexuellement, alors que c’est elle qui l’a
harassé, ce qui l’oblige à accepter un transfert et perdre des millions de
dollars. Voilà pour le résumé. Là où j’ai commencé à réfléchir, c’est lorsqu’il
se rend dans le bureau d’une avocate spécialisée dans les cas d’assauts
sexuels, et qu’elle lui démontre en cinq points pourquoi il ne doit rien faire
pour tenter de faire justice dans cette affaire. Il s’agit en fait des
problèmes de la justice, une véritable injustice en elle-même. C’est-à-dire inaccessible
par sa lenteur, ses coûts, ses préjugés de départ qui impliquent ta
culpabilité, avec l’impossibilité de prouver ton innocence. Les conséquences de
vouloir faire la justice sur un événement qui détruit entièrement ta vie (perte
d’emploi, de famille, de maison, de sécurité). La justice ouverte au public
empêche qui que ce soit d’aller en justice, afin d’éviter d’être dans tous les
journaux avec ton nom, les faits, ta culpabilité que tu essaies de prouver
innocente, et ta honte. Ceux qui embarquent dans une telle galère sont ceux qui
sont rendus à un point où tout cela ne peut plus empirer, c’est-à-dire qu’ils
n’ont plus le choix. Enfin, bref, même si la justice se fait, ce qui est
douteux, les conséquences d’un tel processus sont tellement destructrices qu’il
valait peut-être mieux passer l’éponge et tenter d’oublier toute l’affaire,
malgré ce que les gens pensent. Et alors que tu crois que tout est fini, il y a
les rappels en cour supérieure, et tout recommence ! On ne peut pas espérer
continuer à travailler pour une compagnie ou même trouver un emploi ailleurs,
si nos relations avec l’employeur se sont terminées dans une cour de justice.
Et après tout ça on n’est pas surpris de voir que justice ne s’est pas faite.
Un autre problème consiste en ce que l’avocat que tu te paies fait toute
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Voilà, ça a fait la première page du Evening Standard,
demain ce sera à la une de tous les autres journaux. Le référendum au Québec a
été perdu à nouveau. Ça ressemble à ma vie avec Sébastien. On est encore
ensemble mais c’est fini. Retenu à Londres par un bout de papier qui dit que
nous devons payer pendant six mois notre appartement. Sauf que la séparation
s’en vient et que je ne la veux pas. Mais que si l’on m’oblige à un référendum,
ce sera 50 % contre la séparation en ce qui me concerne et 50 % pour en ce qui
concerne Sébastien, et que la sécession va se faire de toute manière. Au
Québec, la proportion du non est de 50.4 % contre 49.6 % pour le oui. Sauf que
Sébastien n’aurait pas le droit de me quitter avec ce maigre 1 %, lié à moi à jamais
par un autre bout de papier vieux depuis 1867 donné par l’Angleterre et que
l’on appelle la Constitution canadienne. Ces comparaisons entre la relation
canado-québécoise et un couple ordinaire d’opinion contraire sur le référendum,
ça pleut dans la littérature québécoise. Je n’en ferai pas tout un plat, je
vous avouerai que pendant un instant j’ai cru que j’allais voter oui, puis
soudainement je ne savais plus. Puis, finalement, les résultats m’ont laissé
complètement indifférent. Ni soulagement, ni pleurs. Je suis tellement loin de
tout cela, je ne suis ni pour ni contre, mais je sais cependant qu’en tant que
québécois qui veut se promener et habiter ailleurs qu’au Québec, je retire
certains avantages à demeurer dans un Canada uni. D’ailleurs, ma sœur hier m’a
presque convaincu de retourner à Jonquière, surtout qu’elle m’affirmait que
j’avais coulé mes examens et que cela importait peu. L’essentiel est d’être
sorti de chez moi, d’avoir suivi des cours à la Sorbonne et d’écrire cela sur
mon Curriculum Vitae. Oui, bon. Quel échec, mais on peut encore sauver
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Aurai-je le temps ce matin d’expliquer en long et en large où
j’en suis ? Finie l’Europe, fini Sébastien, je suis de retour dans ma région au
nord du Québec de façon permanente. Ce matin, il me faut terminer un gros
morceau de bureaucratie : depuis trois jours je tente de ramasser tous les
papiers et j’écris toutes les lettres nécessaires à mon adhésion en maîtrise à
l’Université du Québec à Chicoutimi. Pendant un instant j’ai cru que le tout
allait me faire vomir, juste à franchir la première porte de cette
mini-université qui dépend entièrement de l’Université de Trois-Rivières. J’ai
cru que j’allais profondément m’enfoncer dans un trou sans fond bien loin de la
Sorbonne de Paris. Et puis non. Je n’ai jamais pris au sérieux mes études en
France et je prends mes études au sérieux ici. Depuis toujours je conceptualise
l’université comme quelque chose d’excitant, mais déjà à Ottawa ça différait de
ce que je connaissais, et à Paris ça n’avait plus rien à voir avec ce que
j’aspirais à atteindre un jour. Pour la première fois de ma vie j’ai
l’impression de vraiment rentrer à l’université, je m’en vais à la grande
université de Chicoutimi, qui est la suite logique du grand collège de
Jonquière. Au diable les vieux qui s’imaginent que lorsque tu as Sorbonne à
côté de ton nom tu vaux plus que Pierre-Jean-Jacques, qui lui n’a qu’Ottawa
comme carte de bienvenue. Pourquoi me faut-il toujours vivre dans les extrêmes
? La Sorbonne à Paris, l’Université du Québec à Chicoutimi. Ça rime en bonus.
N’empêche que ce matin je rêvais que je sortais d’une école
secondaire, Maria Chapdelaine à Jonquière (je n’y ai jamais été mais mon père
habitait l’édifice à côté), et j’avais décidé de ne pas prendre l’Underground,
j’allais attendre l’autobus à deux étages pour me rendre sur Elgin Avenue. Je
me disais qu’une 28, une 29 ou une 30 allait faire l’affaire. Sur le poteau il
y avait le plan des autobus de la ville, à Londres ça ressemble à une toile
d’araignée assez complexe. Bien sûr, à Jonquière il n’y a qu’un seul autobus
qui passe en face de cette école, et il va vers Chicoutimi. Je me disais qu’il
me fallait profiter de mes derniers jours à Londres avant le retour, qu’il me fallait
prendre l’autobus au lieu du métro. Les réveils sont toujours brutaux. Non pas
que l’univers ici est négatif, tout va bien, tout va trop bien. J’ai presque
oublié mon échec à Paris qui est devenu une simple année d’étude en France. Mon
père ne dit plus rien depuis que je tente de m’inscrire à Chicoutimi, il
semblerait que je suis déjà implicitement accepté. Je n’ai pas envie de
repartir pour l’instant, les gens sont gentils, je réalise qu’ailleurs le monde
est méchant, stressé, invivable. Mais je vais rencontrer mon lot de monstres
bientôt, je le sens.
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Ils ont commencé à me faire chier, bien que la nouvelle femme de
mon père était déjà en action bien avant que je n’arrive. Elle est maître chez
elle et dictatrice de
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Un ami vient de m’appeler, j’ai déjà commencé ma rébellion. Je
lui ai tout dit de ce que je pensais de ma nouvelle situation, suffisamment
fort pour que ma belle-mère entende. Voilà, je suis brûlé. Mon père est venu me
dire que demain il va falloir qu’on parle et je n’ai aucun doute sur le parti
qu’il prend. Le problème, c’est que l’on ne peut jamais gagner à ces petits
jeux lorsque l’on n’est pas dans la situation du maître. Et c’est pourquoi il
va me falloir trouver une solution à ce problème. De toute manière, ça ne peut
pas faire de tort qu’elle comprenne que je n’ai pas l’intention de me laisser
piétiner, peu importe si c’est elle qui paie le logement et
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Salut, Ed, mon ami,
Je t’écris aujourd’hui car je pense à toi, mais je pense toujours
à toi. J’ai peur que tu m’aies oublié depuis tout ce temps, j’ai un peu
l’impression que tu cherches à ne pas me décevoir lorsque l’on se parle, mais
qu’en fait tu ne penses pas trop à moi. Je n’ai pas été gentil non plus en te
reprochant un peu ton rythme de vie à New York, et ce serait là une bonne
raison pour toi de m’oublier. Car je sais bien que tu n’as pas besoin de ma
morale. Mais c’est parce que je t’aime que je m’inquiète pour toi. Et j’ai peur
qu’après tout ça tu ne veuilles plus de moi ou que finalement tu ne veuilles
pas de relation stable. Mais ça, je sais bien que tu voudras toujours ta
liberté, et moi j’apprends à vivre avec la liberté des autres. Regarde
Sébastien : lorsque l’on était à Londres, il m’a laissé seul à l’appartement
des journées entières alors que je savais qu’il était chez un autre. Moi aussi
je l’ai trompé à deux reprises à la fin, comme je t’ai raconté, mais alors je
savais que c’était terminé entre lui et moi. J’aime bien l’idée de la fidélité,
et moi je suis prêt à être fidèle. Mais je crois que personne que je rencontrerai
ne sera fidèle et je me demande s’il ne faut pas apprendre à vivre avec l’idée
que parfois notre copain nous trompe. Mais je ne vais pas te parler de ça, je
vais plutôt te parler du comment mon retour à Jonquière se fait.
Je me suis inscrit à l’Université du Québec à Chicoutimi en
maîtrise de Littérature. Mais j’aurai bien l’intention de reporter cette
acceptation au mois de septembre prochain. En vérité, je me sens mal dans la
région, je voudrais partir. C’est cependant une décision très difficile à
prendre, d’autant plus que j’ignore où aller. Je voudrais aller travailler
ailleurs, me réinscrire dans d’autres universités qu’à Chicoutimi, comme à
Montréal par exemple. Mais voilà, je ne veux pas partir pour Montréal
maintenant si c’est juste pour aller travailler. Ottawa non plus, ni même
Toronto. Il me faudrait plus grand, je voudrais partir pour les États-Unis.
C’est mon plus grand rêve, j’y pense chaque jour. Mais là il y a des problèmes.
Il m’est impossible d’y demeurer plus de six mois et il m’est interdit de
travailler. Alors mes beaux projets de partir pour New York ou même la
Californie se feraient dans l’illégalité. Il me faudra sans doute travailler
illégalement, à enseigner le français à des particuliers que je trouverais par
exemple sur les campus universitaires. Mais pourrais-je gagner suffisamment
d’argent ? Ce serait vraiment une tentative de survie. Alors je pourrais
repartir pour l’Europe, j’ai le droit de travailler en Angleterre. Mais comme
j’arrive déjà de Paris et que j’ai vécu à Londres, il me semble que maintenant
je n’aurais plus rien à y apprendre. C’est vraiment New York qu’il me faut. Tu
sais, j’ai même pensé rappeler le M. Westman que nous avons rencontré chez Splash, je suis prêt à
Alors, comment ça va à New York ? À quoi ressemble ta routine ?
As-tu trouvé un autre emploi. Retournes-tu aux études ? Je garde un excellent
souvenir de notre voyage à New York, c’était très excitant de te prendre dans
mes bras lorsque Sébastien prenait sa douche. Je me suis souvent masturbé en
repensant à toi en train de te masturber sur ton lit, complètement nu, alors
que Sébastien dormait avec deux oreillers sur
63
Je végète à regarder les plafonds. Est-ce que je redécouvre la
joie de chercher quelqu’un, ou bien la misère de ne pas trouver quelqu’un ?
Hier, je me suis endormi en repensant à ce jeunot de Sylvain. Me disant que ce
serait une grosse erreur, que dans le fond on n’a rien en commun. En plus,
j’ignore s’il s’intéresse à moi, bien qu’il m’ait donné son numéro de
téléphone. Peut-être que lorsque je le reverrai, je serai en mesure de dire
s’il m’intéresse, au pire juste pour coucher avec lui. Mais encore là, mon
style est bien différent. J’aime ce qui est plus vieux que moi, ou alors grand
et fort. Pas un enfant maigre de vingt ans qui n’a pas encore terminé sa crise
d’identité. Il faut cependant avouer qu’il a de très beaux traits, ses petits
yeux bleus, son petit regard absent. Mais ça c’est parce qu’il était gelé ben dur,
et je ne suis pas certain que ce ne soit qu’au hasch. Hier, je me disais que je
régressais vraiment. Combien j’en passerai de ces hommes dans les bars avant de
tomber sur un avec qui ça pourrait être durable ? Je ne me vois pas développer
des sentiments pour Sylvain, encore que l’avenir est incertain. Il est à
l’heure des découvertes, je suis à l’heure des bilans. J’ai de la misère à
croire que j’aimerais le sexe avec lui. Trop maigre, trop efféminé, en fait, ce
sera moi l’homme du couple dans ce contexte. Je vais le mettre au pas,
l’enchaîner aux pattes de son lit, le pénétrer jusqu’à ce qu’il crie et qu’il
pleure. On va le faire pleurer pour une bonne raison cette fois. Je crois que
je suis en dépression, et le pire c’est que j’ignore pourquoi, quelle en est
exactement
Libération ! J’ai envie d’exploser ! Traverser le parc des
Laurentides avec la musique au boutte dans le char. C’est ça la joie, les
folies. Et juste avant d’arriver à Québec, retourner sans même atteindre
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Ma peur du rejet aura été de courte durée, je le rencontre demain
après-midi. Il n’a même aucun scrupule à manquer un de ses cours pour me voir
le plus tôt possible. Mais il veut demeurer cool, alors il veut donner
l’impression de ne rien brusquer. Il a couché avec tellement de monde qu’il ne
les compte plus, et refuse de me laisser entrevoir combien. Bon Dieu, ça a
vingt ans, ça a couché avec le peuple en entier, et ça me raconte ses soirées
de sexe dans les saunas et les petites chambres à l’arrière. Mais je passe
par-dessus, je m’en fous. La seule chose, c’est que c’est bien certain que l’on
n’aura jamais une relation à long terme. Trop volatile, et j’imagine qu’il y en
a encore plein d’autres dans le décor. Dieu que notre conversation téléphonique
fut d’une platitude extraordinaire. En plus il ne voulait plus raccrocher. Le
pire, c’est que l’on a énormément de choses en commun, tous les deux on s’est
ramassé en Alberta pour un échange étudiants, tous deux on a fait le tour de
l’Europe au même âge. Le hic, c’est qu’il me ramène constamment trois à quatre
ans en arrière. Comme si je devais apprendre de lui des choses que je n’ai pas
su apprendre lorsque j’ai vécu tout ça. Mais moi je peux pratiquement lui
prédire ses trois ou quatre prochaines années, en commençant par son prêt
ordinateur qui lui coûte une fortune en intérêts et dont il aura bien du mal à
se débarrasser. Je ne suis pas certain que ça me tente de coucher avec lui, et
je ne crois pas que l’on puisse même devenir des amis. J’ai passé à un cheveu
de tout annuler lorsque je lui parlais. Mais enfin, ça ne coûte rien de le voir
demain. Encore qu’il me faille attendre que les fauteuils de chez Tanguay
soient livrés avant de m’enfoncer dans l’interminable système d’autobus de
ville qui m’emmènera de Jonquière à Chicoutimi en environ une heure trente. Et
s’il faut que l’on fasse l’amour, fera-t-il les premiers pas ? Il doit bien
avoir de l’expérience, plus que moi. Peut-être me violera-t-il ? Pourquoi pas ?
Mais j’avoue que ce ne sera pas si pire si cela devait arriver. De toute
manière, coucher avec lui me donnera l’impression de faire quelque chose
d’illégal.
Et Sébastien qui m’appelle maintenant tous les jours pour se
convaincre que l’on va revenir ensemble dans des temps futurs, genre dans
quelques années. Il me demande si je suis sorti, je lui réponds que non. Ça lui
évitera de m’oublier trop rapidement. Ed m’a téléphoné de New York aujourd’hui.
Depuis le temps que je veux sauter dans un avion et aller le rejoindre à New
York, comme la conversation que j’ai eue avec lui à Londres lorsque moi et
Sébastien c’était terminé. J’aimerais tester l’amour que j’ai pour lui, voir s’il
pourrait grandir et demeurer fort. J’ignore ce qui me retient de partir pour
New York, en fait c’est la seule chose qui me tente dans le moment. Je dis tout
à ma sœur ces temps-ci, elle sait que je rencontre le Sylvain demain. Est-ce
bien ou mal de tout dire ainsi à sa sœur ? Et elle, est-ce qu’elle me dit tout
lorsqu’elle me raconte ses problèmes ? Comment savoir... peut-être l’a-t-elle
trompé son Martin, peut-être que lui l’a trompée, qui sait. Eux, ils sont muets
comme des truies. J’ai encore appris bien des choses sur mon père que l’on a
réussi à me cacher pendant 23 ans.
Oups, même pas eu le temps de terminer ma phrase que le loup
m’appelle. Il veut manquer son cours de ce soir et m’invite à aller chez lui
dans
Voilà, c’est fait, j’ai couché avec lui. J’arrive de Chicoutimi.
Il était bien moins beau que lorsqu’il flottait dans les Alpes. Mais il avait
tout de ce que Sébastien recherche chez quelqu’un. Sébastien aurait adoré ce
jeunot, voilà peut-être pourquoi j’y suis allé. Mais moi il me faut du plus vieux que moi et du plus fort. Malgré
son petit visage d’ange et son petit bedon avec nombril ressorti. Eh,
bon Dieu, non seulement il ne m’excitait pas sexuellement, mais en plus j’ai
comme été obligé de coucher avec lui, sinon il m’aurait certainement trouvé
stupide, ou j’avais l’impression qu’il me jugerait. Lui, c’était clair qu’il
voulait, bien que ça lui ait pris une heure avant de poser sa main sur mon dos.
Je me suis levé à deux reprises pour aller aux toilettes afin d’éviter que ça
ne se fasse. Et lorsque je lui ai dit que l’on n’avait pas besoin de coucher
ensemble, il m’a répondu qu’il ne dirait pas non. Et puis à un moment donné je
lui ai dit que lorsqu’il voudrait que je parte, il n’avait qu’à me mettre
dehors. Il m’a vite rappelé à lui en disant qu’il me le dirait bien quand il voudrait
que je parte. Lui, il était déjà en érection, moi ça m’a pris plus de trente
minutes pour bander. Il avait bien plus d’expérience que moi, il m’a effrayé.
Comme j’étais certain que je n’allais pas bander, je me suis dit qu’il fallait
peut-être que l’on se déshabille. Lorsqu’il a commencé à me toucher un peu
plus, j’ai enlevé mon T-shirt. Il est demeuré surpris et a affirmé que j’étais
pas mal beau (heureusement j’ai perdu un peu de poids depuis que je suis à
Jonquière). Là il s’est déshabillé, gardant juste ses boxers. J’ai fait de
même. Même dans ses bras, presque nu, je ne bandais pas. Je lui ai dit que
j’étais mal à l’aise, il s’est installé nu sur moi et m’a lancé qu’il saurait
bien me mettre à l’aise. Il s’est mis à me sucer, me lécher les couilles et
même le trou du cul. Et puis à un moment donné j’ai défigé, je l’ai sucé à mon
tour et j’ai bandé. Il a rentré mon doigt dans son derrière et poussait pour
que je l’enfonce davantage. J’ai comme l’impression qu’il va aimer ça, la
pénétration, lui. Ensuite on est allés prendre un café sur
65
Étrangement Paris ne me manque pas du tout, j’écoute la
télévision tous les jours pour voir jusqu’à quel point ils s’enfoncent dans
leur grève généralisée illimitée, et je jouis de ne pas y être. Pire, lorsque
j’entends un Français parler, le mal de ventre me prend. Une réaction que je ne
saurais expliquer, sinon que j’y ai souffert en maudit pour que le seul nom de
France me donne de l’urticaire. Même la littérature française me fait tourner
les poumons. Tout cela me pousse vers Londres. Je m’ennuie tellement de
l’Angleterre ! Je veux y retourner, je veux y habiter, pour toujours ! En plus
je le vois tous les jours sur cassette vidéo. J’ai retrouvé mes anciens
enregistrements, il n’y a que des vidéos de Londres là-dedans. Même que j’ai
l’impression que Duran Duran a tourné The Chauffeur sur Harrow Road et
la A40, à la hauteur de Royal Oak et Paddington. C’est chez moi ça ! Quelles
images extraordinaires, avec en sourdine le lesbianisme. J’adore l’anglais,
j’adore les Anglais, j’adore l’Angleterre, vive le colonisateur ! La reine
Élisabeth II, avec moi pour toujours, sur mes billets et mes pièces de monnaie.
Je ne suis même pas fédéraliste, je suis monarchique. Je veux la restitution
des pouvoirs à la reine immédiatement. Je veux qu’elle reprenne le contrôle de
toutes ses colonies, et je veux un passeport anglais. Au diable les Français,
je ne veux plus rien savoir des séparatistes. J’accepte de ne plus être une
voix pour ma génération en disant ces choses, au diable ma génération ! Qui
veut faire partie d’une génération lavée du cerveau de toute manière ? Ma
nature est également d’aller à l’encontre de toute chose que l’on tente de
m’imposer, et le plus fort ils essaieront, le plus fort je me battrai. Il
fallait bien s’y attendre que j’en arrive là. Il faut sortir de chez soi pour
aller voir ce qui se passe ailleurs. D’ailleurs, mon petit Sylvain n’a même pas
une cassette de musique francophone dans sa collection. Que de l’anglais, sauf
Beau Dommage. Quel hypocrite ! Que mange-t-il le matin ? Du pain baguette avec
un espresso ? Pas du tout, des œufs, du bacon, des toasts et du café anglais.
A-t-il seulement déjà mangé de la cuisine française ?
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Ces temps-ci j’ai envie de faire des folies. La première, me
teindre les cheveux en rouge vif, après décoloration à l’acide. Il en faut
beaucoup pour se développer une personnalité particulière. Cette peur d’autrui,
le terrible jugement d’autrui. Ils voudraient que l’on meure dans le
conformisme social, et je ne parviens pas à comprendre pourquoi. En fin de
compte, n’admirent-ils pas la différence dans les arts ? Oh non, la seule
différence qui s’impose, c’est à feu et à sang, après des siècles, après qu’un
génie conformiste ait imposé sa différence. C’est dans ce simple esprit de la
marginalité que mon Sylvain s’en va faire son show de drag-queen ce dimanche.
Je l’admire pour ça, car ce n’est pas dans sa nature, il ne cherche pas par
tous les moyens à se déguiser en femme. Il le fait par pure folie, et moi,
cela, je ne le ferais même pas, alors je l’admire. Si c’était dans sa nature
même, là je le renierais. Par préjugé, je le rejetterais pour incompatibilité
avec ma nature trop fermée. Il n’y a rien qui m’attire chez un travesti,
peut-être est-ce différent pour d’autres ? Je ne comprends pas leur nature, et
en vérité je suis loin du problème, je ne pourrais donc juger quoi que ce soit.
L’autre folie que je m’offrirais, serait celle d’aller retrouver mon Ed à New York.
Tout abandonner, me foutre de mes parents, sacrer le camp. Cette idée grandit
en moi, j’ai vraiment envie de le faire, voir où cela me conduirait. Mais Ed
voudrait-il seulement me recevoir ?
Je ne sais plus quoi faire de ma peau, et ma belle-mère n’arrête
pas de me tomber sur le dos. J’ai fait quelques appels téléphoniques longue
distance, et aujourd’hui elle m’a dit que si je voulais en faire, je devrai
payer. À ce rythme il est totalement impensable qu’ils ne me demandent pas de
pension bientôt pour habiter là. Je n’ai point d’autres choix que de trouver un
emploi et de déménager. Je ne puis plus endurer le terrible sentiment de
culpabilité qu’ils m’offrent à chaque action que je fais.
Je n’ai plus envie de pourrir au Saguenay. Tous ils sont misérables,
se pensent misérables et me communiquent trop bien leur misère. Je me pensais
suffisamment fort pour confronter cette misère, je me croyais au-dessus de la
misère, après l’avoir si souvent combattue dans les dernières années. Mais leur
misère est trop terne, elle est pire que tous mes problèmes réunis. Cette
misère t’attire au fond d’un gouffre et t’empêche de voir la lumière au bout de
la route du parc. Il n’y a pas d’avenir possible, il n’y a qu’une misère amère
comme destin. C’est ça le Saguenay. Il n’est point permis de rêver ici, car on
a une pensée régionale, des idées qui se buttent aux frontières du Parc des
Laurentides. Même l’avenir n’a pas d’avenir, car il est entaché de cette misère
pessimiste. Il me faudrait une bourse qui me tombe du ciel, je déguerpirais
immédiatement pour n’importe où, sauf la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean. New
York en l’occurrence. Jusqu’à aujourd’hui je me croyais ici par choix, mais ce
sont les circonstances. Et dans ces conditions, il me faut absolument retrouver
ma liberté. Ou du moins mon sentiment de liberté. Il me faut au moins avoir
l’impression d’être quelque part et de vivre avec certaines personnes par
choix, et non par obligation. Sinon la vie ne vaut plus la peine d’être vécue.
Le passé, je le fuis comme c’est possible dans le contexte actuel. Sébastien,
c’est du passé. Je voudrais rebâtir ma vie ailleurs, dans
Première étape, New York. Voir si je peux trouver M. Westman,
qu’il m’accorde ce dont j’ai besoin pour survivre, je suis prêt à la
prostitution s’il le faut. Si rien ne fonctionne, que je ne puisse trouver de
revenu, je m’envole pour l’Angleterre. Là au moins je peux travailler et j’ai
même des amis. Et puis, je n’oublie pas Ed à New York. Ne l’ai-je pas souvent
appelé le deuxième amour de ma vie ? Peut-être serait-il temps de corriger
cette phrase, peut-être n’est-il que le seul amour de ma vie ? Dieu, que l’aventure me tente. Encore quelques jours de calvaire
et je crois que je ferai ma valise en laissant une note sur le comptoir.
L’idée de partir pour n’importe où avait disparu à mon lever. Une
heure de tétage dans la maison l’a ramenée en force. Avant la fin de la
journée, je me serai ou bien tiré une balle, ou bien j’aurai pris la décision
de partir.
67
Eh bien, mon histoire de sexe avec Sylvain est en train de
tourner au drame d’horreur. Incapable de m’en tenir à ma première volonté, avec
cet ennui qui me ronge, ce soir je l’ai appelé et il m’a invité à venir chez
lui. Toute la soirée nous sommes demeurés dans les bras l’un de l’autre,
habillés, comme de vieux amoureux de longue date. Ensuite sans gilet, à
s’embrasser, pendant un certain temps, puis en boxer pour un autre certain
temps. Il a des films de cul où on voit un gars entrer sa main et son bras au
complet dans le derrière d’un autre. Ensuite, il lui entre une sorte de corde
remplie de grosses boules rouges, le toupet m’en est resté collé à l’écran.
Comment peut-on entrer toutes ces boules là-dedans ? Et là, je regardais le
visage de la pureté juste à côté de moi, avec son corps non encore formé, je me
demandais comment il avait pu se procurer ces films illégaux. Puis tout s’est
transporté dans le lit. Le problème, cette fois, c’est que ça ne m’a pas pris
une demi-heure pour bander, j’ai éjaculé dans
les premières cinq minutes. Alors c’était comme un peu mêlant, ça a
brisé le rythme et il n’a pas éjaculé. J’en ai quand même trouvé matière à
m’inquiéter, en fin de compte il n’est pas venu et cela m’affecte. C’est
pourquoi ça tourne au drame d’horreur. D’autant plus qu’il ne m’excite pas tant
que ça, même si ce soir je ne pouvais plus me contenir. Une vraie petite bombe
sous pression, j’étais heureux de le voir. Mais il manque quelque chose. Oh,
mon Dieu, pendant trois heures il m’a raconté tous les coups qu’il a faits à
ses professeurs dans le passé, comment il s’est fait mettre dehors de l’école à
deux reprises. Et puis il faut toujours qu’il me raconte ses aventures avec des
hommes de trente-cinq ans qui ont des BMW qu’il finit par conduire, car ils
sont trop drogués pour prendre le volant. À propos, il m’a raconté comment il
s’était procuré de la coke (pour un de ses amis qu’il dit) d’un Hell’s Angels
dans un bar connu de Jonquière. C’est la serveuse du bar qui lui a dit de
revenir cinq minutes plus tard. Il a acheté un cognac qui lui est revenu à
28.50 $, la coke est venue en bonus. Puis il exhibait sa petite pipe à fumer
sur la table du salon, qui jonchait à côté de la grosse pizza de Pizza Hut.
Pendant un instant je me demandais s’il ne m’avait pas fait venir juste parce
qu’en retournant à Jonquière, je pouvais le laisser en passant au bar 1891. Ça
m’a fait mal de le laisser là, sans que moi j’y aille. Il y retourne demain
qu’il dit, et hier il est sorti. Alléluia, il passe sa vie dans les bars. À se
demander comment il réussit ses examens (il en avait trois aujourd’hui !). Il a
passé le reste des nuits passées à surfer sur l’Internet. Même comme ami, nous
ne sommes pas au même niveau. Cette fois j’espère que j’ai compris et que je
vais attendre qu’il m’appelle. Et puis que vais-je faire s’il m’appelle ?
Vais-je retourner le voir ? Peut-être. Enfin, j’aurai une preuve qu’il
s’intéresse vraiment à moi, mais je semble ne pas vouloir comprendre qu’il ne
m’intéresse pas tellement. C’est que j’ai trop d’orgueil. Je suis avec lui car
je sais que c’est probablement ce que chacun rêve d’avoir comme copain, en plus
je voudrais aller jusqu’au bout de mon jeu. Je voudrais être bien certain qu’il
est accroché pour vrai, pour me dire après coup : ah ah, et Sébastien qui
tuerait pour avoir ça, et moi qui en pêche un le premier soir, et qui réussis à
le sortir de l’eau, et qui aime tellement ça qu’il en redemande. Et le pire,
c’est que je le joue pour vrai, mon jeu : je jouis et je souffre, l’un ne va
pas sans l’autre. Peut-on devenir dépendant d’un jeu ? Le pêcheur peut-il
devenir la victime et être pêché à son tour ? C’est ce que je découvrirai
peut-être, mais j’en doute. Je ne suis pas attaché à ce petit égaré, mais il m’est bien facile
d’affirmer des choses que le lendemain je suis prêt à contredire. En tout cas
je ne sortirai pas cette semaine, je vais attendre que François arrive de
Montréal. Il est inutile de multiplier les relations, ce n’est pas dans les
prochains jours que je vais rencontrer le futur amour de ma vie. Ah oui, la
seule chose qui fonctionnait bien ce soir sur l’Internet, c’est toutes les
scènes de cul et la pornographie pas mal effrayante d’hommes assez
impressionnants que Sylvain dégustait (encore un marché illégal). Un vrai
pervers ce Sylvain.
68
Je ne suis pas sorti ce week-end, je n’ai plus rappelé Sylvain.
Je suppose qu’il est sorti trois jours en ligne. Je pourrais encore aller au
bar 1891, il n’est que 23h ce dimanche. À mon avis il participe au concours de
travestis, et juste pour ça je devrais y aller. Mais il faudrait que je me
lave, que je m’y rende à pied, que je revienne ensuite, et puis comment
expliquer à mon père que j’ai décidé de sortir ce soir ? En plus je n’ai pas le
courage d’entamer des conversations, mais je sais que cette semaine je vais
m’ennuyer atrocement, et probablement que Sylvain se trouvera des raisons pour
ne pas me voir, et puis je ne veux plus le voir. Ce matin j’ai appelé Sébastien
à Ottawa, lui affirmant que j’étais prêt à tout laisser tomber pour aller le
rejoindre. Me foutre de la maîtrise pour le suivre à Montréal ou Toronto. Il
n’a pas été très enthousiaste, il m’a répété plusieurs fois qu’il valait mieux
que j’entre en maîtrise ici à Chicoutimi. Une bonne claque dans
69
Je viens de téléphoner à mon ami Sylvain. Il veut me voir demain.
Il m’a confirmé être sorti les trois soirs en ligne et avoir participé au concours
de travestis du bar 1891. Mais ça je le savais. Je ne regrette pas tellement de
ne pas y avoir été, peut-être n’aurais-je pas survécu au choc. Je lui ai
demandé si, dans les trois soirs et les endroits où il est sorti ce week-end,
il avait rencontré quelqu’un. Il me dit que non, le monde n’est pas si
intéressant et ils se connaissent tous. Je le crois, et je me demande si ce
n’est pas une chance si, finalement, j’ai pu me le farcir celui-là. Comme
d’habitude, le premier jour tu rencontres quelqu’un, tu te dis que ça a été
tellement facile que tu peux le laisser retourner à l’eau, la semaine d’après
tu en rencontreras autant que tu voudras. Mais voilà, la semaine d’après tu y
retournes et six mois plus tard tu te rends compte que le premier, aussi incroyable
que cela puisse paraître, c’était le bon (comme avec Sébastien). Je lui ai
demandé pourquoi il avait couché avec moi. Il m’a répondu qu’il en avait envie
et qu’il me trouvait vraiment beau. Voilà qui vient à point, j’avais
l’impression qu’il ne voudrait peut-être plus me revoir. Je semble vouloir
développer une vraie relation, seulement tous les règlements sont remis en jeu.
C’est-à-dire qu’il me faudra accepter Sylvain et son univers. Il devra toujours
sortir, fumer, se droguer, et probablement s’en farcir une série à mon insu. Si
je sais tout cela dès le départ, d’accord, je suis prêt à embarquer là-dedans.
Mon Dieu, en plus il n’est même pas mon style. Au moins s’il m’excitait, mais
là je semble plutôt attiré par sa personnalité. On dirait un vrai paquet de
nerfs qui me tombent là sur le plancher, et je me demande quelle utilisation je
peux faire de ça.
Ma demi-sœur est ici aujourd’hui, je crois qu’elle m’entendait
parler. Oh, God, ce ne sera pas drôle tantôt s’il faut qu’elle raconte tout ça
à sa mère. On a parlé de cul, de sexe, de pornographie, de drogue, de
travestis, de matelots gais qui débarquent à La Baie sur des bateaux et qui
sont en manque de sexe, sans oublier notre fameuse première nuit d’amour où
Sylvain me rappelait combien de spermatozoïdes on avait dû gaspiller, tous les
enfants que cela aurait pu faire (on a rempli une vingtaine de papiers
mouchoirs). Je lui ai dit de ne pas m’écœurer avec ça, les hétéros font en
moyenne 1.6 enfant en ce moment, donc pas de sentiment de culpabilité possible,
eux aussi perdent tout leur stock, en commençant par ma demi-sœur et son
copain. Eux, un mouchoir doit suffire, je le sens. Tout à coup je me sens bien,
je me sens comme quelqu’un qui n’est pas désespérément seul, à la recherche
impossible du temps perdu. Je suis heureux, parce qu’en plus je ne sors pas
avec un gros laid qui te donne l’impression de tout manquer de ce qui se passe
en société ailleurs dans le monde, mais avec un jeune très beau qui jouit dans
le feu de l’action. Demain, on marchera ensemble sur
70
Ma soirée avec Sylvain a été on ne peut plus bizarre. Je suis
arrivé vers 21h du centre d’achats Place du Royaume avec des poutines. Je sais
qu’il aime ça, il était heureux. Après m’être promené sur les réseaux de cul en
Norvège et au Festival de Cannes sur Internet, on a parlé. Il est devenu pas
mal profond, tellement que je lui ai proposé d’aller faire un tour dehors. Pour
lui remonter le moral, je lui ai dit que je
l’admirais pour tout son vécu, que moi je me trouvais nul d’être passé à côté
de ma jeunesse. Alors il m’a dit que c’était le temps ou jamais d’en profiter,
que l’on était jeune qu’une fois et qu’il fallait que je la vive ma jeunesse.
Mais lorsque je lui ai demandé qu’il me conseille sur les actions que je
pourrais me permettre de poser pour que jeunesse se fasse, la seule chose qui
lui est venue à l’esprit, c’est le concours de travestis du bar 1891. Il
m’affirmait qu’il fallait que je m’amuse avec les autres, que j’embarque dans
le jeu. Et là je crois que je me suis rendu compte que j’étais une grosse
mémère pantouflarde qui ne voyait même plus l’intérêt dans ces sortes de
choses. Pour moi faire ma jeunesse ce serait de partir pour les États-Unis
juste après Noël, au lieu d’aller m’inscrire le 5 janvier comme mon acceptation
à l’université me le confirmait aujourd’hui. La vie est triste. Les grandes
décisions devraient toujours être les seules que l’on devrait prendre. Les
ignorer, ça c’est vraiment s’enfoncer jusqu’à la mort et ça enlève tout but à
l’existence. On peut toujours attendre quelques mois, quelques années, il sera
alors toujours trop tard. Les grandes décisions ne peuvent se prendre qu’une
seule fois, car après, tous les éléments ne sont plus en place et la destinée a
fait son chemin sans nous. C’est ça les gens qui passent à côté de leur vie,
les gens qui demeurent enfermés dans leur petit appartement, ne sortant que
pour aller travailler et faire l’épicerie, un restaurant à l’occasion.
Qu’auront-ils appris ? Quelle magnifique expérience auront-ils acquise après
toutes ces années ?
La vie n’a plus de sens, elle
est d’une platitude illimitée. Je n’ai plus motivation en rien, c’est
probablement parce que c’est Noël. Je me mets sur Pause. À part ça, rien
d’intéressant dans les bars, c’est décourageant. Presque envie de rappeler le
Sébastien qui, lui, a peut-être plus de succès.
Sortir hier au 1891 m’a achevé. La neige
dehors me tue. C’est beau, mais en ce moment je trouve ça ennuyant. J’ai
l’impression d’être perdu loin de tous les gens que j’aime, de tous mes amis
que j’ai rencontrés cette année, me voilà pourtant chez ma famille. Ils sont
heureux de me revoir, malheureusement je n’ai que l’envie de repartir. Je sais
très bien qu’hors des murs de la région, je puis recommencer une vie,
rencontrer quelqu’un, étudier plus tard durant l’année. Cette décision
n’enchanterait pas mes parents. Vivrai-je donc tant que ça encore à la remorque des parents ? À 23
ans, incapable de prendre mes décisions, faire ce que je veux de ma vie ? À
quel âge vais-je enfin être en mesure de faire ce que je veux, quand je veux ?
71
Je viens de téléphoner chez Sébastien. Je crois que je viens de
décrocher de tout à
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On vit ou on se fait enfermer comme
Nelligan. On est Rimbaud ou on est Nelligan. Et moi je suis Rimbaud. Moi, je vais aller le
plus loin possible de mon passé, le plus loin possible de mes problèmes, le
plus loin possible de ma misère. Paris en dernière position, il est rendu bien
bas dans mon estime, mais il est encore sur
Dans deux heures ce sera le nouvel an. Je suis seul, comme un ver
de terre au milieu d’une autoroute. Thomas, mon nouvel intérêt, fête avec ses
amis et je ne suis pas invité. Je peux comprendre pourquoi, je ne les connais
pas suffisamment. Et Maurice, son copain, ne comprendrait pas la motivation de
Tom à m’inviter. Mais Tom n’a sûrement pas l’intention de m’inviter de toute
manière, parce qu’il me juge comme une menace, surtout quand Maurice est là.
J’ai téléphoné le Sébastien cependant. Son histoire est qu’il a couché chez
Gordon, car ils sont sortis hier et le colocataire de Gordon avait trop bu pour
le reconduire. Je suis cave de croire une telle histoire. Que voulez-vous ? Il
a tellement été négatif, je n’ai plus grand-chose à espérer de lui. Il ne
montre aucun désir de me voir revenir avec lui. Il dit qu’il veut d’abord
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Parfois je me demande ce que pense Thomas lorsque je lui dis que
je passe la journée étendu sur mon lit, à regarder le ciel par la fenêtre, en
pensant à lui. Me trouve-t-il con ? Un jeune innocent que l’on rencontre dans
le fond d’un bar et qui, dans le fond, ne nous intéressera jamais ? J’ai reçu
un choc lorsqu’il m’a avoué que même si son copain Maurice disparaissait du
décor, je ne serais même pas considéré, parce qu’il n’a aucun sentiment pour
moi. Quel message cela m’envoie-t-il ? Tout à coup j’ai besoin de me reprendre
en main, retrouver ma confiance excessive en moi. Cette confiance revient habituellement
lorsque j’ai une bière dans le corps et que je suis seul pour savourer le
moment (comme ce soir). Ce n’est pas drôle la dépendance à quelqu’un, surtout
lorsque ce quelqu’un ne t’aime pas plus qu’il ne le faut. C’est peut-être même
un peu stupide, lorsqu’on considère que ça ne fait même pas une semaine que
l’on se connaît. Il m’a encore répété que jamais il ne laissera Maurice pour
moi. Et cette fois ça commence à rentrer dans ma tête pour vrai. Pourtant,
j’insiste pour croire qu’il existe une maigre possibilité entre lui et moi. Le
destin, il ne faut pas l’oublier celui-là. Il m’annonce que son plus grand rêve
(après avoir visité l’Égypte) serait de se construire une belle maison (dont il
élabore dans sa tête les plans) près d’une rivière ici dans
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Hier, j’ai vécu des émotions fortes. Je l’ai pris dans mes bras,
le Thomas ! Je lui ai massé le dos et les épaules pour plus de trente minutes !
J’ai même bandé et parfois il pouvait la sentir, la grosse bosse que j’avais !
Lui, je sentais son parfum partout, il n’avait que son T-shirt América, je
l’écrasais contre moi. Mais j’ai fait pire, il m’a dit de me déshabiller, sur
le coup je n’ai pas réagi, je croyais qu’il blaguait. Il voulait voir ma
réaction. Alors j’ai enlevé mon T-shirt. Devant sa panique cependant, il m’a
bien fallu le remettre dans les deux minutes qui ont suivi. M’a-t-il trouvé
beau ? Plus beau que Maurice ? M’a-t-il seulement regardé ? Sûrement. A-t-il
aimé que je le masse ? Certainement. En fait, nous n’étions arrêtés que par sa
conscience. Tout devait demeurer, dans une certaine mesure, acceptable pour sa
conscience. J’espère que ce matin il ne se sent pas coupable et qu’il ne dira
pas ces innocentes actions à Maurice. Son couple serait définitivement en
péril, et je regretterais trop d’être la cause d’une telle destruction. Si je
savais de manière certaine que c’est effectivement le destin qui nous a mis sur
le même chemin, je n’hésiterais pas à souhaiter la fin de sa relation, mais je
ne suis pas Nostradamus, le film que l’on a justement écouté hier. Ainsi lui et
Maurice semblent vraiment amoureux. Ils se sont même achetés des perruches,
malheureusement Maurice ne peut jamais les voir à cause de la mère de Thomas
qui n’accepte pas la présence du copain dans
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Je pense que je me laisse la chance de m’enfoncer. Mes sentiments
pour lui grandissent. Lui, il me répète que ce n’est pas la même chose pour
lui. J’ai vu son univers, je me vois moi, il écoute la même musique que moi,
j’ai l’impression qu’avec lui je partagerais enfin des choses, pas comme avec
Sébastien. Suis-je aveugle ? Jouerais-je avec le feu, tomber en amour, d’une
relation impossible ? La puérilité ne serait donc pas morte. Je pourrais ainsi
jouir d’une marche sur le vieux pont de Chicoutimi, le cœur battant. Si un jour
nous faisons l’amour, je crois que ce sera une expérience différente de ce que
je vivais dans les derniers mois avec Sébastien, même, les dernières années.
Mes sentiments pour Thomas survivront-ils au-delà des deux premiers mois ? Une
grande passion remplacée, selon la morale humaine, par un amour qui pourrait
durer longtemps ? Ce ne sera pas la même chose de coucher avec lui si j’ai
vraiment des sentiments. Avoir attendu tout ce temps serait un ingrédient à
cette première grande expérience... qui ne surviendra peut-être jamais. Il m’a
confirmé avoir eu des problèmes de conscience ce matin. Il ne dira cependant
rien à Maurice. J’en suis désolé, je ne sais plus qu’en penser. Il dit que cela
ne se reproduira pas. Pour cela il faudrait arrêter de se voir, car moi je ne
pourrais plus m’empêcher, d’autant plus que ce que je ressens commence
drôlement à ressembler à l’amour, pour ce que ce mot peut définir exactement,
pour autant que l’on ne l’ait pas trop dénaturé avec le temps. Ses parents ne
lui ont fait aucun commentaire, il se disait prêt à les confronter. Il m’a
avoué avoir aimé se faire donner un massage. Qui n’aime pas cela ? m’a-t-il
dit.
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Oh Thomas ! Méchant Thomas ! Je ne réentends que ces phrases : «
J’ai vraiment pas aimé ton comportement ce soir, ni ce que tu as dit. Tu as mis
tout le monde mal à l’aise, et ça paraissait que tu t’intéressais à moi. » Et
quoi d’autre aussi, j’ai gelé complètement, ne pouvant qu’être désolé d’avoir
trop parlé. Qu’ai-je dit exactement ? J’avais beaucoup bu, comme d’habitude,
bon Dieu, il faut que j’arrête ça, vivement que l’université commence. Tout ce
que je me souviens d’avoir dit, qui est certes répréhensible, c’est d’avoir
demandé à Jean-Pierre s’il avait couché avec Maurice, parce que le contexte s’y
prêtait. Tom s’est justifié sur le fait que jamais Maurice n’aurait couché avec
Jean-Pierre, parce que l’on connaît (le connaît-on vraiment ?) comment sa
relation avec Maurice est solide. Mais j’ai rétorqué qu’il se passait des
choses assez bizarres entre Maurice et Jean-Pierre. Selon Tom, ça a mis tout le
monde mal à l’aise. Comment ai-je pu dire une telle chose ? Quelles sont les
conséquences de telles phrases ? Pourquoi ai-je dit cela en fait ? J’ai affirmé
cela presque par frustration. On m’annonce que Jean-Pierre et Maurice partent
pour Québec ensemble ce week-end. Que vont-ils y faire ? Sortir. Où
coucheront-ils ? Je ne sais pas. Coucheront-ils ensemble ? Je ne sais pas.
Christ ! Tom serait-il trop aveugle pour ne pas s’imaginer des choses ? C’est
bien beau les concepts sur la fidélité et la confiance, mais quand tu as
l’opportunité, tu risques d’en profiter. Il devrait bien le savoir que c’est
dangereux ? Je ne sais pas. Peut-être que Tom sait qu’ils ne pourront rien
faire parce qu’ils ne seront pas seuls. Quand Jean-Pierre a annoncé que ce
week-end il allait à Québec avec Maurice, je me suis transposé à Tom, et dans
ma tête c’est comme si l’on m’annonçait que mon copain allait me tromper à
Québec ce week-end. Voilà pourquoi j’ai trop parlé. J’ignore d’où me vient ce
sentiment de compassion pour la relation de Tom. Le pire, c’est que Tom semble
s’en foutre complètement. Il me disait que Maurice l’avait fait souffrir et que
maintenant il est blindé. Il doit l’être pour vrai. Je devrais prendre exemple
sur lui. Somme toute, tout cela ne me regarde absolument pas, bien que, à
quelque part, je suis un peu le Jean-Pierre de Tom. Je suis celui qui
s’intéresse à lui. Dans le fond, moi, mes intérêts, ça devrait être
d’encourager Jean-Pierre vers Maurice, mais au contraire, je le vois comme une
menace pour Tom et Maurice. Mais tout cela ne me regarde en rien et à l’avenir
il faudrait vraiment que je me mêle de mes affaires. Passons au récit de la
journée.
77
On a passé la journée ensemble ! Nous sommes allés à l’université
pour nous inscrire, puis chez son ami architecte qui habite en face de
78
Dieu que je souffre ! Je viens de mettre The Cranberries, Ode to
my family, c’est notre chanson à moi et à Tom. Je viens de le décider. Je ne
peux penser qu’à lui lorsque je l’écoute. Je viens de l’appeler. Il semble de
mauvaise humeur. Je l’ai réveillé, il dit qu’il va me rappeler. Je lui demande
s’il m’en veut pour hier. Dieu ! Il dit que l’on en reparlera. Je lui ai dit
que ça inaugurait mal. Je lui ai demandé si ça serait une conversation genre
radicale et terrible à laquelle il faudrait que je me prépare psychologiquement.
On en reparlera. Je souffre. Que va-t-il me dire ? Que vais-je répondre ? Faire
le petit chien piteux, ce me semble être la seule solution. Ramper sur le
plancher, dire que je suis désolé. Je suis désolé ! Je suis tellement désolé
que j’ai l’impression qu’il ne le croit plus, ou que du moins ça ne change plus
rien. Je vais devenir fou ! Il faut que j’apprenne
79
Voilà, il m’a rappelé. C’est drôle, il m’a reproché des choses
que j’avais complètement oublié que j’avais dites. Il m’affirme d’emblée que si
j’ai lancé que Jean-Pierre avait couché avec Maurice, c’était pour justifier le
fait que je pourrais coucher avec Thomas. Il dit que j’ai été brusque, que j’ai
même mis ma main dans la face de Jacques, un gars d’Alma dont je ne suis pas
suffisamment près pour faire ce que j’ai fait. Je crois qu’encore une fois j’ai
exagéré, et je dois en accepter les conséquences. Ils peuvent me laisser seul,
ne plus m’appeler, j’en prends toute
80
Ma vie est pleine de rebondissements. Gabriel vient de m’appeler,
on a parlé moins de cinq minutes. On n’avait rien à dire, il continue à me
décourager par sa vie. Un autre de 18 ans qui baigne dans le monde gai depuis
ses 14-15 ans et qui a déjà tout expérimenté. Là, il fume de la drogue trois
fois par semaine minimum. Tellement que là, il me dit que ça lui coûte
tellement cher qu’il veut arrêter tout ça. Je suis con moi de croire que
monsieur va se tranquilliser parce que j’arrive dans le décor. Je n’ai pas
envie de rappeler Gabriel tantôt. Comme c’est drôle, je ne veux même pas le
voir. Ce soir il se rend chez quelqu’un, ils vont se pratiquer à se maquiller
pour le concours de personnification féminin, un euphémisme pour concours de
travestis. Il m’invite à venir avec lui ce soir, je lui ai répondu que ça ne
m’intéressait pas les concours de travestis. Je crois qu’il sait trop bien
quelle opinion je me fais de lui, il sait trop bien jusqu’à quel point je l’ai
jugé négativement. Je suis vraiment méchant par nature. Encore ma franchise.
C’est Gabriel qui a été chargé de maquiller et d’habiller en femme le petit
Sylvain. Il dit que le monde du bar 1891 l’appelle le plus beau gars de
Jonquière.
J’ai reparlé avec Gabriel, il sort ce soir. Je pourrais sortir
pour Gabriel, mais il n’est pas une motivation suffisante, d’autant plus que je
devrai me payer un taxi pour le retour. En plus, Gabriel n’a tellement rien à
me dire qu’il s’excuse de n’avoir rien à me dire. Il est mal à l’aise de me
parler. Je lui ai demandé s’il était gêné avec tout le monde ou si c’est moi
qui le gelais. Avec tout le monde, semble-t-il. On ne peut pas avoir une
relation plus basée sur le cul que ça. On veut se voir demain, il ne veut pas
trop que je le rappelle ce soir. Évitons de nous parler au téléphone, allons
plutôt dans le lit. Je commence à croire qu’il est mieux lorsqu’il est ben
gelé, il m’en apprend davantage dans ces conditions. Gabriel me disait que
Sylvain, il le trouvait laid. Or, il me disait que j’étais beau. Comment
décrire cette sensation, quand quelqu’un te dit que tu es beau et qu’il insiste
? D’habitude, je passe par-dessus comme si je n’avais rien entendu. Mais à l’intérieur,
ça éclate, le sourire veut monter, on te confirme ce que tu commençais à
douter. Cinq minutes avant je me regardais dans le miroir et je me disais que
j’étais vraiment magané, personne ne pourrait me trouver beau.
Je m’en vais ce soir voir Gaby entouré de son halo de femmes
bisexuelles et hétéros. Il semblait tout énervé. Elles vont le maquiller et
l’habiller en femme, ce sera le choc de ma vie. Mais il faut vivre avec son
temps, les seules personnes que je rencontre ces temps-ci s’adonnent tous à
cela (et à la drogue). En plus ils sont tous blonds aux yeux bleus, très beaux
et ils ont dix-huit ans. Mon Dieu, je suis devenu un monstre selon les lois
anglaises. Mais ce n’est pas de ma faute ! Moi, je voudrais bien des grands
bruns de 22 ans faits plus forts, mais ceux-là sont tous pris et me font des
histoires. Malheur, c’est Ode to my family qui joue sur mon système de son, je
ne tiens plus par terre. Thomas ! Fais quelque chose ! Où es-tu ce soir, avec
tes beaux yeux bleus ? Je n’ose pas signaler ton numéro, de peur que la
conversation ne se termine encore bizarrement.
Ça y est, me voilà bien mal pris. Thomas vient de m’appeler, il
m’invite à jouer des jeux de société chez Réjean, ils viendront me chercher.
Tom me conseille d’annuler Gaby. Je le fais sans même hésiter. Quelle horreur,
pauvre Gaby ! Je ne devrais pas, mais je le fais. Triste, de toute manière je
ne voulais pas trop le voir en drag-queen, et sortir encore ce soir pour le
voir gelé ben dur.
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En entrant dans la maison hier, Tom m’a fait un beau bonjour et
m’a embrassé. J’ai manqué tomber par terre. Ça m’a tellement gelé et surpris
que je n’ai même pas osé en faire plus. Il m’a pris dans ses bras. Ce
revirement soudain, il fallait bien que je l’interprète. Non, ce n’était pas soudainement
une sorte de message ou de changement dans ses sentiments, c’est plutôt ce que
je lui avais dit dans l’automobile la journée d’avant. Que ses amis, il les
embrassait tous, mais pas moi. J’avais ce statut particulier, je ne m’en
plaignais pas, dans le contexte. Mais hier ça m’a fait réfléchir. Soudainement
il semble s’être dit que dans le fond j’étais un ami comme les autres et
qu’effectivement je méritais le même petit baiser lorsque l’on se rencontre. Ce
que j’aime moins, c’est que je deviens comme les autres. Me voilà casé au même
titre que Réjean, ami que l’on embrasse au début et à la fin d’une rencontre.
On peut se prendre dans nos bras une ou deux fois durant la soirée, sans plus.
Alors je vois Gabriel cet après-midi. Je ne sortirai pas ce soir au Caméléon
comme tout le monde. Tom est-il tout à fait indifférent à mes rencontres avec
Gabriel ? Souhaiterait-il, même juste un peu, que je ne le fasse pas ? On ne
dirait pas, alors j’y vais. De toute manière, je ne crois pas remettre en
question une relation avec Tom même si je couchais avec Gabriel. Gab m’a dit
qu’il regrettait que je ne sois pas venu hier. J’ai peur qu’il s’imagine que je
le fais niaiser. Ce serait terrible, mais ça ressemble à ça. Ce pauvre lui.
C’est vrai que je ne devrais pas le voir si je ne m’intéresse pas à lui, mais
j’ignore encore si vraiment il ne m’intéresse pas. Alors j’appelle... Valérie
est sur un appel longue distance. Je crois qu’elle ne m’aime pas tellement.
Elle aussi croit que je le fais niaiser. Gaby ne vient pas seul, il vient avec
son harem de femmes semi-hétéros. J’ignore quel est leur trip de se tenir avec
ces femmes de 40 ans, même Thomas les connaît bien. Une grande famille dont je
ne désire aucunement faire partie.
82
J’ai téléphoné à Sébastien ce matin, on a
fait un bilan de voyage post-Europe. Tous les problèmes identifiés semblaient à sens
unique. C’est lui qui voyait des problèmes où moi je n’en voyais pas vraiment.
Je n’avais rien à lui reprocher alors que, dans le fond, il me semble que j’en
aurais plus à lui reprocher que lui. Notre plus gros différend venait de
Martin, notre colocataire. Dans une lettre, il aurait écrit à Sébastien que j’ai tenté de coucher avec lui et Philippe,
sans succès, pendant que Sébastien était parti deux semaines au Canada. C’est
totalement dérisoire, je me demande où il est allé chercher ça. Je me demande
c’est quoi ses intérêts à me nuire alors que nous ne sommes même plus à
Londres. Je sais que Martin et Philippe me détestaient, et je crois que je
comprends pourquoi. En fait, j’ai dû paraître familier et proche, mais avec
aucune intention quelconque de coucher avec ni l’un ni l’autre. Et Martin a dû
vouloir faire des choses avec moi, mais inconsciemment j’ai dû le repousser à
chaque fois. Alors il a fini par se fâcher. Je suppose que le départ de
Sébastien pour le Canada aurait dû lui ouvrir mon lit. Chose qui,
naturellement, ne s’est jamais faite. Monde de tapettes pourries, se venger en
allant dire à Sébastien que j’ai tenté de coucher avec eux et, en plus, de dire
que, si cela ne s’est pas fait, c’est qu’eux n’ont pas voulu. Je comprends
maintenant tous les messages que Sébastien me disait, pourquoi il n’arrêtait
jamais de me dire que je n’étais pas plus honnête que lui, que dans le fond je
lui cachais des choses. Bref, je comprends pourquoi Sébastien ne voulait rien
savoir de moi. Tout de suite après mes explications, je crois qu’il m’a cru,
car il est devenu beaucoup plus affectueux (même au téléphone). Je doute que
nous puissions revenir ensemble. Il
hésite à me dire de revenir car il a peur que l’on revive les mêmes problèmes,
en plus il se sentirait trop coupable que je laisse ma maîtrise pour le suivre.
Il semble convaincu que j’aurais de la misère à me faire accepter ailleurs. Si
on revient ensemble, c’est que moi-même j’aurai pris la décision de me faire rembourser avant le 15. Ensuite,
je ne suis même pas convaincu qu’il voudrait de moi. Alors c’est une impasse.
Passé le 15, je serai définitivement fixé. Ce sera adieu, car je terminerai mes
études ici. Tellement d’éléments sont en suspension dans les airs. Mais les
décisions doivent se prendre rapidement, un mois souvent ne suffit pas. Tant
qu’il y a une échéance, les décisions ne sont jamais coulées dans le ciment.
Sébastien pense que je l’ai trompé ou que j’ai cherché à le tromper. Il
continue de me dire qu’il n’a couché avec personne. Je doute de cette
affirmation. Oui, on avait des problèmes, dus en majeure partie à lui, bien que
j’avoue être la source d’une part des problèmes. Maintenant je commence à voir
une lumière à l’horizon, et ce n’est pas avec Sébastien. C’est vrai que je ne
voudrais pas revenir où nous en étions lorsque nous étions à Londres.
C’est invivable. Comment les choses pourraient-elles être autrement ? Il n’aura
pas changé, ni moi.
83
Hier, j’ai couché avec Gabriel. Il a tout du repoussant. Il n’a
aucune personnalité, il se nourrit à même celle des autres, son amie Valérie en
l’occurrence. Il fume comme un vrai trou, une cigarette aux deux minutes, il
empeste la cigarette, il prend des drogues, il participe au concours de
travestis et ça occupe toute sa vie dans le moment. Il espère un jour terminer
son secondaire 5 et prendre un cours en coiffure au collège. Ô misère. Je
pourrais néanmoins m’en contenter un peu, le temps que Tom se décide ou que sa
relation faiblisse. C’est toujours dans le domaine du possible. Mais je ne
crois pas que je devrais me contenter avec lui, hier j’ai vraiment eu la
frousse, devant les faits que l’on me présentait. Je me suis retrouvé dans un
sous-sol à Ville de la Baie, chez un certain David complètement stone, qui
offrait de la drogue à tout le monde en demandant pourquoi aujourd’hui Gabriel
et Valérie n’en avaient pas. Ce à quoi
Valérie a répondu qu’ils avaient décidé d’arrêter d’en prendre, ça, le 1er
janvier. Sauf que moi j’ai rencontré Gabriel ben gelé pas plus tard que voilà
trois à quatre jours, et encore, sur la coke et l’acide. Tout cela au
merveilleux 1891, l’antre de la drogue,
dures et douces. Vrai fléau social, je me trouvais hier en compagnie de
cinq personnes fuckées qui ont toutes pris et prennent encore des drogues même
dures. Je me demandais vraiment ce que je faisais là. Je n’avais qu’une seule
pensée : vivre ma rencontre avec Thomas, celui qui m’ouvre à des amis un peu
plus stables, et qui lui-même ne touche pas à cela. Sinon je serais vraiment
désespéré, il n’y aurait donc personne dans mon entourage qui ne prendrait pas
de drogues. François et Jean en prennent comme des malades, un autre de mes
meilleurs amis encore pire. Il me reste donc Thomas, Réjean et Jacques.
Maintenant, si on pouvait se rencontrer plus souvent à l’extérieur des bars,
plus spécifiquement du 1891, ce serait encore mieux. Mais ce n’est pas moi qui
décide, je ne peux même pas inviter tout ce monde chez moi. Je ne puis que refuser
de sortir, mais alors j’ai l’impression de manquer quelque chose. Je ne sais
plus comment agir avec Thomas, je voudrais définitivement le serrer dans mes
bras et vraiment faire l’amour avec lui. S’il veut voir comment c’est de
coucher avec moi, comparé à son Maurice, c’est le temps. Mais en même temps,
avec l’arrivée de Gabriel dans le décor, j’ai peut-être l’impression qu’il me
faudrait me calmer. C’est le résultat que recherchait Thomas, ça marchera
peut-être. La vie est décourageante. Après avoir fait l’amour, je me sentais
coupable, ça a paru. Gaby m’a dit : « T’as ben l’air traumatisé. » Oui, parce
que ce n’est pas avec toi que je voulais coucher, ce n’est pas avec toi que je
devrais coucher, ce n’est pas avec toi que je veux finir ma vie, je n’ai pas de
sentiment pour toi, je n’oserai jamais t’emporter chez mes parents. Si je le
vois ce soir, je vais lui dire clairement qu’il ne faudrait en aucune façon
qu’il se fasse de faux espoirs avec moi. Qu’il me prenne quand je viens, et
puis si ça finit, ça finit et puis c’est tout. Ainsi on évitera l’attachement.
Car il semble vraiment attaché. Somme toute, on a fait l’amour comme des
malades et je dois avouer que c’était franchement impressionnant. Lui, il a dit
: « C’était vraiment bien la baise, c’était merveilleux. » Ça semblait fort
comme mots. Il m’a dit que jamais il n’avait bandé juste en embrassant un gars
dans le fond d’un bar. Or, hier au Caméléon il bandait juste à me frencher. Je
dois avouer que je bandais aussi. Mais on m’a même dit qu’il ne recherchait
peut-être pas
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J’en étais venu à croire que Thomas savait très bien que son
copain prenait de la drogue et que, dans le fond, il passait par-dessus. Je
regrette d’en avoir fait tout un cas. Hier, dans le bar, soudainement, il me demandait davantage d’informations sur le sujet
via mon petit Gabriel qui est déjà sorti avec Maurice l’an passé.
Quelque chose ne tournait pas rond dans cette histoire. Thomas croyait que Maurice
n’avait fumé que trois fois dont une avec Gabriel. C’est exact pour le une fois
avec Gabriel, mais lorsque Tom n’est pas là, son copain fume beaucoup, tellement que parfois il est imparlable. En plus,
il fume avec Jean-Pierre, celui avec qui il est allé à Québec. Ce serait
bien davantage que trois fois. Lorsque Thomas est là, il ne fumerait pas. Et ce
qui est mauvais, c’est que les autres amis de Tom, Jacques et Réjean, ne
sortent pas lorsque Tom n’est pas là, donc ils ne peuvent faire office d’espions.
Je n’en reparlerai plus car cela ne me concerne pas. Je me suis déjà trop
impliqué et je regrette. La seule raison pourquoi j’ai demandé plus de détails
à Gabriel, c’est que Tom lui-même me l’a demandé hier au 1891. Je l’ai fait à
contrecœur, mais il dit qu’il a le droit de savoir. De toute manière je
n’invente rien, c’est Gabriel qui parle. Il existe toujours une possibilité que
tout cela ne soit pas vrai. C’est triste d’être obligé de cacher à son copain
que l’on prend de
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Tom m’a téléphoné, s’excusant d’appeler aussi tard. Personne ne
dormait ici. Dieu que son moral semblait bas. Ça m’a donné un choc, lui qui est
si de bonne humeur d’habitude. Sa crise s’est entièrement communiquée à moi,
j’aurais voulu l’aider, lui remonter le moral davantage. J’ai souffert avec
lui, reconnu des situations que j’ai vécues dans le passé avec Sébastien. Ce
n’est pas facile lorsque tu attends ton copain depuis trois jours, et qu’au
lieu de vouloir te voir, il décide d’aller faire du ski et n’est pas encore rentré
chez lui vers 23h30. Je crois que Maurice a téléphoné une seule fois, très
tard, ne laissant qu’un message sur le répondeur. Le pire, c’est que son
message, il l’a enregistré pendant que je parlais avec Tom. Je me culpabilisais
un peu, mais c’est Tom qui m’a téléphoné. Je voulais bien l’appeler le Tom
avant son appel, mais je n’étais pas la bonne personne pour lui parler si
effectivement ses tracas par rapport à Maurice amplifiaient. J’ai tenté de demeurer le plus objectif possible,
me reprenant pour tout ce que j’avais dit à Tom à propos de Maurice. J’ai tenté
de lui faire comprendre qu’il s’inquiétait pour rien, que dans le fond aussitôt
qu’il pourrait parler avec Maurice, les explications seront claires et
deviendront évidentes. Il pourra lui reprocher de ne pas avoir appelé
davantage, ou de ne pas avoir voulu le voir ce soir, mais dans le fond cela ne
va pas de soi. On ne peut pas vraiment reprocher à Maurice de ne pas avoir
voulu le voir dès son arrivée au lac, somme toute il n’est parti que trois jours.
Tout de suite Tom croyait que Maurice avait appelé de chez Jean-Pierre. Mais je
lui ai dit que ce serait peu probable, qu’il ne devrait pas vraiment se
torturer avec cette idée. D’autant plus que, dans ma tête, je vois bien que
c’est ma faute si maintenant Tom s’inquiète avec ce Jean-Pierre. C’est que moi
j’ai appris à ne plus être naïf, j’envisage toujours toutes les possibilités et
je cherche des indices. Je m’inquiète avec ce que je vois, comme s’il
s’agissait de ma vie. Il me faut apprendre à me taire. J’ai dit à Tom qu’il
serait peu probable que Maurice appelait de chez Jean-Pierre s’il avait été
faire du ski. Il doit plutôt être avec des gens avec qui il est allé
patrouiller. De toute manière, c’est ce qu’il y a de plus probable. Demain tout
ira mieux, tout rentrera dans l’ordre, et je pourrai me féliciter d’avoir tenté
l’objectivité et de ne pas avoir profité de l’occasion pour me rapprocher de
Tom et l’éloigner de Maurice. Tom n’est pas fou, il ne s’intéressera jamais à
moi s’il a le moindre doute sur le fait que j’ai influencé la destruction de
son couple. En fait, c’est pour m’en éloigner que je vais à la rencontre de
Gabriel. Tom disait qu’il savait que je n’étais pas la bonne personne à appeler
; il disait qu’il avait seulement le besoin de parler, d’entendre quelqu’un
plutôt que de se morfondre à attendre un appel qui ne venait pas. Je lui ai dit
que j’étais peut-être la bonne personne à qui parler. Il m’a demandé pourquoi.
Je lui ai dit que je vivais peut-être plus proche de lui que ses autres amis à
l’heure actuelle, et que je semblais m’inquiéter davantage pour lui que les
autres. Je le pense. Je comprends pourquoi il m’a appelé. Lorsque je le lui ai
dit, il m’a demandé pourquoi je comprenais. Je comprends, mais c’est difficile
à expliquer. Ça vient des émotions, c’est un geste un peu désespéré que tu
poses lorsque tu as besoin de parler, de te changer les idées, de te faire
réconforter. Je crois être revenu près de Tom, même s’il ne s’agit que d’une
amitié. Or, à quoi servent les amis ? Certainement à nous soutenir moralement
lorsque quelque chose survient. Pourtant, je croyais qu’il était heureux hier
le Tom au 1891, pendant que l’on regardait le spectacle de travestis. Selon
Jacques et Réjean, il semblait surtout morne à cause de Maurice. Je ne me suis
pas rendu compte, bien que moi aussi on lisait sur mon visage l’exaspération.
J’avais pourtant mon Gabriel qui m’attendait quelque part dans le bar, seul. Je
les avais tous deux à côté de moi à un moment donné, Tom juste en avant, et
très près. Les efforts qu’il m’a fallu faire pour éviter que Gabriel ne pense
que j’étais intéressé à Tom. Même Réjean et Jacques ignorent ce détail. Alors
ça complique les choses lorsque Jacques me questionne sur ma crise
existentielle alors que j’ai presque Gabriel dans mes bras. Il semblait croire
que mes problèmes provenaient de Sébastien. Gabriel aussi est convaincu que je
n’ai pas oublié mon ex et que ça explique pourquoi je demeure distant. Ça le
change le pauvre Gabriel, si beau et si jeune, tout le monde a l’habitude de
lui sombrer dans les bras sans aucune réticence. Or moi je l’ai pratiquement
repoussé à partir de la première minute. Ça a eu pour effet de multiplier son
intérêt pour moi. Il dit que je suis spécial. Je suis différent des autres
qu’il a connus. Mon sourire serait un début d’explication, mais ne suffit pas à
définir en quoi je suis spécial. Jacques semble affirmer à peu près la même
chose ; il dit que le déclic s’est fait lorsqu’il m’a vu et qu’en plus il m’ait
parlé. Je dois être spécial, mais j’ignore dans quel sens. Choses
indéfinissables, je crois. On m’a beaucoup dragué, surtout les deux travestis
lorsque je suis descendu retrouver Gabriel dans la salle où ils se préparent.
Gabriel aidait au show, au maquillage, habillement, coiffure. Il n’a rien
d’efféminé, mais il semble avoir un don pour ce genre de choses. Je commence à
m’habituer à son visage jeune et pur, cela me ferait mal de lui annoncer que
j’en aime un autre. Je lui ai dit qu’il serait peu probable que je prenne une
envergure aussi importante que Maurice dans sa vie. Mais il m’a repris pour me
signifier qu’on ne savait jamais. Il me signale que s’il s’attache, il va me le
dire. Je suppose que c’est alors qu’il faudra agir, ou décider de demeurer avec
lui. Je n’ai jamais laissé un copain, j’ignore tout des procédures et des
conséquences. Moi-même, on ne m’a jamais vraiment laissé ; j’ai eu quelques
mois pour me préparer psychologiquement à la fin de ma relation avec Sébastien.
La vie est complexe et parfois difficile à vivre. Mais je ne peux certes pas me
lamenter de m’ennuyer, au contraire, la vie est très divertissante. D’autant
plus que demain je commence la maîtrise à l’université. J’ai beau n’être qu’au
Saguenay, là d’où je viens, mais je suis parti si longtemps que je me rends
compte que je ne connais rien de cette vie et que, somme toute, loin d’être une
régression ou un retour en arrière, il s’agit d’un changement radical et un
milieu bien différent de ce que j’ai déjà vécu. Beaucoup moins impersonnel,
individualisé et froid. Je crois que je vais apprendre bien des choses ici.
86
Deux soirs en ligne j’ai découché chez Virginie, pour me
retrouver dans les bras du petit Gabriel. Je me souviens de lui maintenant, il
était tout jeunot et il se tenait avec un groupe d’enfants dans la rue voilà
longtemps. Qui eût cru que je me retrouverais dans ses bras un jour. Quoi qu’il
en soit, mes parents ont réfléchi, j’ai osé dire à ma sœur que la maîtrise à
Chicoutimi c’est du vol, trois sessions à deux cours par session à 1,000 $ la session,
et ça m’oblige à demeurer ici pour les deux prochaines années. Je lui ai dit
aussi que j’aimais mieux partir, ma vie pouvait déboucher davantage ailleurs,
des rencontres plus fructifiantes à Montréal niveau carrière. Elle a parlé avec
mon père, lui aussi est d’accord que je devrais peut-être déguerpir et
travailler un peu pour rembourser mes dettes qui cumulent les 20,000 $. En
plus, mon père m’a parlé de stabilité, de retourner avec Sébastien. Je crois
qu’il vient de comprendre ce que la mère de Sébastien n’a jamais compris. Si on
se laisse, on sort comme des malades, on rencontre plein de monde, on couche à
tort et à travers, on finit par attraper une maladie bizarre et on en crève.
Ainsi ce n’est plus à cause de mes parents que je resterais ici, c’est
définitivement ma propre décision. Ils ne me font pas entrave, ils souhaitent
que je sois heureux et que j’arrive quelque part dans la vie, ce qui est peu
probable si je reste dans
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Plus que cinq jours à ma décision de rester et faire
Après l’université, je me suis retrouvé dans les bras de Gabriel.
Je ne ressens encore aucun sentiment pour lui, mais je dois avouer que ça
pourrait venir. Oublierais-je Tom ? C’est possible que ça arrive. Gabriel est
tellement affectueux, il ne me lâche pas d’une semelle. On le croirait déjà en
amour, je ne sais plus quoi faire pour l’arrêter dans son élan. Aucun doute, il
est déjà attaché, il refuse même de me voir aujourd’hui parce que justement il
ne veut pas s’attacher trop vite. Personnellement, ça ne m’est jamais arrivé de
passer trois jours complets dans les bras d’un gars, à regarder
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Tom ne m’appelle plus depuis le fameux soir où il avait des problèmes
avec Maurice. J’en déduis que les problèmes se sont aggravés et que je ne suis
définitivement pas la bonne personne avec qui parler. Je savais bien que des
problèmes entre ces deux-là surviendraient éventuellement, je ne me doutais pas
que ça pourrait venir aussi vite. Je n’ai même pas l’impression d’en être la
cause, puisque tout vient de Maurice qui soudainement semble perdre intérêt.
Mais je fabule, j’ignore tout. Dans le fond, je crois que ce qui est le plus
plausible, c’est qu’ils ont fini par se voir, ils se sont parlés, ils ont fait
l’amour et maintenant on continue
Gabriel me dit que je suis parfait. Je suis super beau, tout nu
surtout, mis à part les quelques points noirs sur mon nez que j’ai déjà
enlevés, et mes bras qui pourraient être un peu plus musclés. Il dit que je
suis gentil, doux, affectueux, franc, honnête, intéressant à entendre parler,
pas violent (un autre qui a déjà connu quelqu’un de violent). Pendant un
instant je m’inquiétais, car il n’aime pas les intellos comme Jacques, qu’il
juge un peu prétentieux. Lorsque je lui ai fait remarquer que lui-même m’avait
déjà comparé à Jacques en me disant que j’étais un petit intello, il s’est
repris avec un grand sourire pour dire que ce n’était pas la même chose : moi,
j’étais attirant et intéressant à entendre. Ça devient complexe tout ça. J’ai
vu sa mère hier, il partage un appartement avec elle et sa cousine. Ils
semblent être du bon monde, même s’ils sont pauvres et que le réfrigérateur est
vide. Sa mère travaille dans un bar et elle sort tout le temps. Une famille
éclatée pas mal bizarre. Le pire, c’est que le père de Gabriel est riche, une
compagnie qui fonctionne pas mal durant l’été. Ils ont une grande maison.
Gabriel pourrait y habiter, mais jamais recevoir de gars. Alors il est parti et
en subit les conséquences. C’est-à-dire que son frère, qui a un an de moins et
qui reste chez son père, a full argent et une belle voiture neuve. Gabriel
écope, mais au moins je suppose qu’il a
l’amour de sa mère, qui regardait hier la cassette vidéo des travestis
du 1891. Sa mère et sa cousine sortent souvent au 1891. Ça devient encore plus
compliqué. Genre, des hétéros fuckés qui
tentent d’être à la mode en sortant dans ces places-là. Mais je pouvais sentir
qu’elle s’inquiétait que son fils pourrait devenir une drag-queen. Mais moi ça
m’a rassuré de voir Gabriel sur cassette. Je ne crois pas qu’il ait fait le
show pour un trip ou parce qu’il aime ça, mais plutôt parce qu’il est chanteur
et que ce show lui permettait de se déguiser en son idole, Céline Dion. Il
réussit très bien d’ailleurs. J’ai vu le petit Sylvain en travesti. Il est
épeurant. Lui, de le voir, ça m’a traumatisé. Gabriel
disait qu’il ne couchait jamais avec un de ses copains très rapidement.
Il attendait généralement un mois. Deux jours après nous avions fait l’amour.
Je lui ai demandé pourquoi il l’avait fait. Il m’a dit que je l’excitais trop.
Bon. Ensuite, il n’emmène jamais chez lui quelqu’un qui ne serait pas sérieux,
il apporte ses copains à la maison seulement si ça fait suffisamment longtemps
qu’il sort avec eux. Moins d’une semaine après j’étais chez lui, avec une pizza
de Pizza Royale. Seule sa mère en a mangé, les autres ayant déjà mangé. Elle
m’aime, sa mère, maintenant... Alors, lorsque je lui ai demandé pourquoi il
m’avait emmené chez lui, alors que ça ne fait même pas une semaine qu’on se
voit, et que je lui ai déjà dit que ça ne durerait peut-être pas, il m’a
répondu vaguement. En fait, sa mère et sa cousine auraient dû ne pas y être.
Alors nous aurions dû partir avant que sa mère n’arrive. Je crois qu’il veut
tout de suite m’intégrer car il a peur de me perdre. Il réussira peut-être, il
est tellement naïf, il me fait presque pitié. Ce serait dur de lui annoncer que
je ne le reverrai plus. Sa maison est d’une propreté exemplaire. C’est lui qui
fait le ménage, sa cousine et sa mère étant des porcs autant que pouvaient l’être Sébastien et Martin à Londres. En blague,
hier, il me disait qu’il disait à Valérie que maintenant il se mettrait à
écouter de la musique alternative, qu’il écouterait des films français plates
plutôt que des gros mastodontes américains, et qu’il se mettrait à lire de la
littérature française (et puis qu’il arrêterait de fumer, qu’il deviendrait
végétarien). Pendant un instant je me suis même demandé s’il blaguait. Il me
lance cela juste après m’avoir dit que demain on ne se verrait pas. Il ne
voulait même pas m’appeler. Je lui ai dit que dans ce cas j’appellerais Jacques
pour le rencontrer ; il m’a regardé avec son sourire et m’a confirmé qu’il
m’appellerait. Il voit Jacques comme une menace car, selon Valérie, il
s’intéresse peut-être à moi. Moi, je sais déjà qu’il s’intéresse à moi.
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Ce soir, je vais voir Jacques et Gabriel. Je vais probablement
dormir chez ce dernier, il est incapable de ne pas me voir aujourd’hui.
N’est-ce pas un signe de son attachement ? Il refuse de me voir pour ne pas
s’attacher, mais est déjà incapable de ne pas me voir. Il s’inquiète aussi que
je voie Jacques, alors qu’en fait, il devrait plutôt s’inquiéter lorsque je
vois Thomas. J’ai d’ailleurs appris que ce dernier a rompu la communication
avec tout le monde, moi, Jacques et Réjean. Ça me fait plaisir de voir que ce
n’est pas que moi qui suis oublié de Tom. Aujourd’hui, je me demandais si
j’étais bien moral de me faire un copain ici alors que Sébastien existe encore
et qu’il risque de me rappeler à lui, sinon la semaine prochaine, du moins
durant l’été après
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Aujourd’hui, je suis content. J’ai encore dormi chez Gabriel et après
avoir fini de faire l’amour, il a dit : « Christ, y’a jamais personne qui m’a
fait jouir et éjaculer comme ça dans ma vie ! » Quand je repense au nombre de
personnes avec qui il a couché (il n’arrête plus de me les énumérer), c’est
certainement un gros compliment. J’étais tout mal à l’aise quand il a dit ça, d’autant plus que je n’ai pas l’impression d’en
faire tellement. Ça me donne envie de m’enfler la tête, ça me donne
énormément de confiance en moi. Je me sens tout à coup invulnérable, je partirais pour New York avec l’impression
absolue de pouvoir ramasser qui je veux quand je veux. Et si l’on me
rejette, je n’aurai qu’à me dire : « Ah ben toi tu sais pas ce que tu manques.
» C’est à Thomas qu’il faudrait dire ça. Mais
lui s’éloigne de moi chaque jour. Il a repris avec son Maurice, tellement bien
qu’il a même couché chez lui à Alma malgré l’interdit des parents. Ce
qui expliquerait son silence des derniers jours. C’est désespérant ! Hier, j’ai
été surpris lorsque Jacques m’a montré son bedon poilu. Thomas a dû lui dire
que j’aimais ça. Bel effort, mais ça ne changera rien. Moi, c’est Thomas, sinon
Gabriel. Mais Gabriel fume, en plus il est en communication permanente avec le
1891, il s’y rend jour et nuit pour aider, je n’aime pas cela du tout. Aujourd’hui,
il y va pour travailler sur les rénovations, il sera payé en consommations,
j’espère qu’il ne sera pas payé en drogue. Il me dit presque qu’il est prêt à
arrêter de fumer pour moi. Hier, il m’a dit qu’il était en train de tomber en
amour et qu’il commençait vraiment à s’attacher à moi. Je lui ai dit qu’il
était super beau, qu’il m’excitait en masse, mais que les sentiments n’y
étaient pas. La déception s’est peinte sur son visage, le pauvre. J’ai ajouté
que j’ignorais s’ils viendraient et que c’est ce que je cherchais à voir en
demeurant avec lui. Alors il garde espoir. Je suis très franc avec lui. God,
cet enfant a tellement eu de problèmes, ça n’a aucun sens. Ce n’est pas pour
rien qu’il veut autant d’affection, que je ne puis même faire un petit mouvement
sans qu’il me prenne dans ses bras. Si Sébastien avait été la moitié de lui,
mon bonheur aurait été complet. Je me revois à mes débuts avec Sébastien voilà
quatre ans. Sébastien avait 23, j’en avais 18, je m’en allais sur mes 19.
Exactement comme avec Gabriel, il aura ses 19 dans un mois et demi. Hier, sa
mère est arrivée complètement saoule vers 4h30 du matin. Elle parlait et
sacrait toute seule dans
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— Toé pis moé y va falloir qu’on s’assise pis qu’on parle. Tu
m’as l’air d’avoir des problèmes de drogues pas mal plus graves que je pensais.
— Oui, mais c’est pas de ma faute, tout le monde m’en offrait,
tout le monde voulait que je fume. Y m’aident pas, eux autres, là-bas.
— Ben, pourquoi tu penses que je me tiens loin d’eux autres ?
— Ouais, y faudra pu que j’sorte, j’irai pu.
— Ben, t’as pas besoin de toute couper. Mais hier tu m’disais que
c’était dur de pas en prendre, on dirait que t’es vraiment devenu dépendant.
— Oui, un p’tit peu. Hier, j’ai juste pris du hasch, ça m’a rien
coûté, j’ai rien senti. J’sais même pas pourquoi j’en ai pris. T’es-tu fâché ?
J’ai pas tenu ma promesse.
— C’est pour la drogue que tu voulais pas que je vienne coucher
chez vous ce soir ?
— Non, pas du tout, c’est une coïncidence.
Hier, au 1891, je suis reparti avec Cathy, la cousine de Gabriel.
Lui, il voulait rester encore. Je ne me souviens plus pourquoi je suis parti en
le laissant là seul, j’étais vraiment saoul. Mais aussi qu’il m’a demandé si je
voulais partir, et je n’ai compris que plus tard que lui ne partait pas.
Dehors, en marchant, j’ai réalisé mon erreur. J’ai trop bu parce que j’étais en
crise existentielle, à savoir si je devrais partir ou rester, et là lui il
m’annonce que ce soir il veut un soir off, et qu’il ne veut pas que je couche
chez lui. Il me radote que c’est à cause de sa mère, etc. Bullshit. De A à Z sa
soirée était planifiée. Effectivement, le travail qu’il fait au 1891, ça paye
sa drogue. Je me demande même si ce n’est pas des dettes qu’il rembourse. En
arrivant chez lui, avec Cathy, elle me conseillait de me coucher dans son lit
en attendant qu’il arrive. Mais j’ai plutôt décidé de retourner au 18.
— C’est inutile, tu vas le voir ben gelé, pis là, qu’est-ce que
tu vas lui dire ?
— Le sauver peut-être ?
En arrivant, je ne le voyais nulle part. J’avais tellement bu que
rien ne me dérangeait. J’ai dit au gars du bar qu’il fallait qu’il m’emmène
dans le deuxième bar (illégal), en bas. On est descendu, il a cogné. Quand la
porte s’est entrouverte, j’ai dit salut et je suis entré sans attendre que l’on
m’invite. J’ai refermé la porte en arrière de moi, en fermant la porte au nez
de l’autre qui m’avait emmené. Je l’ai remercié. Gabriel était assis à une
table avec le propriétaire et une autre fille. Je vous jure que c’était hard.
Il paniquait, il croyait que j’allais être fâché. Mais j’avais tellement bu que
finalement je n’en voyais plus clair. Je suis entré dans une conversation
infernale de tout et de rien, avec le proprio, à propos de son bar et de son
nouveau restaurant qu’il tente de mettre sur pied. Il était gelé ben raide à la
coke, un vrai dialogue de sourds. Gabriel paniquait parce que je ne lui
accordais aucune attention. Il a voulu partir, nous sommes partis. À ce moment,
Gabriel m’a dit ce qu’il a voulu me dire toute la soirée :
— Tu t’fous de ma gueule, tu me ris dans face.
— Qu’est-ce qui peut te faire penser ça ? Moi, je t’aime !
— Pourquoi y faut que tu sois saoul pour me l’avouer ?
— Je te l’dis pas quand j’suis saoul, j’te l’dis quand ça vient.
— T’es trop magané pour aller chez vous, viens dans mon lit.
Jamais passé une soirée aussi weird. Mais aussi, ça me donne un
très bon avant-goût de la vie qui m’attend avec lui. Ce matin, je n’avais
qu’une idée, le flusher là raide. Malgré sa beauté et sa jeunesse. Un plus vers
mon départ. Je me demande si Thomas fait l’autruche avec son Maurice. Il doit
bien avoir les mêmes problèmes, non ? C’est pas un cadeau
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Hier, par exemple, j’ai fait ma part de folies. Tom est venu chez
moi, et nous sommes allés voir Gabriel animer sa guerre des clans, un Family Feud à
— Fais-moi un show.
— Un show ? Tu veux dire un strip-tease ?
— Non, hé, un show.
Que pouvais-je faire, pour lui faire un show ? Je me suis
déshabillé complètement, j’étais bandé ben dur. Il tentait de ne pas regarder,
mais victoire, il m’a étudié un peu. Surtout ma bite. J’ai eu la chance de lui
montrer ma circoncision, et ça l’intéressait. Maintenant il connaît la
marchandise, mais ça ne changera pas ses idées. D’ailleurs, il est parti un peu
fâché du 18, il n’aime pas que je me saoule comme hier, et qu’en plus je fume
une cigarette. Cette cigarette m’a tellement fait d’effet, c’est pas croyable.
Je me suis envolé complètement. Je parlais avec Réjean, il a dû prendre peur.
Tom semblait découragé aussi, à propos que je parte. Il ne veut pas me perdre,
comme ami cependant. C’est triste. En tout cas, lorsque j’étais nu à côté de lui,
je lui ai embrassé le cou. Un homme nu, donc, l’a embrassé hier, et je suis
certain qu’il n’a aucun problème de conscience. Un moment donné je lui frottais
les jambes.
— Arrête, j’suis pas fait en bois !
— Non ? Ben prouve-lé christ !
Je suis bien heureux, tout le monde m’apprécie et veut que je
reste. Ma sœur est presque fâchée contre moi.
93
Ô Ed, j’espère que c’est vrai que ma photo est dans ton
portefeuille depuis notre première nuit ensemble, j’espère que c’est vrai que
je suis le seul gars de qui tu tiens une photo en permanence avec toi, car je
m’en fous que tu me dises que tu n’es pas prêt pour une relation monogame,
j’arrive dans deux semaines. Je dois être fou, mais je pars pour New York. Ma
décision a été prise hier soir, aujourd’hui j’ai annulé mes deux cours à
l’université, le tout déporté à septembre prochain. Mes relations sont pourtant
très riches ici dans le moment. Tous ces nouveaux amis, ce nouveau copain qui
s’accroche comme un malade et qui est presque prêt à tout lâcher pour me
suivre, même le Sylvain qui me rappelle ce soir en crise de sexe, je suppose.
Ça lui a coupé le souffle que pendant ses trois semaines d’absence à Québec et
à Montréal, je me sois fait un copain et qu’il ait manqué sa chance. Non pas
que je pense qu’il voudrait une relation sérieuse, mais il souhaiterait certes
me revoir. C’est drôle, j’aurai au moins le respect envers Gabriel de ne pas
m’y rendre même pour un café. Il y a un bout à vouloir faire souffrir quelqu’un
dont je sais bien qu’il va entrer dans une grande dépression après mon départ.
Sa meilleure amie Virginie ne cesse de me répéter de faire attention à lui, que
c’est elle qui va le ramasser en mille miettes. Comment ? En deux semaines il
est tombé follement amoureux. Que voulez-vous que j’y fasse ? En plus je suis
tellement sorti dans les bars pendant le dernier mois, c’est à peine croyable.
On dirait que je suis venu au Saguenay pour une escale éclair et qu’il me
fallait tout vivre à vitesse rapide, trois fois plus vite qu’à
Gabriel est devenu bien bizarre, ce beau jeune homme qui semble
avoir vu en moi l’amour de sa vie tant attendu. Puis-je être à ce point, sur
tous les points, cet être différent qui apporte l’absolution sur les péchés du
monde ? Jacques me disait que c’était bien triste, car on n’avait pas eu le
temps de se connaître, et c’est bien vrai. Il affirme que c’est très rare de rencontrer
des gens comme moi qui sont si intéressants. Je dois avoir un don, j’ignore
lequel. Je découvre tout à coup que lorsque je me fais de nouveaux amis, s’ils
ont le malheur de trop s’approcher, ils deviennent dépendants. Mais je ne dois
pas oublier que j’en rencontre d’autres que je repousse radicalement. Martin à
Londres, et tous ses amis. Un échec lamentable. Mais il est vrai que je leur
semblais bien jeune, pour des gens qui sont déjà dans
94
Gabriel est bien découragé. Depuis que je suis débarqué dans sa
vie, j’ai tout remis en question. Pouvez-vous imaginer qu’il a manqué ses
mini-séries à la télé ce soir ? D’habitude, c’est la première chose qu’il met
au clair avec ses copains : le lundi et le mardi, il écoute ses émissions à
Je viens de parler avec Thomas. Ça m’a littéralement ramené sur
95
Je vais tenter de décrire ce qui m’est arrivé ce soir, mais je ne
crois pas que je serai en mesure d’y voir clair. Je n’aurais pas cru que j’en
arriverais à vivre des choses qui me font perdre la raison à un point tel que,
finalement, je n’arrive pas à m’expliquer mes réactions. Je suis parti chez
Tom, avec aucune arrière-pensée, vraiment. Avec l’espoir de le toucher un peu,
pas davantage. Je me suis calmé quelque peu depuis que je suis avec Gabriel.
Mais arrivé sur place, Tom m’a dit, pratiquement directement, déshabille-toi.
On aurait dit que cette fois ce n’est pas moi qui faisais la folie de le faire
alors qu’il ne voulait pas trop, au contraire, il me le demandait et ça
impliquait beaucoup. Je bande en ce moment juste en y pensant, mais là j’ai
gelé complètement. Pourquoi ? C’est ça le mystère. On aurait dit que je
n’attendais que cet instant opportun où franchement il avouerait ouvertement
quels étaient ses désirs et qu’enfin je pouvais entrevoir un avenir avec lui.
Mais quelque chose me bloquait. Premièrement, il se demandait pourquoi je ne
bandais pas aussi rapidement que les autres fois, me disant qu’il ne me faisait
pas d’effets. Il fallait rien de moins pour m’empêcher de bander encore plus.
C’est totalement ridicule en plus, je bande juste à penser à lui, je bandais
juste à le regarder dans le centre d’achats hier. Je peux bien croire que je
fais l’amour deux fois par jours depuis deux semaines avec Gabriel, mais ce
n’est pas une raison pour ne pas bander lorsque je me retrouve nu devant
Thomas, celui pour qui j’ai des sentiments. Et c’est là je crois que l’on
trouve la clé de cet événement. Je suis demeuré tellement surpris qu’il se
laisse ainsi toucher, que je regarde dans son gilet, que je puisse le prendre
un peu plus, j’ai cru pendant un instant que nous allions faire l’amour. Mes
sentiments pour lui se sont décuplés, et ce n’est pas sexuel ça, c’est plutôt
un genre de romantisme, un besoin de le prendre dans mes bras, je sais pas, ça
m’a comme tout à fait revirer de bord. Mais je n’arrive pas à comprendre.
Peut-être me sentais-je coupable par rapport à Gabriel, mais cela je ne m’en
suis vraiment rendu compte que rendu chez lui, j’étais comme un peu bizarre en
face de lui. Mon Dieu, j’ai vu la bedaine de Tom, c’est vraiment beau. Il est
un peu gros, mais c’est une de ses qualités. Pourtant c’est un peu ça qui
m’excite, j’y repense et je sais que faire l’amour avec lui serait
extraordinaire. Ça je le sais. Si je pouvais l’avoir nu dans mes bras, ce
serait incroyable, mais ce ne serait pas juste sexuel, ce serait l’amour. Si
j’avais pu bander comme du monde ce soir, cela aurait été incroyable, au moins
je ne l’aurais pas déçu. Que va-t-il s’imaginer ? Pourrait-il croire qu’il ne
m’excite pas, après toutes ces fois où je bandais juste à lui toucher la main ?
Bien sûr, ça tombe mal que j’aie fait l’amour avec Gabriel vers trois heures du
matin hier et ce matin. En plus, ça m’a tout fucké. Y avait-il de l’espoir en
définitive avec Tom ? Aurais-je manqué ma chance ce soir ? J’ai envie de
pleurer. Soudainement je me demande si je ne regrette pas de partir, et c’est
l’idée qui m’a hanté toute
96
Je crois que je viens d’atteindre le point culminant de ma crise.
Ed vient de me téléphoner de New York, pour me faire une série de mises en
garde. Je ne peux pas demeurer chez lui plus de deux semaines, son colocataire
est hyper sensible, il faut que je me ramasse, que je sois tranquille, que je
ne fasse aucun bruit, que je m’entende bien avec lui, que j’apprécie la musique
classique et sa cuisine. Selon Ed, si je m’entends bien avec lui, je pourrai
rester plus longtemps. Il me faudra tous les jours être dans la rue à chercher
de l’emploi, selon Ed, si je veux vraiment demeurer là. Il fera tout pour
m’aider, mais il se dit très nerveux. Le ton qu’il emploie m’effraie. Il dit
que ça fait deux ans, il m’avait en fantasme et il a peur que la réalité
détruise les fantasmes. C’est un très grand risque, personne ne peut savoir
comment ça va fonctionner. Je crois qu’il a peur que je le juge, il dit qu’il a
beaucoup changé. Il s’est affirmé sur la scène gaie de New York et il en a
peut-être trop fait. J’ai l’impression qu’il me voit comme une vierge frustrée
qui ne pourrait accepter une telle chose. Dieu, j’ignore vraiment comment ça
pourrait tourner. La vie est si simple ici ; si ça ne marche pas à New York, je
crois que je vais voyager un peu avant de revenir définitivement dans
Je viens de l’appeler, c’est bien, j’étais sur un high, grâce à
Nine Inch Nails, Closer. Let me violate you, let me penetrate you,
help me I’ve got no soul to sell, I want to fuck you like an animal, I want to
feel you from the inside, you get me closer to god. Il se sent terriblement
dépressif pour hier, il se sent énormément coupable. Il fallait s’y attendre,
avec ma réaction, ça impliquait presque que c’est lui qui était l’inhibiteur de
la scène alors que c’est moi, moi, uniquement moi. C’est drôle, le sujet
brûlant, c’était également la peur de l’infidélité entre Maurice et
Jean-Pierre. Hier, Tom cherchait à savoir, à en apprendre, à découvrir des bugs
dans leurs versions. Il tentait de voir s’ils avaient couché ensemble, il croit
que non. Moi je les voyais hier, franchement il ne faut pas être naïf. Je crois
que de là peut venir une motivation de Tom vers moi. Ce n’est pas moi qui ai
mis ce doute dans Thomas, je crois qu’il devient de lui-même un peu moins naïf.
Il dit que si lui a pu résister avec moi, son copain aussi. My God, jamais de
Je me suis renseigné pour les horaires de train et d’autobus, ça
me coûte moins de 100 $ pour arriver à New York, ce n’est pas très cher. Je
partirai jeudi, je coucherai un soir à Montréal chez François, je partirai le
lendemain. Dix heures de route jusqu’à New
York en train, huit heures trente en bus, mais ça coûte deux fois plus cher.
Cinq heures en auto, j’ignore encore par contre combien me coûterait une auto.
Malgré tout, Ed m’attend et ça ne me coûte rien d’aller chez lui pendant deux
semaines, une quinzaine de jours. Au pire je peux revenir ici pour repartir
ensuite. Rien ne m’attache nulle part, tout peut me retenir, toute décision
peut être remise en question.
97
J’ai acheté mon billet Montréal-New York aujourd’hui, il n’y a
donc plus rien qui va m’arrêter. À moins d’un coup extraordinaire de la
destinée, ce qui serait bien dangereux. Deux jours encore, une journée à
Montréal, bien des choses risquent d’entraver mon projet. Tom m’a fait la
gueule, j’aurais bien voulu aller plus loin avec lui, pour voir si je devrais
revenir ici si ça ne fonctionne pas à New York. Malheureusement il s’est vite
retourné, et devant les faits accomplis de mon départ, a pris la décision de
garder son Maurice en s’épargnant les problèmes de conscience. Je crois qu’il a
pris la bonne décision. Dans cette histoire je n’ai que des choses à me
reprocher. Je regrette et je comprends qu’à la fin il devenait un peu frustré
devant mon insistance. Mais il faut tout de même avouer qu’il m’a laissé
m’approcher très près de lui, et que oui, il m’en a donné des espoirs. Je crois
même qu’il avait développé des sentiments pour moi, mais jamais il n’aurait pu
me l’avouer, son masque serait tombé et il n’y aurait plus eu de raison de ne
pas me sombrer dans les bras. Too bad, maybe in another life, at least
my life after
Hier, Sébastien m’a appelé pour me faire une morale à propos de
Gabriel. Ça l’a rendu très jaloux et ça le fait souffrir. Sa morale, qu’il la
garde donc. On a passé quinze minutes à se lancer des pointes à propos de nos
deux infidélités de ces derniers temps, moi Gabriel, lui Zen, l’Indien de
Londres qui est venu sonner à la porte de notre appartement alors que Sébastien
n’y était pas. Ça m’a donné un goût amer de ce que serait notre relation dans
le futur. Je me suis alors souvenu de tout le calvaire qu’il m’a fait subir, et
pour la première fois j’ai compris qu’un retour avec Sébastien, ce n’est pas
évident et ce n’est peut-être plus ce que je souhaite. Son indifférence à Paris
et à Londres, m’interdire que je puisse le toucher ou même m’approcher. Qu’il
veuille sans cesse sortir sans moi, qu’il me trompe. Nous étions toujours de
mauvaise humeur, nous nous chicanions sans cesse. Prendre le risque d’en
revenir là, j’appelle ça un suicide. Il ne changera pas, il n’y aura pas de
revirement soudain où il me donnera toute l’attention que je veux, où nous
serons heureux tous les deux quand bien même ce serait pour être isolés dans
une petite maison sur le bord de la mer dans le sud de
98
Commençons par le début, mon arrivée à la gare sous le Madison
Square Garden. Je cherchais Ed, déjà deux pouilleux m’avaient accosté en me
demandant de
99
Serait-ce un mélange de ce
qu’il représente ? C’est-à-dire Paris, New York, etc. ? Je ne crois pas, car
lorsque je me retrouve dans ses bras, comme la première fois, il n’y a que lui,
pas les souvenirs. À quelques reprises il était confus avec l’idée qu’il serait
peut-être temps de se ranger. Il m’aime tant qu’il serait prêt à arrêter de
coucher à droite et à gauche. Je ne lui demande rien pourtant, j’ignore même
s’il sait que moi je n’ai aucune intention de m’installer avec quelqu’un s’il
n’y a pas la fidélité comme base. Il m’annonce qu’il en a assez de ces relations
multiples, mais que si j’étais arrivé l’an passé, c’est certain que la
possibilité d’être fidèle n’aurait pas été envisageable. Je lui demande c’est
quand la dernière fois qu’il a eu du sexe : deux jours avant que je n’arrive.
Un de ses amis, Francis. Il m’a montré un album de photos et m’a pointé tous
les gars avec qui il a couché. C’est effrayant. Mais il y en a tant que
finalement ça m’inquiète moins. Aucun ne semble plus important qu’un autre. Il
y en a même un qui me ressemble de façon assez frappante, surtout lorsque j’ai
les cheveux un peu plus longs. Avec lui ça a duré un mois, donc plus longtemps
qu’avec les autres. Les sentiments ne sont pas venus et mon semblable est
devenu un vrai parano. Je peux comprendre, Ed ne devait pas être fidèle du
tout. Le gars le suivait dans les rues de New York, c’est pire que moi, ça.
Mais il l’a laissé aussi parce qu’il était trop affectueux. Justement Ed me
reproche ça aussi. Ça commence bien. Mais moi j’ai un avantage, il m’aime. Par
contre, lorsque je vois tous les beaux gars avec qui il a couché, je me dis :
mon Dieu, il couche avec qui il veut, ils sont tous extraordinairement beaux.
Soudainement je me sens laid à côté de ces choses que l’on est susceptible de
rencontrer à New York. Ed m’a confirmé qu’il y en a qui sont un peu plus
musclés que moi. Mais s’il peut m’aimer ainsi, je dois tout de même avoir
quelque chose de plus, mais j’ignore quoi. Il me dit que c’est impossible
d’avoir une relation stable à New York et je n’ai aucune misère à le croire.
Lui-même n’en veut pas, même si tout à coup, si je trouve de l’emploi, il se
dit peut-être prêt pour ce genre de relation. Mais moi ma naïveté est morte.
Qu’il ait ce désir est déjà une bonne chose, sinon ce serait terrible, il me
dirait que tel soir il ne peut pas me voir parce qu’il doit coucher avec
Francis, le lendemain avec George. En plus, il s’inquiète de moi ici à New
York. Lorsque nous sommes sortis au Crow, il paniquait parce qu’il
pensait qu’il allait me perdre chez les beaux bébés de New York. Il est
convaincu que je serai très populaire. Comment peut-il s’inquiéter de cela
alors que l’on connaît sa philosophie ? Il a juste peur de me perdre,
peut-être. Pour ma part, je n’ai pas l’intention de coucher avec qui que ce
soit d’autre que lui, mon Ed à moi (l’instant d’un moment du moins). Personne
ne m’intéresse ; au contraire, j’ai là un homme tout collé contre moi que
j’aime, que pourrais-je demander de plus ? Parfois je me demande, lorsque je
vois la sensation que j’ai quand je couche avec Ed, si j’ai bien aimé Sébastien
? Sûrement, mais pas autant qu’Ed. À se demander si les personnes qu’on aime à
la folie ne sont pas justement dues pour n’offrir que des amours impossibles.
Tout nous sépare. Jusqu’à Roger, son colocataire, qui n’arrête plus de faire
ses petites crises. Hier, il m’en a reproché pas mal, indirectement. J’étais
prêt à faire mes bagages et à partir. Ce fut une dure épreuve, je me sentais
tellement mal à l’aise. En plus Ed paie plus que la moitié de l’appartement car
l’autre ne gagne pas suffisamment. Quelle sorte d’ami ce Ed est-il ? Roger est
vraiment antisocial, il n’a aucun ami, il est toujours grognon, sans cesse à
reprocher des choses à Ed. Comment peut-il vivre avec ça ? Ils sont grands amis
depuis longtemps et ils ont traversé ensemble de dures épreuves. Ils sont donc
maintenant unis à la vie à la mort, même s’ils n’ont jamais couché ensemble. Il
serait devenu grincheux avec le temps parce que tout ne va pas aussi bien qu’il
le voudrait dans sa vie sociale. Il voudrait un meilleur emploi, je suppose, et
ça détruit son moral. Il a l’air de s’emmerder pas mal et il ne nous lâche pas
d’une semelle. Heureusement qu’il couche en haut, et que moi et Ed, nous
pouvons encore faire l’amour le soir. Mais durant la journée, c’est impossible.
Il ne nous laisse jamais plus de cinq minutes seuls. Ed me dit qu’il va tout
essayer pour nous séparer, et j’avoue que hier il a presque réussi. Je croyais
qu’il avait raison et je me sentais mal. Maintenant, je sais que ce gars a un
gros problème et je vais me battre contre lui et m’imposer. C’est-à-dire que
j’accepte de faire les efforts nécessaires pour qu’il perde ses préjugés. Je
n’ai pas le même statut que tous ces hommes qui passent dans la vie d’Ed une nuit
ou deux, sinon trois. Il ne peut donc pas m’envoyer promener ainsi. Mais je
n’ai aucune misère à croire que si Ed doit choisir entre moi et son Roger,
c’est moi qui prendrai le bord. Alors je dois éviter de me retrouver dans une
situation de conflit. De toute manière, je ne suis pas venu pour chambarder la
vie d’Ed ni même pour lui demander de changer sa vie du tout au tout. Je ne
suis même pas en position de lui dire d’arrêter de coucher avec tout le monde.
J’espère que les quelques jours où je serai là il sera fidèle, quelle
souffrance cela m’occasionnerait, même si je n’ai aucun droit. Souffrira-t-il,
lui, s’il doit s’abstenir ? J’aime Ed, je l’adore, mais j’avoue que j’aimerais
mieux continuer à l’aimer à distance pour m’éviter des souffrances. Ed, il sera
toujours là lorsque lui et moi prendrons des vacances. Car, comme j’ai dit,
tout nous sépare. Les frontières, les lois sur l’immigration, nos philosophies
sur la vie, son colocataire en dernier ressort. Un amour impossible. Nous
n’avons pas la chance de nous marier et ainsi d’acquérir la nationalité de
l’autre. Le seul moyen serait d’avoir suffisamment d’argent pour que six mois
par année je vienne vivre à New York, et l’autre six mois il vienne vivre à
Montréal. Ce qui est impensable.
Sébastien a téléphoné deux
fois ici, je n’y étais pas les deux fois. Finalement on s’est parlé
aujourd’hui, il s’inquiète, je me demande pourquoi. C’est clair que c’est
terminé, mais il considère la possibilité de revenir avec moi un jour et
calcule que ça commence à devenir difficile à imaginer. Il m’a demandé
si je dormais dans le lit d’Ed, je lui ai dit que oui, mais qu’on ne faisait
rien. Je n’étais tout de même pas pour lui dire que lorsque nous faisions
l’amour (deux à trois fois par jour), il y a un édifice de quarante étages
juste à côté, trois cents fenêtres, quelque trois mille personnes peut-être,
qui nous observaient crier comme des malades. On est à New York.
Les amis d’Ed ont déjà pas mal plus de style qu’à Londres ou à
Paris. Hier, au souper, je me serais cru avec des vedettes connues de la scène
musicale ou des arts ; pourtant, malgré leur allure, ils ne sont que des
inconnus, mais avec énormément de personnalité. Moi je regarde et j’analyse.
J’emmagasine. Ils sont tous riches, les amis d’Ed, ou du moins ils se donnent
le genre. Ed exagère vraiment. Il vit comme un véritable roi. Il prend sans
cesse des taxis à dix dollars la fois alors que ça ne lui coûterait rien de
prendre le métro. Il fait faire son lavage par une Chinoise au coin de la rue,
plutôt que de le laver lui-même sur les machines en bas dans son bâtiment. Il
paie un prix exorbitant pour son appartement seulement parce que c’est situé
dans un quartier bien coté de Manhattan. Où trouve-t-il l’argent pour tout ça ?
Il a un bon boulot, c’est son unique réponse. Pas d’aide de ses parents, qu’il
me dit. Je lui fais honte devant ses amis. En ce moment je mets ses chemises de
marque qui valent une fortune. Je ne suis pas assez queen pour lui, je n’ai
aucun goût. Mon manteau est laid, affreusement laid. C’est cheap, selon lui, ce
polystyrène de similicuir. Mais je ne vais tout de même pas porter un manteau
de cuir pour lequel on a tué quatre ou cinq vaches ! Je suis végétarien. Ses
amis ont bien de la classe. Ça il faut l’admettre. Lorsqu’ils ont vu hier au
Caffé Torrino que je ne mangeais pas de viande, ils ont décidé de ne commander
que des plats végétariens. Au moins c’est à la mode à New York d’être
végétarien. Pourquoi ne suis-je pas une tapette comme les autres ? Je n’ai pas
l’air ringard comme eux (genre Barbra Streisand qui joue en ce moment) et je
n’ai aucun goût artistique, vestimentaire et de décoration intérieure.
Qu’est-ce qu’on va faire avec moi ? Encore heureux qu’Ed me pardonne ce manque
de goût et qu’il accepte de me parler, et même de me montrer à ses amis. J’ai
un peu honte de moi finalement, alors qu’en temps normal, je devrais me battre
pour ce manque de goût pour les belles choses, imposer mes idées sur le monde à
propos que ces choses ne sont pas importantes. Mais elles le sont, car si je ne
puis atteindre le grand monde afin d’apprendre davantage, seulement parce qu’il
existe ces barrières de préjugés, alors je serai malheureux.
On arrive de sortir au Rome. Une place très bien, qui
rappelle vraiment un peu l’Italie. J’y ai rencontré plusieurs ex-copains d’Ed
et plusieurs de ses histoires d’un soir. En particulier Patrick, qui vient du
nord de l’Angleterre, et deux autres Anglais. J’ignore pourquoi, j’ai un lien
privilégié avec eux. L’un d’eux vient manger demain et m’invite à aller
demeurer à Londres avec lui. Si je ne puis rien faire à New York, c’est une
possibilité. Mais je doute que j’y aille, bien que ça m’intéresse. Demain, il
faut que je rappelle le patron du Paris Commune, il a peut-être trouvé
quelque chose pour moi. Ed est soudainement bien bizarre, je me demande si
c’est parce que j’ai parlé cinq minutes de temps avec un Américain qui est
demeuré trois ans en France et qui parle un français impeccable. Ça a rendu Ed
un peu dépressif. Mais je crois que c’est autre chose. Demain il se prépare un
plan de cul et là il se sent coupable. Il dit qu’il va revenir vers huit-neuf
heures du soir, et là il y a un gars qui vient de l’appeler et Ed parle d’un
endroit où ils vont se rencontrer downtown près de son bureau, mais que le gars
devrait l’appeler demain au bureau parce qu’en ce moment Ed ne peut pas parler.
Ed et son ami Colin me disaient bien naïf ce soir pour affronter ainsi New
York. Je pense qu’Ed s’imagine que je comprends moins bien l’anglais que je ne
le comprends vraiment. Car, en fait, je ne perds rien de tout ce qu’il ne veut
pas que j’entende.
100
Peut-être que je me fais des idées à propos d’Ed et ses plans. Il
ne pouvait rien prévoir pour ce soir puisque son ami Marc vient souper. Je
crois qu’il parlait qu’en général il revient vers 20-21 heures parce qu’il
rencontre toujours des amis. De toute manière, sa réputation ne fait aucun
doute, tout le monde confirme qu’il couche avec n’importe qui, n’importe quoi,
presque un nouveau chaque soir. Il faut être en manque pour vrai ! Il m’en faut
je vous jure de l’amour pour me garder à New York avec ça.
J’ai enfin trouvé un fou pour m’engager en tant que serveur
illégal dans son restaurant de Soho. George est mon nouveau patron. Il est
grec, hétéro, marié par-dessus le marché. Sa philosophie est bien simple :
— Nous sommes dans le village gai, nous sommes en affaires, gais
ou hétéros, tous doivent ressortir satisfaits. Ce que tu es et fais en dehors
du travail, je ne veux rien savoir, mais ici au travail, tu dois être hétéro et
professionnel. Si les clients commencent à te faire des avances ou des blagues,
tu fais semblant de rien et tu continues à servir ou à desservir. Je t’exploite
peut-être, mais ce sera la même chose partout ici, bienvenue à New York.
— Est-ce que j’aurai suffisamment d’argent pour payer une chambre
?
— Oui.
Eh bien, nous verrons à tout ça, je dois maintenant partir sous
les rues et les avenues de Manhattan.
Il neige en ce moment comme ce n’est pas possible, plutôt mourir
que de travailler ce soir à cinq heures dans ce trou de restaurant dans le
village. Moi aussi on pourra lire sur mon visage le malheur qui me ronge. Dans
l’espace de douze mois j’aurai eu quatre adresses en quatre pays différents.
J’aurai fait Paris, Londres et New York. C’est pour ça que je suis ici ? Juste
pour être en mesure de dire ça ? Pour impressionner les petits gars lorsque je
retournerai dans la région du Saguenay ? Non, je ne crois pas. En fait,
j’ignore ce qui m’a poussé à venir ici. C’est bien difficile à comprendre et à
expliquer, c’est comme les sentiments qui existent entre moi et Ed. Il est
certainement hors de question que je reste ici plus de six mois, c’est bien
beau vivre dans l’illégalité, mais je dois à tout prix éviter de me faire
expulser des États-Unis à coups de pied dans le cul, avec interdiction d’y
remettre les pieds un jour. On pourra lire mon nom avec une petite inscription
juste à côté : criminel, immigrant illégal, a travaillé sans permis, refus
d’accès aux U.S.A. Et les États-Unis deviendront pour moi ce que la France est
devenue, un immense trou noir où je ne suis pas libre de respirer. J’ai
tellement de pression en ce moment que, si j’avais un fusil, je tirerais
peut-être. En tout cas, si j’ai compris une chose, c’est que je suis très bien
au Saguenay et que c’est le seul endroit où j’irai si je dois vraiment repartir
de New York. Pas de Montréal, et je puis même oublier Sébastien et Toronto. La
vie est tellement simple à Jonquière. Mon Dieu, que je suis stressé, je ne puis
plus me contenir. Il me semble que je devrais me montrer plus fort devant
l’épreuve. Ça ne me coûte rien d’essayer, si je n’aime pas, je les envoie
royalement chier, avec tous les compliments du Premier ministre du Canada. De
toute manière, il faudra bien que je me reprenne en main et que je me contrôle.
N’est-ce pas ce que je voulais, un emploi ici à New York ? L’amour de ma vie
dans mes bras, quelqu’un que j’aime et qui a au moins la volonté d’être fidèle
? New York devrait m’inspirer autant que Londres et Paris, il me faut arrêter
de me lamenter. On confronte ou on meurt. Tu as pris tes décisions, assume les
conséquences.
Anyway, dans six petits mois tu les reverras tes petits amis, ton
Tom et ton Gabriel. Ils seront toujours là à t’attendre dans la région, rien
n’aura changé. Et si ce n’était pas le cas ? Tant pis. J’ai comme un peu le
sentiment d’avoir pris une mauvaise décision en venant ici pour m’installer. Ce
n’est pas bien d’avoir cette impression. J’étais heureux et fier à Londres,
rien ne m’appelait ailleurs, comme quand j’étais à Paris en fait. C’est drôle,
on dirait qu’il n’y a aucune grande ville américaine qui vient chercher dans
mon cœur ce qu’une ville européenne arrive à m’arracher. New York me laisse
indifférent.
Nous étions dans le taxi le premier soir de mon arrivée, Ed en
train de m’embrasser alors que nous passions à côté du Time Square. Ça, oui, ça
m’a marqué, et ça avait une puissance de mythe suffisamment grande pour que je
me souvienne de cet instant toute ma vie. Mon Dieu, ça fait juste deux jours que
je suis ici, je devrais me donner le temps de voir ma vie passer, même si
justement c’est cela le problème, je suis maintenant incapable d’analyser tous
les événements qui surviennent dans ma vie, je dois prendre des décisions sur
le pouce, entre deux stations de la ligne 6, entre la 86e Rue et
Lexington-3e Avenue-51e Rue. Si je continue à ce rythme,
j’atteindrai les quarante ans sans même m’en rendre compte. Ed, Ed, Ed ! Help
me ! J’aurais besoin de me saouler un peu, je crois que ça me réchaufferait et ça
irait mieux, me rendrait prêt à affronter et à conquérir mers et mondes. Ce que
l’alcool peut faire tout de même. Qu’est-ce que je ne ferais pas en ce moment
pour un double Jack Daniel’s au bar 1891 de Jonquière. Tout le monde est
misérable, autant à Londres qu’à New York que dans le tiers monde. Tout le
monde est malheureux, peu importe leur occupation. Je suis bien trop conscient
d’être mortel. Il est vrai que je fuis ma vie, fuis la vieillesse, que je me
fuis moi-même. Oui, j’agis comme si j’allais mourir dans six mois et que je
devais tout accomplir en cette petite période de temps. Il est vrai que ce que
je recherche à New York est un peu une sorte d’immortalité dans ce monde, même
un peu l’immortalité de Milan Kundéra. Je souhaiterais avoir un bilan de fin de
vie bien rempli, en aucun temps pouvoir dire que je n’ai rien accompli, rien
foutu de ma vie, rien fait de ce que j’ai toujours rêvé d’accomplir. Quand bien
même cela me conduirait à une mort prématurée, si mon bilan est positif, je
n’aurai aucun regret. Living on the edge, I guess. Mind the Gap.
101
Eh bien, Ed est encore parti et il est minuit vingt. Il travaille
demain matin, il se lèvera à six heures. Alors nous nous abstiendrons de faire
l’amour, il sera complètement mort. D’autant plus qu’il est probablement avec
ce gars d’Angleterre ou un autre, et cela m’inquiète. Encore que je n’ai aucun
droit sur ses agissements en ce moment, et qu’en plus je savais bien à l’avance
qu’Ed ne changerait pas du tout au tout à la minute où je mettrais les pieds à
New York. Je trouve cela triste que Roger soit demeuré à l’appartement, car ça
semble bien organisé leur jeu. Parce que Roger m’avoue qu’ils se sont encore
chicanés ce soir, pas de problème, ça justifie qu’il soit là, mais il m’affirme
qu’Ed est avec Emma, la belle blonde avec qui on a mangé au Paris Commune. Il me semble que ce soit
impossible. Ed aurait-il déjà commencé à me mentir ? Après trois jours, je
trouve cela aberrant. Alors rien ne l’arrêtera, il me mentira à tour de bras,
sans complexe ou sentiment de culpabilité. Mais je dois arrêter ma paranoïa, je
dois lui laisser le bénéfice du doute. Somme toute, il est peut-être bien avec
elle, et non avec un mystérieux copain encore inconnu de moi.
Je dois également avouer que ce soir je me suis vraiment amusé. C’était bien au restaurant, d’autant plus que la
température s’est réchauffée et qu’il y avait une senteur d’été dans
l’air. Je me sentais bien d’être à New York. Sauf que je me suis encore perdu
en sortant de la station pour me rendre jusqu’ici, allant complètement dans la
diagonale opposée. Je me pressais d’arriver, espérant y retrouver mon bébé, Ed.
Je suis bien heureux d’être canadien, ça m’ouvre des portes. On m’apprécie et
on veut m’aider, comme le proprio du Paris Commune que j’ai rencontré
aujourd’hui et qui m’a donné plein de conseils, bien qu’il ne pouvait pas
m’aider ni m’engager. Je suis peut-être un immigrant illégal, mais je ne suis
pas un indésirable. Au contraire, je suis un esclave de qualité, je crois bien
que George est heureux d’avoir un parfait bilingue avec un accent français. Ça rehausse la qualité du service, ça fait très
chic pour un restaurant pourtant très minable. Aucun doute, je parlais
avec Jimmy ce soir, il faudrait bien peu de chose pour ajouter à ce restaurant
deux étoiles. Ça nécessiterait très peu d’investissements et ça assurerait une
clientèle active habituelle pas mal plus impressionnante. Même Jimmy ce soir
m’a surpris en refusant à deux clientes de prendre une soupe et un café. Il les
a mises à la porte en leur affirmant que ce restaurant ne servait que des services complets. Elles ne reviendront
jamais. À ce rythme, ce n’est pas deux clients de perdus et dix de
retrouvés, c’est plutôt deux clients de perdus et vingt autres qui seraient
revenus de perdus. C’est d’autant plus triste que le nom du restaurant implique
que notre spécialité c’est
C’est vrai que les New-Yorkais
sont mêlés et qu’ils exigent mille et une choses sans faire attention à
102
Voilà, le plus simple fut de me téléphoner de chez Emma et de lui
demander : « Dis, bonjour, Emma. » Alors il y était. Quelle délicatesse de
vouloir éviter à n’importe quel prix que je doute de quoi que ce soit. Je suis
probablement trop parano, bien qu’il soit arrivé chez Emma tard le soir. Avant
il est allé souper avec plusieurs amis et, enfin, j’ignore s’il s’est retrouvé
avec quelqu’un. De toute manière, c’est impossible. Il m’affirme que lorsque je
suis près de lui, il n’a aucune envie d’aller ailleurs. Je peux comprendre, un
amour si jeune et si amoureux, d’ailleurs mouvementé dans le lit. La question
demeure, à savoir s’il est prêt à tenir le coup à long terme. Eh bien, hier
c’est ce qu’il a fait, il a discuté avec tous ses amis de ses projets futurs,
ses désirs, son style de vie, moi et sa perte de liberté et d’espace. Bien sûr,
il n’emploie pas ces termes, mais c’est un peu de ça qu’il s’agit. Il me répète
d’ailleurs qu’il a besoin de cette liberté, et qu’il est confus justement parce
que c’est la perte de cette liberté qu’implique une relation avec moi. Comme
c’est triste qu’il faille voir un si bel amour freiné par cette façon de voir,
mais freiné plutôt par un mode de vie libertin que l’on a choisi et que l’on a
réussi à mettre en pratique avec succès au cours des ans. Non, Ed est loin
d’être prêt pour ça. Je suis venu pour deux semaines, ce sera très bien. Nous
nous reverrons dans six mois, même si nous avons des copains. Car effectivement
nous sommes âmes sœurs, sauf que tout nous sépare. C’est lui que j’aime, et je
souhaite qu’il ne sera pas le seul que j’aimerai ainsi.
Colin est son meilleur ami, il est en amour avec Ed. Il a fait de
multiples efforts pour le gagner, mais sans succès. Ils n’ont même pas couché
ensemble. Or, ce Colin se surprend de me voir débarquer à New York un beau
matin et de littéralement lui voler son Ed. Le voilà en amour par-dessus la
tête, qui néglige tous ses amis, ne voit plus clair, n’a d’yeux amoureux que pour
moi. Hier, ils ont eu une bonne discussion et il a tenté par tous les moyens de
faire comprendre à Ed qu’il ne pouvait pas embarquer avec moi. Je crois
qu’Emma, la belle et douce Emma, allait dans le même sens, puisqu’Ed semblait
me dire hier que l’avenir l’effrayait et que sans doute il serait plus sage si
je repartais. Mais cette phrase n’est pas sortie aussi distinctement, il est
tellement mêlé dans ses idées. Hier, il a fallu que je mette les pendules à
l’heure, lui affirmant que de travailler illégalement aux États-Unis était une
chose, mais demeurer plus de six mois aux États-Unis en était une autre bien
plus dangereuse. Au risque de ne pouvoir y remettre les pieds jusqu’à la fin de
mes jours. Ainsi, il est presque hors de question que je demeure ici plus de
six mois, dès lors, un contrat de mariage de six mois n’est pas la mer à boire,
il pourrait très bien vivre le parfait amour seul avec moi pendant ce temps, et
retourner à la masse ensuite. Cette idée fera son bout de chemin.
103
Le petit Gabriel a téléphoné hier, de Jonquière. Le pauvre est
incapable de se débrouiller en anglais, heureusement Ed parle très bien le
français. Si bien qu’il a compris que le petit Gabriel lui en voulait
énormément, sa jalousie ne pouvant plus se contenir. Ça lui a fait un choc, à
Ed, de comprendre jusqu’à quel point ce jeune homme m’aimait (Ed a vu la photo
où Gabriel est en boxer à moitié nu et il l’a trouvé très beau). Ça, oui, après
quatre jours, Gabriel me dit qu’il n’en peut plus, il ne se comprend plus et il
achève de tout débâtir dans son appartement. Moi aussi ça m’a fait un choc.
C’est drôle, parce que je m’ennuie de lui en définitive, et que je suis
convaincu que je serais mieux avec lui qu’avec Sébastien. Je suis maintenant
pratiquement certain de ne plus revenir avec Sébastien. Premièrement, il ne
fait pas suffisamment d’efforts, et je juge que j’en fais beaucoup malgré mes
torts. Ensuite, il me voudrait à Toronto. Or, je n’ai même pas le cœur de
demeurer à New York avec l’homme que j’aime, croyez-vous que j’irais à Toronto
pour un autre qui m’aime à moitié, et qui est dans l’incapacité de m’affirmer
qu’il veut revenir avec moi à 100 % ?
Je dois avouer aussi qu’il n’y a pas que Gabriel qui me rappelle
au Saguenay. Il y a que je n’ai aucune intention de tenter la survie à
travailler comme serveur dans un restaurant. Je suis peut-être au-dessus de mes
affaires, mais si j’ai le choix de retourner chez mes parents à attendre de
recommencer l’école, je ne vois aucunement pourquoi je ne le ferais pas plutôt que
de devenir le plus misérable des misérables sur
104
Ed, c’est la haute société de New York. Il connaît toute la
ville, il a couché avec tout le monde, le fruit de ses multiples relations lui
a valu un riche éventail d’amis dans à peu près tous les domaines de la société
new-yorkaise. Il a tous les contacts possibles, mais ne semble pas s’en rendre
compte. De toute manière, son emploi paie bien, qu’il m’affirme. Cependant,
comme dans toute haute société riche, il existe une faille. Chez Ed, la voici :
20,000 $ U.S. de dettes. Ses dettes aussi sont un facteur qui le fait hésiter à
venir avec moi. Maintenant, c’est clair, il aimerait mieux que je reparte,
drôle à dire, bien qu’il m’aime. Ça n’a pas clairement été dit, mais c’est
compréhensible dans le contexte. New York nous détruira, c’est certain. Il a
peur que notre relation ne fonctionne pas et que l’on détruise ainsi un amour
de rêve qui devrait pourtant durer toute une vie. Je pense la même chose.
L’homme avec qui il est sorti pendant quatre mois, il l’a laissé parce qu’il
suffoquait. L’autre prenait toute la place, voulait l’enfermer chez lui.
Lorsque j’y pense, je crois qu’effectivement je souffrirais trop avec Ed, car
ma mentalité en amour, c’est tout le contraire de
Je crois qu’il n’y a rien de surprenant à ce qu’Ed ne soit jamais
tombé en amour à New York ; les relations ne durent jamais si longtemps pour
qu’un tel sentiment se développe à long terme. Alors, ce qui ne fait aucun doute, c’est qu’Ed est amoureux comme
il ne l’a jamais été. Ça, tous ses amis me le confirment. Ce qui est
également certain, c’est qu’il a terriblement
peur de perdre ce rêve du seul homme qu’il aura aimé. C’est l’espoir qui
fait vivre le monde, la foi en un monde meilleur. Je représente un peu ce goût
d’exotisme pour Ed ; je suis d’ailleurs, nulle part en particulier, je reste
dans ses pensées en permanence, je suis son
seul amour perdu quelque part sur la planète, à Paris, à Londres.
N’est-ce pas étrange qu’Ed m’associe énormément à Montréal, alors que je n’y ai
jamais habité ? C’est qu’il y est allé à plusieurs reprises, pensant peut-être
m’y retrouver. Si je demeure maintenant avec lui à New York, ce rêve ou cet
espoir de me revoir, cet état absolu d’excitation lorsque l’on se revoit après
une longue période, tout cela vient de mourir. L’exotisme devient routine, et
la routine, ça finit toujours par blaser, au risque de tout détruire. En même
temps il constate que j’ai tout abandonné pour lui, jusqu’à mes études. Peut-il
ainsi impunément me remettre dans le train ? Il en a longuement discuté avec
ses amis, dont Emma. Certaines décisions sont dures à prendre, parfois elles
semblent incompréhensibles, elles vont à l’encontre de ce qui serait logique
dans une situation où l’amour existe et qu’il est fort. En aucun temps il m’a suggéré ou conseillé de partir ; au contraire, il veut que je continue à
chercher un autre emploi, puisque celui-ci sera peut-être insuffisant. En
vérité, il ne fait qu’envisager l’avenir, sans prendre de décision, il regarde
aux possibilités. Dans le fond, j’ai peut-être tort d’interpréter le tout comme
s’il voulait vraiment que je reparte. Il est entièrement partagé sur
Je me demande jusqu’à quel point mon petit Gabriel à Jonquière a
effectivement tout déboîté dans l’appartement. Aurait-il vraiment brisé des
choses ou alors il s’agit d’une figure de style ? Je sais que lorsque c’était
fini entre lui et Maurice, il a effectivement tout brisé dans sa chambre.
En tout cas, si c’est la neige et l’hiver rigoureux que je fuyais
en venant à New York, c’est vraiment raté. Ici il fait froid et je congèle. En
plus il neige à manger debout et c’est une tempête de neige qu’ils ont annoncée
pour les deux prochains jours.
105
Lorsque je repartirai d’ici, Ed aura atteint le niveau de mythe.
L’amant imaginaire que j’aime et qui jouit de la vie à New York. J’ignore s’il
pourra en jouir longtemps, à 20,000 $ de dettes ; je crois que son emploi,
qu’il l’aime ou non, il y sera bien accroché. Peut-être que c’est le temps que
quelque chose change, effectivement, dans sa vie. Il ne peut tout simplement
pas continuer à ce rythme, il se dirige vers
Enfin, je viens de me mettre à écouter un peu de Nine Inch Nails,
The
Downward Spiral, ça me change un peu du classique de Roger. Non pas que je n’aime
pas le classique, mais en ce moment ce n’est pas de l’ordre dont j’ai besoin
dans ma vie, mais bien d’action. De l’action, en voilà. Je commence à voir plus
clair dans les activités du propriétaire du restaurant où je travaille. Je
tairai les noms pour la protection des gens concernés ainsi que ma propre
protection. C’est la maffia qui est prise là-dedans. Pas mal pour un petit
perdu du fond du Canada, un peu de Nine Inch Nails et me voilà au beau milieu
d’un enfer à New York. À part les rats gigantesques qui finissent toujours par manger
tout le pain que l’on sert au client, et les coquerelles dans la cuisine, la
saleté du restaurant en tant que telle ne m’inquiétait pas outre mesure. Que
tout soit en train de tomber en charpie, murs, peinture, panneaux métalliques,
plaques, poignée de la porte d’entrée, nappes tachées mal recouvertes de
feuilles de papier, desserts dégueulasses, une seule sorte de vin rouge ou
blanc, interdiction d’en servir durant le jour, refus de clients qui ne mangent
pas le service complet, et quoi encore... les clients vont aux toilettes, c’est
dans la cuisine, c’est tellement sale et affreux que j’en ai honte. J’arrive à
peine à comprendre comment j’ai pu y manger quelques repas, le cœur me lève.
Ainsi, ce restaurant est en train de tomber en ruine. Cela inquiète-t-il le
propriétaire ? Pas le moins du monde, au contraire, il faut que ce soit sale,
les clients ne sont pas importants. À la limite, il n’y en aurait pas et ce
serait parfait. Il me semble que c’est clair qu’il y a quelque chose qui ne
tourne pas rond. Sa femme est d’une beauté extrême, blonde naturelle, digne du Playboy.
J’en suis tombé à
106
Hier, le sexe avec Ed, franchement impressionnant. Devant la
grande baie vitrée, avec les trois cents fenêtres juste à côté. Nous avons
éjaculé comme des malades, tellement que nous sommes presque tombés endormis
juste après. C’est que la veille on avait fait l’amour jusqu’à trois heures trente
du matin. Le réveil fut brutal, je vous jure. Plusieurs cafés, cela m’a pris,
pour me mettre en fonction. J’ai bu un pot complet à moi tout seul. J’ai dormi
tout le long du trajet de
Ma décision est prise : la prochaine fois que mon employeur
m’appelle, je vais lui dire que je quitte. Je partirai dans le courant de la
semaine prochaine, avant le week-end, car dans l’autre semaine Ed et ses amis
partent pour Cleveland. Je voudrais y aller ! S’il y a une possibilité, je vais
Oh et puis j’avoue tout ! J’ignore quoi faire, je panique, je
suis en crise ! Encore une fois il me faudra trancher entre l’idée de revenir à
Jonquière et celle de partir pour Toronto. Je tente de me souvenir ce qu’était
la vie avec Sébastien. Les derniers mois à Londres furent si terribles que la
seule idée qu’il me fasse subir ces choses une journée de plus me fait vomir.
Je tente de me souvenir des bons moments à Londres, ils sont bien difficiles à
trouver. Chaque fois que nous allions quelque part, il passait son temps à
regarder les gars et à flirter dans ma face. Non, je pense que c’est terminé.
Même dans la chaleur de l’appartement, il ne me donnait pas d’attention ni
d’affection. Une éternelle indifférence, avec tout ce que ça implique. Je puis
comprendre qu’il n’insiste pas tant que ça. Je crois que ce sera une décision
difficile, mais que je saurai
Christ qu’il fait froid à New York. Il fait froid autant à
l’extérieur qu’à l’intérieur. Je suis devenu non fonctionnel. J’ai presque hâte
de retourner à Jonquière pour être bien au chaud dans la maison, parce qu’au
moins, au Canada, on chauffe nos maisons.
107
Le colocataire d’Ed m’aime tellement que maintenant il crie
partout qu’Ed retournera au Canada la semaine prochaine et que moi
j’emménagerai de façon permanente à New York avec lui. C’est assez incroyable,
car il est toujours de mauvaise humeur. Hier, il a couché avec quelqu’un,
Nicolas, un très beau New-Yorkais noir qui est encore couché en haut. Après
cela je croyais bien qu’il se lèverait heureux, pas du tout. Toujours prêt à
sauter à la gorge d’Ed. Mais, pour moi, il n’a que des sourires. Il faut dire
que c’est rendu, que je fais la vaisselle pour tout le monde, je pousse Ed à
faire le ménage, et j’ai acheté pour 60 $ d’épicerie hier. Ça, je l’ai fait
davantage pour moi, je me sentais si coupable de manger que je mourais
littéralement de faim. Ça l’a métamorphosé complètement. Même les monstres les
plus effrayants, je puis en venir à bout. Mais qu’est-ce que ça peut devenir
souffrant ! Je n’en peux plus de me payer le poste de radio de musique classique
toute la journée, Tchaïkovski semble être à la mode de New York, ou du moins
l’animateur de radio en mange le matin, le soir,
J’ai compris hier que le père d’Ed, ça vient tout de l’Allemagne.
Sa mère, tout de l’Italie. Un de ses oncles a fait de la prison pour avoir fait
partie du nazisme et d’avoir été un peu trop zélé. Alors Ed disait à la blague
que sa famille, c’est les enfants de Mussolini et d’Hitler. Fascisme jusqu’à ce
que mort s’ensuive, jusqu’à ce que le monde entier en crève. Ed n’est pas
antisémite, sauf que c’est fatigant parce qu’il parle sans cesse des Juifs. Je
suppose que c’est à peu près comme nous au Québec, on parle sans cesse des
Anglais. Sauf que nous on a souffert des actions anglaises dans notre histoire,
dans le contexte ce sont plutôt les Juifs qui ont souffert des actions d’autrui.
Bon, je ne peux pas vraiment élaborer là-dessus. Ed connaît ma position sur le
sujet, il n’en parle plus. Je suis près à faire énormément de concessions pour
faire partie de leur univers, m’intégrer complètement, mais en aucun temps je
pourrais même laisser planer un doute sur si oui ou non j’aime les Juifs ou les
Noirs. En fait, ils me laissent indifférent ; tous ceux que j’ai rencontrés
sont très gentils et même sont du monde très intéressant. Lorsqu’ils m’ont
directement posé la question, presque une heure après être entrés dans
l’appartement, je leur ai dit clairement que oui j’aimais les Juifs et que j’ai
un très bon ami juif à Montréal, probablement la personne la plus passionnante
avec qui parler que j’aie rencontrée dans ma vie. Ils n’ont pas élaboré,
j’ignore ce qui se passe dans leur tête. Peut-être sont-ils antisémites mais
que devant moi ils se calment. Mais ça me rappelle ce que me disait Gabriel à
Jonquière. Il disait qu’il n’aimait pas beaucoup les Noirs, mais le problème,
c’est qu’il n’y a aucun Noir dans la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean, ou du
moins très peu, et qu’il n’est jamais sorti de Jonquière-Chicoutimi. Comment
peut-on ne pas trop aimer une race que l’on ne connaît même pas ? En plus il
est conscient que c’est un racisme relatif (je parle surtout de xénophobie dans
le contexte), car il affirme que s’il voit un Noir en train de se faire battre
dans la rue par des Blancs, il sauterait à sa rescousse. Et je suis bien
convaincu que si un de mes bons amis serait noir et que je lui présenterais,
ils deviendraient de très bons amis. C’est, dirait-on, un racisme qui nous
vient des générations précédentes mais qui ne signifie plus rien. Nous avons un
fond de racisme, mais il n’est plus du tout actif. Sur une base tout à fait
individuelle, nous pouvons apprécier des gens de n’importe quelle race. Ce à
quoi il faut faire attention, et qu’il faut sans cesse se battre, c’est que ce
fond de racisme est cependant bien présent et il demeure sans cesse un danger
potentiel. Il peut facilement être réactivé. Du jour au lendemain on peut
refaire la guerre aux homosexuels et leur enlever tous les droits. Ce n’est pas
du tout comme si tout devenait acquis avec les années. Il faut continuer la
sensibilisation.
108
Hier, je suis allé retrouver mon bébé sur l’heure du midi, nous
avons mangé ensemble au Rockefeller Center. Un restaurant italien assez chic où
il faut dépasser la limite de vitesse permise lorsque l’on mange. Assez
impressionnant. Nous ne sommes même pas encore assis sur nos chaises que déjà
il prend
En revenant le soir, nous avons attendu trois métros avant de
pouvoir embarquer dans un. Une fois à l’intérieur, le train a pris trente
minutes avant de repartir, arrêtant pendant dix minutes à chaque station. Il
devenait impossible de fermer les portes parce que tout le monde voulait
embarquer, et il y avait toujours des trains en avant de nous. Comme si cela ne
suffisait pas, nous ne sommes même plus libres de parler français en croyant
que personne ne nous comprend. En sortant du 6 Express hier, un vieux m’a lancé
une phrase bien surprenante : « Vive la France ! » Pourquoi vive la France ? Ça
n’a aucun rapport. Je lui ai répondu : « Peut-être, mais moi je suis québécois.
Alors je suppose que vous vouliez dire : Vive le Québec libre ? » Il m’a
regardé sans trop comprendre, moi je disparaissais déjà dans
109
Ed s’est chicané avec son copain Colin, ce jeune homme qui est en
amour par-dessus la tête avec mon Ed. Ils se sont retrouvés assis à une table,
l’autre pleurant. Qui suis-je, moi, pour débarquer de nulle part et venir
arracher Ed à tous ses amants et amis ? Qui suis-je, moi, pour avoir un tel
pouvoir sur un Ed d’habitude sans pitié, qui fait mal à tout et chacun par sa
nonchalance et son indifférence ? Je dois avouer qu’Ed m’inquiète. C’est vrai
qu’il est en train de négliger tous ses amis, là ils se sont chicanés lui et
Colin, ils ne se parlent plus. Tout cela est de ma faute. D’habitude, Ed
demeure au travail jusqu’à sept ou huit heures du soir. Depuis que je suis là,
il est sans cesse en retard le matin, il finit avant l’heure. Lui qui n’a
jamais voulu coller un homme de sa vie, il est devenu plus affectueux que moi.
C’est tout dire. Son amour pour moi ne cesse de grandir. S’il suggérait voilà
deux jours que je devrais partir, aujourd’hui il me reproche carrément de
partir. Il me propose maintenant de demeurer jusqu’à la fin du mois de février.
Mieux que toutes mes espérances. Croyez-vous
que Roger serait un obstacle à mon séjour ? Hier, il regrettait que je
parte la semaine prochaine, il me demandait de demeurer plus longtemps. Il n’y
a pas à dire, c’est miraculeux. Ce n’est pas de la politesse, Roger en serait
incapable, il n’est point capable de gentillesse. Les premiers jours, il m’a
accroché de front, pour me montrer où était ma place. C’était clair, ma place
n’était pas dans son appartement. Le patron du restaurant ne me rappelle pas.
Ce sera peut-être plus facile que prévu pour lui dire que je quitte. Il n’ose
pas m’appeler, moi non plus. À moins qu’il veuille me faire travailler ce
week-end, et si c’est de soir, je ne dirai pas non. On verra. Bon, je dois
prendre ma douche, aller porter le linge d’Ed chez la petite lessiveuse chinoise
du coin de la rue, revenir ici pour manger de la bouffe, maintenant que j’ai
fait l’épicerie.
110
Je voudrais revenir sur nos sosies identiques qui existent en
d’autres lieux en même temps que nous. C’est important, car je vois maintenant
quelques photos du jeune homme qui me ressemble énormément, l’ancien copain
qu’Ed a aimé pour finalement le laisser un mois plus tard, faute de liberté et
d’espace. Entendons-nous, je ne parle pas de gens qui se ressemblent un peu,
qui ont certains airs d’autres personnes plus connues. Je parle de gens qui
ont, à quelques X ou Y près, la même combinaison de chromosomes. Lorsque je
suis allé dans l’Ouest canadien voilà quelques années, j’ai trouvé trois sosies
identiques de certains de mes amis. Dont une qui était chinoise, cela
n’enlevait rien au fait qu’elle ressemblait énormément à mon amie Caroline de
Jonquière. Comme mon ami Michel qui est une copie intégrale d’Andy Bell,
chanteur du groupe Erasure. Ils sont tellement pareils que l’on peut prévoir
les réactions de Michel selon les connaissances que l’on a d’Andy Bell. Mon
père et mon prof de chimie du secondaire 5 étaient tellement identiques qu’une
fois j’ai appelé mon prof pa pour papa (heureusement personne n’y était). Ils
avaient les cheveux de couleur différente mais peignés de la même façon. Ils
écrivaient de la même manière, lettres exactement identiques alors qu’il s’agit
d’une écriture particulière. J’ai fait l’expérience. Mon père m’aidait dans mes
calculs, le prof également. Or, j’ai montré à mon prof des problèmes que mon
père avait écrits, il croyait sans aucun doute qu’il s’agissait bien de son
écriture à lui. De même pour mon père. Et puis maintenant je regarde ce jeune
homme qu’Ed avait, je ne puis nier qu’il me ressemble. Il se tient de la même manière,
il prend son verre comme je le prends, il porte mes goûts en vêtements, à
regarder les photos il semble autant affectueux que moi, son corps est
exactement comme le mien, ni plus ou moins musclé. Même ses dents avant
ressemblent aux miennes, même dentition, sauf que lui c’est plus droit. À
croire qu’il a peut-être porté des broches. Même grosseur de nez, mêmes
oreilles, mêmes yeux, mêmes sourcils, même sourire, mêmes mains, c’est à faire
peur. Je vois Ed le prendre dans ses bras, il le prend bien mieux que tous les
autres dans l’album photos, je vois qu’Ed l’aimait, cette autre version de moi.
Maintenant, ce qui devient intéressant, c’est, si ça n’a pas fonctionné entre
lui et Ed, n’est-ce pas un signe que ça ne fonctionnera pas entre moi et Ed ? Car
Ed m’a expliqué pourquoi rien n’avait marché, comment il était parano et
compulsif. C’est tout moi ça ! Comment cela pourrait-il fonctionner plus avec
moi ? La question aussi, c’est : est-ce qu’Ed aurait été attiré par lui s’il ne
m’avait pas rencontré deux ans auparavant ? Si oui, c’est qu’il est fait pour
aimer un certain type de personne, et la journée où il rencontrera ce type en
particulier, alors il tombera en amour ou deviendra son ami. Sinon, c’est que
par hasard il m’a aimé, et maintenant il recherche la même chose par pure
nostalgie ou mélancolie. Ce qui est terrible dans toute cette histoire, c’est
qu’on dirait que l’humain n’est libre de rien, en définitive. Libre seulement
de croire qu’il est libre et qu’il pourra prendre des décisions lui-même, alors
que sa personnalité a déjà tout fait en sorte que l’on sait déjà quel sera son
choix. La décision ne devient alors qu’une question de temps. Combien de temps
les variables et facteurs impliqués prédisposeront les circonstances pour que
la décision se prenne. Car ce que moi je décide en telle circonstance, peu
importe tout le processus impliqué, je suis bien certain que mon double prendra
la même décision. Ensuite, si vraiment je ne fais qu’être à la recherche de cet
être parfait pour moi, et qu’il s’agit de telle combinaison de chromosomes,
jusqu’à ce que je tombe sur celui qui a la combinaison gagnante absolue, alors
je ne suis libre que de perdre mon temps en attendant de le rencontrer, jusqu’à
ce que finalement je me retrouve avec lui. Si ça ne fonctionne pas ou si je ne
le rencontre jamais, alors j’apprends à d’autres niveaux, ou je suis tout
simplement malheureux dans
111
Sébastien vient d’appeler, voilà une heure environ. On parlait
comme si j’allais partir pour Toronto de façon certaine. Hier, ça a fait
paniquer Ed. Jalousie totale, pendant un instant il a cru que jamais je n’avais
eu l’intention de laisser Sébastien, que je l’aimais peut-être même plus que je
l’aimais lui. Il est convaincu qu’un retour avec Sébastien serait une grave
erreur qu’il faut éviter à tout prix. Il me compare à cette femme avec qui il
travaille, elle se laisse tout à fait contrôler et se fait un peu battre. Elle
continue à sortir avec son mec même si celui-ci la trompe en permanence avec
une autre femme qu’il a d’ailleurs mise enceinte l’an passé. Oui, Ed, c’est
exactement ce qui se passe entre moi et Sébastien. Très belle analogie, ou
peut-être devrais-je parler de métaphore filée à l’extrême ? Maintenant, c’est
à savoir s’il faut que j’attende que Sébastien s’installe dans son propre
appartement, ce qui pourrait prendre de deux à trois semaines, ou alors aller
chez ma tante Charlotte quelques jours et même aider Sébastien à trouver un
appartement. On s’est laissé là-dessus, sans prendre de décision. Ça me brûlait
de retourner à Jonquière, mais plus maintenant. N’y pleurais-je pas de partir
pour New York ? Ou de retourner à Londres ? Ce Londres qui me manque tant.
Semble-t-il, j’ai fait encore exactement ce que je voulais faire. Tout
abandonner, mes nouveaux amis, mes parents, mes études, mon imprimante (je suis
devenu hautement dépendant de cette petite machine à imprimer des caractères,
il faudrait me guérir de cette maladie). Ne suis-je pas parti retrouver Ed à
New York ? N’ai-je pas trouvé un emploi et y ai-je travaillé trois jours ? Je
partirais bien pour la Californie, mais je n’en ai plus envie. Déjà deux amis
d’Ed y vont la semaine prochaine, là ma chance de partir. Mais rien ne
m’appelle en ce moment à cet endroit, tandis que partout ailleurs on m’appelle.
Toronto, New York, Jonquière, Londres, Paris. Mais est-ce que des choses
m’appellent dans ces villes justement parce que je m’y suis rendu, y ai vécu et
y ai rencontré des amis ? Alors, oui, la Californie m’appelle, autant que la
Chine, mais laissons-la appeler encore. Je veux y descendre en voiture, pas y
débarquer en avion ou en autobus, ou dans l’auto d’un autre. Peu importe, ça ne
me tente pas dans le moment. Il faudrait plutôt que je sache ce qui s’en vient
dans ma vie pour la semaine prochaine. Comment peut-on vivre autant au jour le
jour, sans savoir ce que le lendemain nous réserve ? Justement, ce soir, c’est
vendredi et dieu seul sait où Ed a l’intention de m’emmener ce week-end, et qui
il va me faire rencontrer. Chose certaine, j’aurai besoin de me saouler, sinon
je serai raide comme une planche, coincé dans mes pantalons. Aujourd’hui, on
attend encore la tempête de neige annoncée voilà deux jours. Il y a de la neige
dehors pourtant, et il fait très froid. La semaine passée, Patrick, celui qui
est maintenant retourné à Londres, m’a pris dans ses bras en disant quelque
chose comme : « Quel est ce beau jeune Québécois ? Comment se fait-il que je
n’en rencontre pas lorsque je suis à Montréal ? » Ce à quoi j’ai répondu que le
Québec était rempli de jeunes Québécois comme moi. Il affirmait que moi et Ed
allions bien ensemble, nous formions un beau couple. Ce qui a fait fantasmer Ed
un peu. Aurait-il vraiment trouvé l’homme de sa vie ? Hier, il voulait me
sortir juste pour me montrer à ses amis, leur dire : « Regardez ! C’est mon
copain ! » Il disait qu’il était fier de me montrer à tout le monde, de dire
que je lui appartenais. Moi, ça m’a fait bizarre qu’il me lance ça. C’est comme
s’il voulait rendre ses amis jaloux, en leur disant : voyez ce que je suis
capable d’aller chercher. Mais ça ne fait aucun sens, il peut coucher avec qui
il veut, il a couché avec tout le monde, et ce monde, moi, je le juge plus beau
que moi. Je donnerais cher pour savoir s’il faisait ça avec chacun de ses
copains qu’il trouvait très beau. J’ignore de quel qualificatif le qualifier.
Mais je peux comprendre, j’étais fier d’embrasser Gabriel dans le bar 1891,
c’était le plus beau de Jonquière. Le problème, c’est que tout le monde était
déjà sorti avec Gabriel, je devais donc être fier d’une chose que tout le monde
avait déjà bien connue. Mon seul avantage était que tout le monde la voulait
encore cette chose, mais que Gabriel (personnifions-le tout de même) les a tous
rejetés. Alors peut-être me regardaient-ils avec de gros yeux parce qu’ils m’enviaient
? Peut-être aussi ne faisaient-ils qu’attendre que Gabriel me rejette à mon
tour. Ce qui m’a fait le plus mal, c’est quand mon ami hétéro de Chicoutimi,
Gaston, a vu l’instant d’une minute un Gabriel tout mal rasé et mal habillé. Il
l’a jugé et ça a été cinglant. Il s’attendait à quelque chose de pas mal plus
beau. Il impliquait qu’il était laid. Moi, ces stupides hétéros, plus tapettes
et efféminés que les gais en général, et qui se permettent de tels
commentaires, ça me fait chier. Parce qu’il est franchement beau le Gabriel. Et
lui, Gaston, le PD frustré incapable de s’avouer, s’habille comme une grande
folle, a des goûts tout à fait bizarres (trois de ses quatre dernières blondes
n’étaient que des monstres gras aux cheveux blonds, sa dernière, une belle
petite brunette toute gentille), vient me détruire par un simple commentaire
toute l’admiration que je pouvais avoir envers Gabriel. Ça m’en a pris pour me
remettre sur pied et m’avouer qu’il radotait le Gaston. Que dans le contexte,
ce qu’il voulait dire, c’est qu’il n’était pas du tout de son genre. Lui, il
chercherait pour cheveux noirs, poilu et plus vieux. Ou alors son échelle de
valeurs est complètement inversée. Ça doit être ça le complexe freudien d’Œdipe
inversé. Il le trouve si beau, censure totale, il me lance qu’il s’attendait à
plus beau. C’est la seule explication possible. Ou alors, à force d’être gai et
de se forcer avec les filles, on devient tout mêlé dans la tête et on ne sait
plus reconnaître un beau jeune homme. Voilà. Mais je crois que c’est parce que
son ami de Québec, qui connaît Gabriel, lui avait dressé un tableau grandiose
de Gabriel, alors qu’en fait c’est vrai qu’il est super beau, très excitant,
mais pas une œuvre d’art tout de même.
112
J’ai vu huit cartes de crédit Visa, plusieurs autres Master Card,
de chaque banque de New York. Je n’ai pas vu la vingtaine de cartes de magasins
qu’il a coupées dernièrement. J’ai vu des dettes effrayantes, une pile de
lettres de paiement en retard, des chiffres à faire friser les cheveux.
J’arrive à peine à comprendre pourquoi il est si franc avec ça, pourquoi il me
montre tout ça. C’est le genre de choses qui fait fuir. Peut-on vraiment
s’embarquer avec quelqu’un capable de se procurer une vingtaine de cartes de
crédit, les remplir complètement, une autre vingtaine de cartes de magasins,
les remplir au maximum ? Bien sûr, 20,000 $ U.S. ce n’est rien. Il pourrait
prendre un prêt à la banque pour rembourser tout cela en trois à quatre ans,
dix s’il faut. Le problème commence lorsque la personne n’apprend pas d’un tel
excès ; peut-être continuera-t-il ? Il ne semble pas vouloir changer son rythme
de vie. Je crois qu’au lieu de rembourser, il va s’engouffrer davantage.
Hier est venu ici un jeune homme, 25 ans, il parlait français. On
devait aller manger ensuite, Ed et moi aurions été à une danse à l’Université
de Columbia. Mais j’avais mal au ventre (Dieu seul sait ce que j’ai mangé,
probablement des maudits choux de Bruxelles), alors Ed en a profité pour
annuler le souper au restaurant à Chelsea. De même, parce que j’étais un peu
malade, même si ça allait mieux ensuite, il a voulu que l’on reste ensemble ici
plutôt que d’aller rencontrer ses amis à
Du côté de la mère d’Ed, la famille italienne est dans
113
Je suppose que l’on peut vivre à New York tout en étant pur et
innocent. Ignorer tout de ce qui se trame autour, avoir sa petite blonde, ses
deux enfants, son petit emploi de 8 à 4. Lisa me prenait en pitié car, à cause
du sida, moi et ma génération ne connaîtrons jamais ce que c’est vraiment que
de partir sur la go à New York. Orgies, coucher avec le peuple en entier,
mourir sur la drogue dans des soirées de cul dignes du Marquis de Sade.
J’ignore où elle a été chercher que je pourrais être intéressé à toutes ces
choses même si le sida n’était jamais venu. En ce qui concerne ces soirées Big Dick Contest, il semblerait qu’il y a des
danseurs nus avec de grosses bites, tu peux toucher et te masturber. Tu peux
aussi commencer à jouir avec les gens à côté de toi, tu peux finir le tout en
orgie paradisiaque ou en calvaire infernal. Tu peux aussi demeurer habillé et
regarder tout cela sans t’y mêler. Moi je m’en fous, la pureté n’existe plus
dans ce monde, la fidélité non plus, la vie non plus. La seule chose qui
compte, je ne veux plus être malheureux, je ne veux plus souffrir dans une
relation à m’inquiéter pour des pacotilles. Ce qui vraiment m’éloigne de
Sébastien. C’est vrai, sans lui à côté de moi, je suis toujours de bonne
humeur, ou du moins je suis indifférent à
114
Moi et Ed venons de passer à l’instant un moment inoubliable. Le
genre d’événement qui me reviendra lorsque je me souviendrai de lui, loin
d’ici. Nous avons dansé sur quelques chansons d’Édith Piaf, La Vie en rose en anglais, mais surtout
notre chanson commune, Les Feuilles mortes, ce poème de Prévert. J’ignorais qu’Édith Piaf en avait fait une
version bilingue, à croire qu’elle ne l’a faite que pour moi et Ed. Des
souvenirs magiques, un samedi tranquille avec vue sur un vieux High School en
décomposition. Depuis que je suis ici, il ne cesse de m’inonder de chansons
françaises, Boris Vian, Charles Aznavour, Georges Brassens. Alors moi je suis
maintenant prêt à m’acheter un billet pour Paris. Mais en ce moment je suis
bien à New York. On vient de faire l’amour sur le divan, comme ça sur le pouce.
Il a éjaculé sur moi partout, comme s’il faisait exprès pour ne laisser aucun
centimètre carré sans sperme. Ensuite, il m’a mis plein de mouchoirs sur ça,
même sur la tête, et s’est mis à me photographier, moi tenant encore ma bite,
essayant de l’essuyer sans que le tout ne dégoutte sur le divan. J’ignorais si
le produit final de cette photo serait ou bien respectable ou bien dégradant
pour la race humaine. Alors je me suis levé, j’ai couru comme j’ai pu pour lui
enlever l’appareil, il continuait à photographier, et puis je me suis enfui
dans les toilettes avec mes pantalons pris dans mes jambes, en laissant
dégouliner le tout partout sur les planchers et les meubles. Il a bien pris une
dizaine de photos. Je le voyais déjà montrant ces photos à tous ses amis, avec
grande fierté : « Ça c’est l’homme que j’aime en train d’éjaculer, de
s’essuyer, de me sauter dessus, de s’enfuir vers les toilettes en salissant
toute la maison. » Lorsque je suis revenu, il n’y avait plus de film dans
l’appareil. Il me dit qu’il n’y a jamais eu de film, mais j’ai une certaine
misère à le croire. Il a dû enlever ce film très vite. Heureusement, je ne
verrai jamais ces photos.
115
Hier, nous avons fait Tower Record, HMV, Kate Paper, toutes
sortes de magasins impressionnants sur Broadway. Malheur à moi si j’avais eu
une carte de crédit à plafond illimité ! Je comprends Ed qui peut remplir
quarante cartes facilement. Je crois que je n’ai jamais eu le goût des belles
et des bonnes choses, tout simplement parce que ce que je voyais dans les
magasins au Saguenay et à Ottawa n’avait rien de particulièrement attirant. À
Paris et à Londres, sans doute aurais-je pu être initié à la beauté de certains
meubles, lampes, vêtements, gadgets, mais je crois que je n’ai jamais vraiment
été dans ces magasins. Enfin, à New York ils sont là, sur Broadway, et j’étais
prêt à tout acheter. J’ai dû dépenser environ deux cents dollars, ce qui est
effrayant. J’ai comme l’impression qu’après avoir téléphoné à Visa, ce sera le
retour en catastrophe à Jonquière. Papa ! Je
n’ai plus d’argent ! J’étais bien téméraire de me lancer ainsi à
l’aventure, mais dans moins de dix jours j’ai une rentrée d’argent, mon
remboursement d’université, presque 900 $. Nous sommes allés à un brunch chez Marion’s
Continental, un restaurant qui a connu ses heures de gloire
dans les années 50. C’était le dimanche de la mode : Marion’s world-famous
Fashion Brunches. Je me suis bien amusé avec les
amis d’Ed, Trancy et Matt, ceux avec qui j’avais mangé au Caffé Torrino.
Ils ont tous deux les mêmes lunettes de soleil et le même manteau, de couleur
différente cependant. Gris éblouissant et noir flashant, ce n’est pas peu dire.
Ça a beau valoir cher, on dirait vraiment qu’ils ont eu ça pour du deux pour
un. Enfin, je crois qu’ils n’ont pas plus
d’argent que moi, bien qu’ils partent la semaine prochaine pour un voyage à
Londres et à Paris. Ils avaient l’air moins pire hier, moins superficiels. On a
pu gratter la surface pour voir ce qu’il y avait en dessous. Il s’agit bien
d’une simple devanture repoussante au premier abord, mais invitante
lorsque tu connais la personne. Ça donne une
personnalité. Si davantage de gens s’habillaient de manière folle, je n’hésiterais
pas, je me laisserais aller au plus extravagant. Le plus intéressant du défilé
de mode n’avait rien à voir avec les trois mannequins qui présentaient une
collection d’été sans intérêt, l’intérêt de ce show réside en les spectateurs
eux-mêmes. En effet, j’ai vu là la plus folle peteuterie de New York. Tous
avaient un genre bien particulier, des chapeaux bizarres originaux, des
vêtements à ne pas mettre un chat dehors. Je n’ai jamais eu autant honte de
n’avoir été habillé que normalement. Je représentais la société extérieure bien
terre à terre, alors que là on célébrait la mode, ou plutôt l’absence de mode,
tant le tout me paraissait disparate (ce qui est aussi une mode). Un des
mannequins nous faisait de l’œil, cinq hommes à une table. Elle devait bien
savoir pourtant que nous étions gais, j’étais pratiquement allongé sur Ed
pendant le défilé, et les deux autres passereaux s’embrassaient de temps à
autre. Tout cela n’était pas déplacé dans le contexte, bien que la majorité des
clients étaient hétéros. Au contraire, dans l’univers mêlé de la mode de New
York, à tout le moins, le fait d’être gai m’incorporait à leur monde. Malgré
mes vêtements bien ordinaires, au moins j’avais quelque chose d’exotique qui
faisait de moi quelque chose d’acceptable. Le propriétaire ou un gérant nous a
pris en photo, moi et Ed, lorsque j’étais étendu sur lui. J’ignore où finira
cette photo. Ce n’est pas la première fois que l’on me prend en photo depuis
que je suis à New York, de purs étrangers en plus. Où donc finiront toutes ces
photos ?
116
On a eu une petite tempête de neige, il fait encore terriblement
froid dans l’appartement. Je suis vraiment mal tombé pour la température, à
moins qu’à Jonquière ce ne soit moins 50 oC. Ce qui est bien
plausible, je n’y avais pas pensé. Ed est encore amoureux, très mouche
également. Hier, il a eu une longue conversation avec Roger, son colocataire.
Il a le même âge que moi, pourtant il fait bien trente ans. Il est grand et
fonctionne au ralenti. N’empêche qu’il fait énormément chier et que moi, je n’accepterais
pas toute la merde qu’il donne à Ed. Mais à les écouter je vois qu’Ed a causé
sa part de problèmes. C’est un peu inespéré que j’arrive en ce moment, en ce
qui concerne Ed. Car moi je sais demeurer objectif et j’aide Ed à y voir clair.
Depuis que je suis ici, je suis celui qui, sans le vouloir, le calme dans son
élan. D’habitude il sortait tous les soirs et rencontrait du nouveau monde sans
arrêt. D’ailleurs, le mal de ventre m’a pris lorsqu’ils en sont venus à
discuter de leurs one night stands, de ceux qu’ils ont partagés, de ceux avec
qui ils ont couché tandis que c’était l’ex-copain de l’autre. Ah, mes amis, la
complexité de ces relations dépasse largement ce que l’on peut retrouver dans
le théâtre de boulevard sur Broadway.
Finalement la communauté gaie de New York ne semble pas plus
grande que celle de Jonquière. Ils se connaissent tous, ils ont déjà tous
couché les uns avec les autres. Je me demande vraiment où est l’intérêt. Comme
son ami Colin, Ed couchait avec lui sur une base régulière, un genre de copain
que Ed avait cependant le droit de tromper à droite et à gauche. Or, moi je
débarque, Colin prend le bord, Ed ne sort plus, en plus il me garantit fidélité
sans même que je ne la lui demande. Je comprends que Colin ait pu exploser et qu’Ed
ne puisse plus lui parler. En ce moment il en est au stade de décompression et
de recul. Bientôt ils redeviendront amis, ils pourront même recommencer à
coucher ensemble lorsque je serai parti. Or, moi je n’aurais pas couché avec
Colin. Je n’aurais pas couché avec la plupart de ceux qu’Ed a mis dans son lit,
de ceux que j’ai vus sur les photos. Il en est rendu à un point où il couche
avec n’importe qui, n’importe quoi. Est-il tant en manque que cela ? Je
l’ignore ; peut-être est-il normal et que moi je sois à côté de la voie.
Hier, à la table, le cinquième ami sortait avec un gars qui
s’appelait Randy. Il est beau, semble-t-il. Mais voilà que ce Randy a déjà
couché avec Ed dans le passé, ainsi qu’avec Matt et Trancy. Eh bien, une
moyenne de quatre sur cinq, il me faudrait vite le rencontrer. Je dois être la
seule tapette de New York à l’heure actuelle qui n’a pas dormi avec ce gars. Ça
a tellement découragé le cinquième, de voir que son copain tout beau tout
nouveau avait couché avec tout le monde, que finalement il en est venu à la
conclusion qu’il allait devoir le laisser. Ils lui ont dit que jamais ce gars
n’aurait l’intention de demeurer fidèle ou même
d’avoir une relation. De quoi d’autre avons-nous parlé... de sexe, de
sexe, encore de sexe. Ed en était fier, il m’a même demandé si j’avais eu la
chance avec mes autres amis de parler ainsi aussi ouvertement de sexe. Bien
sûr, on ne parle que de ça à Paris, à Londres et au Saguenay. J’ai parfois
l’impression qu’il s’imagine que je viens d’un trou perdu et que je n’ai jamais
rien vu. C’est peut-être l’image que je projette. Il s’imagine que je suis pur,
et en fait, comparé à lui, oui, je suis pur.
Les amis d’Ed en sont venus à parler d’un bar où au premier étage
c’est calme et ça sirote sa bière, au deuxième ça s’embrasse et ça sirote la
salive de l’autre, et au troisième ça se mange en des orgies effrayantes et ça
se sirote autre chose que je ne veux pas savoir. Alors, comme par hasard, Ed
s’est retrouvé dans ces endroits, mais, dit-il, il n’a fait que regarder.
Bullshit. Ah, je suis découragé, complètement découragé. C’est une image bien
négative que je transmets des gais de New York City. J’ose croire que ce n’est
pas le cas de tous, que ce n’est qu’une minorité qui est impliquée dans toutes
ces choses ou qui vit à un rythme épuisant. Et que comme par hasard je suis
tombé sur Ed qui en fait partie.
Il me reste moins de cinq jours à passer ici, je suis incertain
sur ma destination. Il me semble assez plat de revenir directement au Saguenay,
je suis parti depuis si peu de temps. Enfin, je verrai. Le mieux est de
rejoindre Montréal, après on verra. Mais si je suis pour aller à Toronto,
vaudrait mieux que je me branche immédiatement, car il y a une autoroute
directe New York-Toronto.
God, je viens de fucker le répondeur automatique en voulant prendre en note un numéro de téléphone pour Ed au
cas où il appellerait. Je viens d’entendre par erreur un message de
Colin. Horreur. Il semble complètement saoul, il reproche à Ed de ne pas
appeler ni de répondre. Il suggère que nous sommes peut-être déjà au lit, et
que s’il ne dort pas, c’est parce que... (avec moi). C’est vraiment horrible
comme message de désespoir. Quand je pense que ce pourrait être moi, Ed serait
bien capable de m’emmener là. J’ai au moins l’avantage d’avoir son amour, mais
certainement pas la garantie de sa fidélité. Oups, maintenant que j’y pense, ce
message de Colin a été enregistré avant que j’arrive, car le répondeur vient
juste de revenir de chez le réparateur. C’est encore pire que je croyais, c’est
qu’Ed ce soir-là couchait avec un autre gars qu’il avait dû ramasser quelque
part, Dieu seul sait où. Let’s get out of here ! pendant qu’il en est encore
temps.
117
Ça avait pourtant bien commencé, cette soirée où on a mangé chez
Carmella’s, un restaurant italien du village. J’y ai rencontré du nouveau
monde, dont un gars qui écrit de la poésie, qui s’attaque à son premier roman
et qui étudie en maîtrise de création littéraire à l’Université de Columbia. Je
lui demandais à tout hasard s’ils avaient un département de français. Bien sûr,
mais ça coûte presque 20,000 dollars US par an. Comme d’habitude, monsieur a
une bourse tous les ans qui lui paie non seulement ses études, mais qui lui
donne de l’argent pour vivre. Alors il étire les années pour vivre le plus
longtemps possible en tant qu’étudiant. Certainement que moi aussi je me
plairais à aller à l’université tous frais payés, avec un salaire par-dessus le
marché, pour faire à peu près rien. C’est ça les études supérieures dans les
universités. Ensuite, j’ai rencontré le fameux Francis, celui avec qui Ed
couchait deux jours avant mon arrivée. Or, ce que j’ai découvert, c’est que
même s’ils ne sont que des amis qui couchent ensemble, ils m’ont semblé très
proches. Au début, lorsque je voyais Ed l’embrasser et lui mettre les bras
autour du cou, je n’éprouvais rien. Plus tard, lorsque nous sommes sortis au Splash, à un moment donné il en
avait trop fait. J’ai littéralement explosé à l’intérieur, ne gardant qu’une
façade externe plutôt froide ou impassible. Il le prenait dans ses bras, le
massait, lui caressait le cou, l’embrassait à la française, il y avait tout de
même une limite à ce que je pouvais endurer. Je peux comprendre qu’Ed avait en
gros deux personnes avec qui il couchait assez couramment. Colin et Francis. Il
a perdu Colin, et évidemment ne souhaite pas perdre Francis. Je peux donc bien
comprendre qu’il faut qu’il lui montre de l’affection, pour bien lui montrer
que même si je suis débarqué pour deux semaines, même si Ed n’en a plus que pour
moi et qu’il refuse de voir tout le monde, malgré tout cela, oui, Ed est encore
intéressé à coucher avec Francis. Mais moi dans tout cela ? Tu sais que la
personne que tu aimes le plus au monde couche avec un autre. Tant que tu ne le
vois pas concrètement, cela demeure une idée vague. Lorsque tu le vois en
action en train d’en regarder un autre comme il te regardait une heure avant,
lui sauter dessus, l’embrasser, etc., il me semble qu’imaginer la scène de sexe
n’est plus très difficile et est très souffrant. J’ai dit à Ed que ça m’avait
fait trop mal et que je partirais le lendemain. Je n’ai pas le droit de lui
reprocher quoi que ce soit, ni le droit de lui demander quoi que ce soit (il me
répète que sa vie devra bien continuer après que je sois parti), mais j’ai au
moins le droit de fuir si je souffre trop. Même Sébastien en quatre ans ne m’a
jamais mis en une telle position. Je ne sais pas, peut-être que dans le
contexte je n’ai vraiment pas le droit même de m’indigner, mais je l’aime, il
m’aime, et voilà, ce me semble être un manque de respect envers ces sentiments.
Je crois que tout a été trop vite. Cette stupide scène d’amour entre les deux a
décuplé mon amour pour Ed tout en provoquant ma fuite. Il voulait que l’on
sorte pour me montrer à ses amis, une fois là-bas, le voilà qui passe la soirée
à embrasser un autre con qu’il m’affirme ne pas aimer. Dans le taxi du retour,
j’étais froid, il regrettait, mais pas vraiment. Il se sentait pleinement
justifié. Que pouvais-je dire ? Je ne pouvais pas lui faire une crise de
jalousie tout de même, surtout dans le contexte. D’autant plus que lui, s’il
voit ce genre de crise, le voilà qui fuit et qui ne veut plus rien savoir de
Ed vient de me téléphoner d’ailleurs pour me signifier que ce
soir, après le travail, il va prendre un verre avec un de ses amis qui ne
serait pas gai. J’ignore si je peux le croire, de toute manière je m’en
contrefous éperdument. Dans trois jours je ne serai plus ici et ça aussi je
commence à le ressentir très fortement. Je n’ai aucunement l’impression que
Sébastien m’épargnerait ce genre de situations souffrantes et je pense
sérieusement que mon retour à Jonquière s’impose, même si je n’ai pas vraiment
envie d’y retourner tout de suite.
Ed se sentait mal hier soir, il avait le besoin de tout me
répéter, ses sentiments des derniers jours, pour s’assurer que tout était vrai
et que je ne doutais d’aucune façon de son amour. Même là au téléphone, voilà
deux minutes, tout sonnait faux. Le nuage de magie est mort, écrasé au sol avec
les trois cigarettes que j’ai fumées hier. Ce matin, il voulait absolument que
je rentre en lui, j’aurais dû tenter de tout lui défoncer, bon Dieu, pour lui
enlever cette manie qu’il a de toujours vouloir se faire fourrer. J’ai
l’impression que je ne vais rien faire de la sorte avec lui, il n’en vaut pas
Il m’invite à manger au restaurant demain soir. Je n’ai plus
envie des restaurants, on ne fait que cela, manger au restaurant, italien en
plus. Je n’en peux plus des Il Festino di Pasta, moi, mon ventre recommence à croître avec les pâtes, et mon foie
me fait des misères. Je me demande même s’il pourra me rembourser tout l’argent
qu’il me doit. Vingt dollars pour la livraison de ses chemises fraîchement
repassées au coin de la rue, trente dollars pour le restaurant italien au
Rockefeller Center, trente dollars d’épicerie que je lui ai dit de laisser
faire, quinze dollars d’épicerie que je voudrais bien ravoir, et bien d’autres
choses que j’ai et qu’il a, comme d’habitude, déjà oubliées. Dans le contexte, ses problèmes d’argent sont
plus grands que les miens ; cependant, il a l’emploi pour rembourser le tout en
peu de temps s’il s’y met vraiment. Et cette prétention aussi de dire à ses
amis qu’il vient de Worcester plutôt qu’une autre banlieue, parce que sa
banlieue a un peu trop de logements pour les pauvres et que c’est moins
bien coté. Tous ses défauts me frappent en plein visage ce matin. Mais il m’est
bien inutile de lutter, je l’aime, il m’attire sexuellement d’une façon bien
étrange. Je suis tellement bien dans ses bras quand je le prends et que je
l’écrase tout contre moi. Sommes-nous vraiment faits l’un pour l’autre, ou
alors son corps se moule tel un élastique sur n’importe quelle tapette qu’il
rencontre ? Alors cela ne vaut rien, la magie est encore morte. Que la vie est
compliquée ! Mon Dieu, que j’aime le prendre dans mes bras, mettre mon visage
sur son dos. Je suis bien certain que je vais souffrir de partir, je vais
m’ennuyer de lui comme jamais. Que je reste ou que je parte, c’est l’enfer
assuré.
Vers six heures, alors que je ramenais avec moi de quoi faire à
manger pour Ed, en plus de m’être acheté des enchiladas au fast-food mexicain
juste à côté, voilà qu’Ed m’appelle tout paniqué, son ami Henry est revenu de
Fort Lauderdale. Cet ami est un vieillard dans les soixante-dix ans qui aime
payer des repas au restaurant à des jeunes hommes, ne demandant en retour que
quelques baisers et la chance de mettre sa main sur nos genoux. Il me faut donc
laisser tout ce que je fais, sauter dans un taxi, me rendre au 160, 8e
Avenue, coin 18e Rue, au restaurant Viceroy. Mais avant, il me faut
passer chercher Henry au 4 Est, 77e Rue, entre la 5e et
Madison. Me voilà donc sautant seul dans un taxi dans la ville de New York,
ramassant un vieux de soixante-dix ans sur un coin de rue (mon Dieu, ce que le
chauffeur de taxi a dû imaginer). Henry a été dans la Navy durant la deuxième
guerre mondiale. Bien qu’il ait plus de soixante-dix ans et qu’il soit
incapable de lire l’addition au restaurant, il pratique encore
118
Ed et moi ça s’est stabilisé. L’épisode de son ami Francis nous a
fait comprendre bien des choses. Comment en
fin de compte on s’aimait vraiment et qu’il faudrait éviter une nouvelle
séparation. Moi aussi maintenant je suis incapable d’attendre toute la journée
qu’Ed revienne du travail, il me le faudrait toujours autour, pouvoir
l’embrasser et le prendre dans mes bras. Hier, selon ses insistances, on a
tenté qu’il pénètre en moi. Mais ça n’a pas marché. Je ne suis pas suffisamment
habitué, ni détendu. Chaque fois qu’il était enfin entré (le plus difficile) et
que je commençais à aimer ça, il ressortait pour vérifier si le condom était
encore en état. Alors par quatre fois il a fallu recommencer le calvaire de se
faire rentrer une affaire comme ça dans le cul. C’est un peu trop gros pour
moi, son willy.
— Avec les autres, ça rentre tout seul.
— Mais alors vas-y avec les autres si ça rentre tout seul,
pourquoi veux-tu absolument me le faire ?
— Parce que je t’aime et que ce sera tellement différent, ce sera
incroyable !
— Ouais, bon. Tu dois avoir l’impression que je suis un gars très
compliqué ?
— Non, je t’aime !
— Ouais, bon.
Avec lui je pourrais faire l’amour quatre fois en ligne.
— Comment ça se fait qu’avant tu venais cinq fois en ligne et que
maintenant tu es mort après une fois ?
— Ça c’était avant que je me mette à travailler.
Aujourd’hui, il faut que je parle avec Sébastien, je ne
détesterais pas de me retrouver dans ses bras à Toronto. Sébastien est tout de
même le plus beau de tous ceux que j’ai rencontrés dernièrement, j’ignore si
lui a rencontré plus beau que moi. À un moment donné j’avais Ed qui me disait
que j’étais le plus beau et qu’il m’aimait, Gabriel me disait la même chose. Thomas et Jacques me lançaient des
fleurs sur mes qualités, pendant que Sébastien au téléphone me
reprochait mille et une choses et me trouvait une foule de défauts. Alors je
lui ai demandé pourquoi il était le seul à ne pas voir mes qualités ; il m’a
répondu qu’il était le seul qui me connaissait vraiment. Je pense que c’est
faux. Il est quelqu’un effectivement qui m’a connu sous un jour différent, mais
de là à dire que c’est vraiment moi, un autre côté de ma personnalité qu’il a
connu, ça non. Car avec personne d’autre je n’agis de la sorte ; au contraire,
je suis toujours paisible, souriant et heureux. Si ce n’était plus le cas avec
Sébastien et que cela engendrait des crises, on ne peut pas en déduire pour
autant que c’est là ma vraie personnalité. Au contraire, ce n’est pas moi, ce
ne sont pas mes habitudes. Je dirais plutôt qu’il est le seul qui m’ait poussé
suffisamment à bout pour me faire perdre le contrôle de ma raison, alors là je
ne réponds plus de mes actes. N’importe qui sur la planète peut en arriver là,
les plus faibles peuvent en faire des dépressions, ne pas s’en remettre et en
mourir dans des cas extrêmes. Nous en étions vraiment aux limites. Je peux bien
comprendre que d’autres côtés de notre personnalité peuvent surgir, mais de là
à en déduire qu’il s’agit vraiment de notre vraie nature, une nature
monstrueuse, cachée sous des devants de jeune enfant innocent, là, c’est non.
En vérité, c’est que poussé à bout, même les jeunes enfants innocents en ont
assez de se faire cracher dessus et ils se retournent contre leurs maîtres.
Mais cela doit effectivement faire partie de la nature humaine. Rébellion,
révolte. C’est moi.
119
Enfin, je suis reparti pour Toronto pour aller demeurer chez ma
tante Charlotte. Oui, je suis bien surpris par Toronto. J’aime bien l’endroit,
ils sont demeurés un rien en marge des autres grandes villes, pour ne pas dire
alternatifs. Ils ont un beau style, ils sont bizarres à souhait, un peu comme
Montréal, mais celui de voilà dix ans. Enfin, j’ai retrouvé mon Sébastien. Première
chose que l’on a faite en arrivant chez son ami, je me suis lavé et il s’est
ramassé avec moi dans la salle de bains, on a fait l’amour. Fallait s’y
attendre. Je le voyais là, nu, devant moi. Bien étrange comme sensation. J’ai
eu le temps de l’oublier un peu depuis ces deux mois et demi. Ça faisait
d’autant plus bizarre qu’entre-temps j’ai couché avec deux autres gars tout à
fait amoureux de moi, attentionnés, affectueux. Là, je me retrouvais avec mon
ours qui ne me prend même pas dans ses bras et qui arrive difficilement à
affirmer qu’il m’aime. C’est qu’il a encore des problèmes qui l’empêchent de
dormir, il doit trouver un logement. Ensuite, tant qu’il n’aura pas sa première
paie, il est un être très pauvre. Il a douze dollars pour aller jusqu’à mardi.
Nu devant moi, je dois avouer qu’il est beau, très beau. Mais de façon bien
différente de Gabriel et Ed. Sur le coup je me demandais si je n’étais pas un
peu moins excité avec Sébastien. Mais bien au contraire, je crois qu’il
m’excite énormément. J’ai beaucoup souffert avec lui, il est bien certain que
ce n’est pas au niveau physique que les décisions vont se prendre. Ce soir, on
parlait de la possibilité que je demeure ici avec lui dans son appartement. Il
m’a avoué qu’il voudrait que l’on demeure un peu ensemble et que l’on voie si
l’on devrait continuer. C’est-à-dire que si on voit que les problèmes sont pour
recommencer, alors on arrête tout, c’est bien normal. Moi, je me demande si je
reviendrai avec lui. Je lui a lancé qu’il aurait peut-être besoin que je
reparte pour Jonquière et que si on voit dans le futur que j’ai besoin de lui
et qu’il a besoin de moi, alors je reviendrai. Étrangement il répond qu’il a
besoin de moi et qu’il m’aime. Je lui dis qu’il a peut-être besoin de sortir un
peu pour rencontrer d’autre monde, il me répond qu’il n’a pas besoin de cela,
il sait ce qu’il veut. Dans le fond je crois qu’il craint que je retourne à
Jonquière, car il sait que je sauterai dans les bras de Gabriel. Et moi, si je
dois choisir entre les deux, bien sûr, j’ai définitivement envie de choisir
Sébastien. Ça fait bien plus sérieux, Sébastien est plus vieux, plus mature,
plus masculin. En plus, ça fait déjà quatre ans et quelques mois que cette
relation dure. Mais il reste que le Saguenay me rappelle à lui, et que
Sébastien et moi ça me donne l’impression que c’est de la vieille histoire.
Mais il est vrai que Jonquière devient moins important lorsque je suis avec
Sébastien. Je me sentais perdu à New York avec Ed, mais ici à Toronto avec
Sébastien j’ai l’impression d’être là où je dois être, là où je suis justifié
d’habiter. Nous verrons comment ça ira, pour l’instant je devrais ne pas trop
m’en faire et tenter d’oublier l’instant d’un moment le petit Gabriel et la
région du Saguenay. Heureusement, la famille de ma tante Charlotte est
merveilleuse, surtout les deux cousines. Probablement les seules dans toute la
famille avec qui je m’entends très bien. D’ailleurs, je suis déjà un peu lié à
elles, car lorsqu’elles venaient au Québec, elles venaient toujours chez nous,
et moi et ma sœur étions les seuls avec qui elles parlaient (sur
soixante-quinze petits-enfants, c’est tout de même passionnant). Elles n’ont
pas oublié ce lien, et cela m’aide aujourd’hui. On parlait de leur relation
avec les gars ; lorsque mon tour est venu de dire à quoi ressemblait ma vie
amoureuse, ça s’est corsé. Je n’ai rien dit, je sais qu’elles ignorent que je
suis gai. Ma tante le sait peut-être cependant ; de toute manière elle le saura
bientôt, car je lui fais lire quelques-uns de mes textes où c’est clairement
évident. Je ne crois pas qu’elle en parlera à son mari, italien catholique
comme il est, il ne manquerait pas de me mettre à la porte de sa maison.
120
Eh bien, mon séjour à Toronto s’avère plus fructifiant que je ne
l’aurais cru. Loin de moi était l’idée que je serais initié à une famille
italienne et que cela me toucherait autant. Mon oncle, dont je ne partage à peu
près aucune de ses idées, commence à bien m’apprécier. Je me montre intéressé
aux vieilles traditions italiennes ; je m’intéresse grandement à ma
descendance, et voilà qu’il m’aime bien. Il faut dire que ce soir il m’a emmené
voir sa mère,
— Tu ne m’as rien dit sur ta vie amoureuse.
— Dis-moi ce que tu as entendu, ce sera plus facile pour moi de
te raconter les vrais faits.
— J’ai entendu des rumeurs qui
disent que tu pourrais être gai.
— C’est vrai, et mon copain, c’est
Sébastien, le gars dans la photo que je t’ai montrée.
— C’est correct avec moi, mais mon père… il est incapable de
comprendre ça. Il n’acceptera pas que vous fassiez l’amour sous son toit. Mais
tu sais, il n’autoriserait pas ça pour moi et mon copain non plus.
Pourtant, malgré ce terrible secret, mon oncle m’apprécie. Je
crois que si je restais plus longtemps, je pourrais devenir très près de lui.
J’incarne peut-être ce fils qu’il aurait tellement voulu avoir. Toute sa vie ça
a été son obsession. Ce fils qu’il n’a jamais eu. Quatre filles sont sorties du
sein maternel, malgré quantité de trucs qu’ils ont essayés pour multiplier les
chances d’avoir un garçon. De toute manière, en ce qui concerne mes deux
cousines, Liane plus spécialement, j’incarne définitivement ce frère qu’elles
auraient toujours souhaité avoir. Même pour ma tante Charlotte, je crois que ma
présence est réconfortante. Nous avons parlé tout l’après-midi de ses
problèmes. Sa dépression qui dure depuis six ans et qui semble vouloir la
poursuivre jusqu’à sa mort. Tendances suicidaires. Je tente d’identifier les
problèmes, mon oncle a un mauvais tempérament. Mais ses problèmes remontent à
bien avant, lorsqu’elle avait cinq ans. Histoire d’inceste, événements si
courants dans ces villages éloignés de tout où seize enfants viennent au monde.
Plus particulièrement en ces temps reculés où la lumière du soleil ne semblait
pas encore nous avoir atteints. La religion étant en partie responsable pour
cet aveuglement et cette ignorance. Je suis également le lien entre le
Lac-Saint-Jean et Charlotte, il faut dire que ça fait longtemps qu’elle habite
Toronto. Une sorte de pont qui lui prouve que la famille existe toujours. Je
sais bien qu’elle a énormément souffert de cet exil à l’étranger, quand bien
même il s’agit du même pays. Entre elle qui est du Québec et son mari italien,
je crois bien qu’elle est autant une immigrante en terre étrangère que lui.
Elle a dû apprendre l’anglais et l’italien en quatre mois afin de fonctionner
dans la famille de mon oncle et dans son nouvel emploi. Elle en a gros sur le
cœur, et je crois que c’est bien que ce soit moi qui sois débarqué ici plutôt qu’un
autre de mes cousins. Je ne désire pas les dénigrer, mais je doute qu’ils
auraient un quelconque intérêt à s’asseoir avec Charlotte pour écouter l’envers
de l’histoire de la famille ainsi qu’une envie de rencontrer la grosse mama
italienne. Celle qui exerce à sa manière un contrôle sur la famille, malgré son
incapacité à marcher et à communiquer. Je sais que j’ai un don pour écouter et
bien conseiller, sinon Charlotte ne m’aurait pas raconté en détail sa vie et
celle des autres. J’espère qu’elle ne regrette pas de m’avoir ainsi avoué des
choses que je vais taire ici. Par expérience, je sais que ça fait toujours du
bien de se vider le cœur. Pendant ce temps j’apprends les manières italiennes.
Il me fallait emmener un cadeau, ce que j’ai complètement oublié. Il me faut
donc leur faire un cadeau d’adieu lors de mon départ. Ensuite, il me faudrait
ne manquer aucun repas, car c’est important pour eux de manger en famille, de
bien recevoir, de nourrir ses invités. Il me faut éviter de les insulter, ou
plutôt de l’insulter, lui, mon oncle. Comme dimanche, je suis arrivé deux
heures en retard à mon rendez-vous avec Sébastien, parce qu’il me fallait
rencontrer mon autre cousine Joanne. Ça semblait tellement important pour lui
que je la voie, quand bien même ce n’aurait été que dix minutes. J’ai donc pris
le temps. Hier, au lieu de passer la soirée avec Sébastien, je l’ai passée avec
eux. Je sais maintenant qu’il me fallait venir ici, je ne regrette nullement
d’avoir quitté New York. Combien riches m’ont été ces quatre jours.
121
En ce qui concerne Sébastien cependant, c’est triste. Il est
aussi indifférent à moi que lorsque nous étions à Londres. On s’engueule encore
lorsque nous cherchons des appartements. Trop de pression encore une fois ? Je
l’ignore, mais ce soir je lui ai dit qu’il y avait peu de chances que l’on
revienne ensemble. Que mon petit Gabriel à Jonquière me donnait bien plus
d’affection que lui et que je pouvais effectivement sentir son amour. Je ne lui
ai rien dit d’ailleurs de toute mon aventure avec Ed à New York. Je sais bien
que le bonheur que j’ai vécu à New York, tout cela ne sera jamais plus avec
Sébastien. Mais nous sommes comme mariés, auprès de lui je me sens justifié
d’exister et de vivre. Avec lui, je dois avouer que plus rien ne m’appelle
ailleurs. Pas même le Saguenay. Si je repars, ce ne sera plus de ma nostalgie,
mais bien de ma certitude que cela ne pourra fonctionner. Mais je crois que de
repartir à Jonquière m’aidera à y voir clair. Mais seulement s’il réussit à
trouver un appartement et que j’ai la chance de vivre un peu avec lui. Je veux
tout de même lui laisser sa chance, voir si on peut s’aimer comme avant.
Personnellement je ne me vois pas commencer une relation à long terme avec
Gabriel. Je n’aurais jamais dû le laisser s’approcher autant de moi, je vais
lui faire terriblement mal si je dois lui avouer que je ne reviendrai plus à
Jonquière. L’indifférence de Sébastien me tue. L’impossibilité de le prendre
dans mes bras l’instant d’une seconde, l’impossibilité de l’embrasser lorsqu’il
passe tout près. Même pas la chance de le coller lorsque nous écoutons
122
Salut, Ed, l’amour de ma vie
!
Je pense à toi sans cesse, toujours, encore et encore ! Je
t’aime, je t’aime, je t’aime ! Maintenant, après Toronto, je voudrais repartir
pour New York. Mais je vais plutôt repartir ce lundi pour Montréal. J’y
passerai environ une journée ou deux avant de retourner à Jonquière. Moi et
Sébastien c’est plutôt très froid comme relation. Son indifférence n’a pas
changé, j’ignore si nous pouvons être heureux ensemble. Je l’ai aidé à trouver
un appartement, il a enfin trouvé. Mais il ne l’habitera que le 1er
avril. J’ai pris les dossiers d’inscription des universités de York et de
Toronto, il est possible que je vienne habiter avec Sébastien dans le courant
de l’année et continuer mes études à Toronto. Mais je sais qu’à la minute où je
ne serai plus à Toronto, cette idée me perdra et il y a très peu de chance que
je revienne ici. Nous n’avons même pas la possibilité de faire l’amour, puisque
je demeure chez ma tante et que mon oncle est un Italien conservateur ; de
plus, son ami chez qui il habite ne quitte jamais son appartement. Sébastien
emménagera bientôt chez un ami de son beau-frère jusqu’au 20 mars environ,
avant de prendre son appartement. Je n’ai pas le droit d’aller là où il
habitera. Alors ça ne va pas trop bien. On a parlé cependant. Des conversations
qui ne vont nulle part. Je passerai probablement prendre mes affaires chez lui
à Ottawa pour les ramener à Jonquière.
Alors, le sexe avec Francis, c’est bien ? Moi, je devrai me
contenter de Gabriel en arrivant à Jonquière. Mais c’est toi que je voudrais.
Je garde de très bons souvenirs de New York. De toute manière, je reviendrai te
voir aussitôt que je pourrai et que j’aurai l’argent. Jamais plus je ne
voudrais être séparé de toi trop longtemps.
Je suis maintenant à Granada dans le grand nord du Québec. À la
dernière minute j’ai décidé de visiter mon oncle et ma tante que je n’avais
plus vus depuis longtemps.
Ed Ed Ed ! Amour de ma vie ! Je ne puis plus me contenir, il me
faut te voir, il me faut être dans tes bras, je veux t’aimer, te sentir à côté
de moi ! Je veux même que tu rentres en moi, je veux rentrer en toi, et je
bande juste à le prononcer ! La vie avec Sébastien sera terriblement ennuyante,
nous vivons une fin de relation, et le pire c’est que je risque d’aller le
retrouver au mois d’avril lorsqu’il entrera dans son nouvel appartement à
Toronto. Peut-être même autour du 20 mars. Car je ne puis plus vivre au
Saguenay, je n’ai plus de place chez mes parents et je ne veux plus continuer
mes études. En plus, le petit Gabriel, avec qui j’ai parlé au téléphone, me dit
qu’il a tellement souffert et qu’il a si peur que je reparte, qu’il ne veut
plus me voir, ou du moins il ne veut plus coucher avec moi. En plus, il s’est
trouvé un nouveau copain. Aide-moi à ne pas me retrouver avec Sébastien,
aide-moi à retourner à New York ! Je prie tous les jours pour que quelque chose
me tombe du ciel, de l’argent ou une possibilité de retourner à New York pour
toi. J’espère de tout cœur qu’avant de retourner avec Sébastien, quelque chose
de radical surviendra dans ma vie et me permettra de venir te rejoindre. J’ai
la foi que quelque chose va arriver et que l’on se retrouvera ensemble. Mais
comment faire ? Si on m’assure que je serai bientôt un Américain naturalisé (je
n’ai pas encore été capable de me renseigner à l’ambassade américaine, ils font
tout pour te compliquer l’existence au maximum), je crois que je m’en vais te
retrouver, et tout simplement je ne sortirai pas et n’irai pas manger au
restaurant lorsque vous irez. La vie à New York peut ne pas être aussi
dispendieuse que votre rythme de vie. Mais il y a une limite, je suppose que
toi-même ralentiras ce rythme, tu n’auras plus le choix bientôt à cause de tes
dettes. Ah, mon Dieu, Ed, trouve une solution. Je te veux près de moi, je veux
t’aimer, je suis tellement bien dans tes bras. J’ai passé deux semaines de
rêves ainsi couché dans ton lit, à te voir venir te coller tout contre moi.
Quel bonheur nous vivions alors. Je regrette tellement d’être parti si vite, ma
vue était engluée par je ne sais trop quoi, l’incertitude et l’insécurité de
l’argent. Mais maintenant je me dis que j’aurais dû demeurer à New York le plus
longtemps possible. Ed ! Tu me trouverais une solution aujourd’hui même pour
que je retourne tout près de toi à New York, et demain j’y serais. J’abandonnerais
tout, une deuxième fois, même s’il ne s’agissait que de se retrouver ensemble
deux semaines de temps. Je t’aime !
Ed, je suis dans une période creuse de ma vie. Je n’ai plus
vraiment d’amour pour Sébastien bien que j’irai demeurer avec lui, je n’ai personne
qui m’attend à Jonquière, je n’ai pas d’études à poursuivre et aucune envie
pour le moment de les continuer. Je ne suis pas plus avancé qu’avant mon départ
pour les États-Unis. Avant j’ignorais tes sentiments, j’ignorais que nous
pourrions être heureux ensemble, j’ignorais quel était ton univers à New York.
Maintenant je sais tout ! Et je suis incapable de penser à quoi que ce soit
d’autre. Il me semble que ma vie maintenant ne sera qu’attendre d’avoir
l’argent pour venir me promener chez toi. Tu me conseilles de déménager à
Montréal, ainsi je serais plus près de toi. C’est une possibilité, j’y
penserai. Mais je déteste Montréal, et tu n’es pas à Montréal, tu es à New
York. J’ai l’impression que l’on ne se verrait pas très souvent. En fait, je me
retrouverais tout à fait seul et perdu à Montréal. Écoute, j’ignore tes
sentiments, moi je t’aime et je veux me retrouver avec toi. C’est un problème
identifié, maintenant il faut chercher les solutions. Mais cela est impossible,
il faudrait un miracle.
Ah, Ed, n’avons-nous pas eu de bons souvenirs à New York ? Collés
l’un contre l’autre, je me couchais sur ton épaule. Et lorsque je me
retournais, tout de suite tu te réveillais et te serrais tout contre moi. Je me
souviendrai toujours de la première journée, lorsque nous étions dans le taxi.
Tout de suite je t’ai aimé, tout de suite je voulais t’embrasser malgré mes
réticences à cause du chauffeur. Et puis au Crow Bar, j’aimais bien ta jalousie,
ta peur que je ramasse un autre garçon et que je te plante là. Et comme
j’aimais te voir revenir du travail, te sauter dessus, t’entendre dire
mouche-mouche. Et puis on s’étendait sur le divan, avec ta grande couverte,
j’aurais pu demeurer ainsi dans tes bras pendant des heures. C’était tellement
tout le contraire avec Sébastien. À Toronto, la dernière journée on s’est
retrouvés seuls dans l’appartement de son ami ; non seulement on n’a pas fait
l’amour, mais en plus il ne voulait même pas que je m’approche de lui. Mon
retour avec ce morceau de glace ne m’inspire pas. Il faut à tout prix que je
trouve une solution pour être avec toi.
J’ai bien aimé tes amis, même
Roger et Henry. Si je pouvais revenir en arrière, j’accepterais l’invitation
d’Henry. Sait-on jamais, il m’aurait peut-être inspiré un roman complet. S’il
est intéressé à me prendre chez lui
à son retour de Fort Lauderdale, dis-lui que cela me fera plaisir d’habiter son
appartement pour quelque temps. Cela pourrait-il être une solution ?
Pour être avec toi à New York, je suis prêt à habiter chez lui.
Bon, je vais te laisser, j’espère de tout mon cœur te revoir
bientôt. Sache que malgré tout, tu es le seul amour de ma vie, la seule
personne que j’ai autant aimée, le seul que j’ai l’impression que j’aimerai
toujours. Ce n’est qu’une question de temps avant que l’on ne se retrouve.
Je t’aime !
Note de l'éditeur : Un Québécois à New York (Mind the Gap) est la deuxième partie d'une
trilogie. Vous pouvez lire Underground (Un Québécois à Paris) et No Way Out (Un
Québécois à Londres) en ligne sur le site de l'auteur : www.lemarginal.com
Du même auteur, publiés chez l’éditeur iDLivre :
L'Anarchiste (Poésie)
Denfert-Rochereau (Roman)
L'Attente de Paris (Roman)
L'Éclectisme (Essai)
Publié aux Éditions T.G. :
Un Québécois à Paris
Pour plus d'informations veuillez visiter
le site de l'auteur ou le contacter:
44E The Grove
Isleworth, Middlesex
Angleterre
Underground/Un Québécois à
© 2004, Roland Michel Tremblay
ISBN: 2-914679-12-2
Éditions T.G., Paris
Imprimé en France